« Nous n’avons pas le luxe du désespoir »

- Interview avec le Dr Abdelfattah Abusrour

Pouvez-vous nous présenter le travail effectué par votre association Alrowwad et la manière dont le concept de « belle résistance » s’y intègre ?

Après des années comme bénévole dans le domaine du théâtre, j’ai fondé avec des amis le centre Alrowwad pour la culture et les Arts. Alrowwad signifie « pionnier » en arabe et j’ai dès ses débuts instigué cette notion de « belle résistance » considérant que toute forme de résistance est un bel acte d’humanité. Quand on travaille avec les enfants, il s’agit de donner accès à l’art, à la culture et à l’éducation pour leur permettre à et aux jeunes de s’exprimer de manière créative et pacifique.

Après le théâtre, nous avons aussi commencé la dance folklorique palestinienne, la musique, la chanson, la photo et la vidéo, quelconque moyen afin de permettre aux jeunes de trouver un espace d’expression. C’est d’ailleurs ainsi que nous avons étendu nos activités pas seulement aux jeunes, mais également aux enfants de maternelle, aux parents, aux mamans, aux femmes, et alors que nous sommes basés dans le camp de réfugiés d’Aida, nous touchons aussi des personnes vivant en dehors de celui-ci aussi dans différents lieux de la Cisjordanie grâce à notre minibus. 

Dans ce même ordre d’idées, nous avons également pu « exporter » notre travail à travers des tournées théâtrales et artistiques à l’étranger, offrant aux jeunes l’opportunité de voir à quoi ressemble une vie dans des pays libres et indépendants. Ces échanges entre jeunesses de différentes origines renforcent notre similarité finalement, mais aussi nos différences, et nous confortent dans l’idée  que les différences sont enrichissantes et non pas source de conflits. 

L’art est un outil pour célébrer leurs succès et célébrer le fait d’être agent du changement. Car, malheureusement, quand on demande aujourd’hui à un enfant en Palestine ce qu’il veut être plus tard, la réponse qu’on entend trop souvent, n’est pas « ingénieur, docteur, journaliste », mais qu’ils veulent mourir. Parce que quand l’armée israélienne rentre dans les camps, quand les soldats attaquent une maison, quand ils frappent, arrêtent, tuent des personnes, personne n’est là pour les arrêter. Il y a une impunité totale. Quand un enfant vous dit cela, ça veut dire qu’en tant que parent, en tant qu’éducateur, en tant qu’artiste, en tant que politicien, vous avez échoué. Comment inspirer l’espoir, donner une possibilité à ces enfants de penser à autre chose qu’à leur mort ? Comment leur donner la force de croire qu’ils peuvent changer le monde et être fiers de leur héritage ? Toute forme de résistance contre l’injustice, l’oppression, l’occupation, la dictature est un bel acte d’humanité. Le théâtre est un beau moyen de raconter son histoire, de s’exprimer, de crier parfois également, de faire vivre ses émotions de colère, d’angoisse, d’espoirs et de rêve. S’exprimer est finalement un moyen de construire la paix en soi : pour être agent de paix dans son pays et dans le monde, il faut d’abord trouver la paix en soi.

Le but de notre travail est d’inspirer de l’espoir à notre jeunesse et à leurs parents, et de donner vie à ces enfants. De leur donner la possibilité de croire qu’ils peuvent changer le monde, créer des miracles. Car dans nos circonstances, nous risquons rapidement d’être réduits à des statistiques. Alors que non, nous sommes des êtres humains avec des noms, avec des prénoms, avec des espoirs, avec des talents, avec des rêves, avec des gens qui nous aiment et non pas seulement des chiffres sans noms sans visages. C’est pour ça qu’on met en valeur cette humanité auprès des jeunes, des enfants, de leurs parents, de chaque être humain, et on ne peut pas se soucier de notre souffrance sans nous soucier de celle des autres. Car c’est aussi ça l’héritage que nous voulons laisser à nos enfants : avoir de l’empathie et de la sympathie envers les autres, et non pas de dire qu’on est les seuls qui souffrent. Finalement, quand vous voyez un film, regardez une pièce de théâtre, une photo, lisez un livre, écoutez de la musique, vous allez l’aimer non pas en fonction de son origine, française, luxembourgeoise, palestinienne – non, vous allez l’aimer en fonction de combien ça vous touche indépendamment de sa source. Combien de films avons-nous pleuré au sujet de l’Holocauste, de la souffrance des Indigènes d’Amérique, et bien d’autres encore. La souffrance et les larmes sont les mêmes. Il n’y a pas de sang plus noble qu’un autre ou de larmes plus salées que d’autres. Et c’est pour ça que chez Alrowwad, nous pensons que la force des arts, quand elle est autorisée à s’exprimer, met les gens sur un pied d’égalité ; c’est ce qui permet de construire des ponts d’égal à égal.

Comment vos activités ont-elles changé depuis sa création, et de manière plus récente, depuis le 7 octobre 2023 ? 

Le centre culturel d’Alrowwad est situé au sein du camp de réfugiés d’Aida, au nord-west de Bethléem à environ 2km de l’Église de la Nativité où Jésus est né. Le camp est installé sur un terrain loué pour 99 ans comme tous les camps de réfugiés : il y a environ 8000 habitants qui y habitent, dont deux tiers ont moins de 24 ans, sur un espace d’à peu près 6,5 hectares, et entouré de murs avec stations de surveillance israéliennes anéantissant tout l’espoir. Le camp d’Aida est classé comme la zone la plus hautement exposée au gaz lacrymogène au monde selon une étude de l’université américaine Berkeley en 2017. Donc vous voyez l’ambiance. Le taux de chômage dépasse les 70%, et avec le Covid, puis cette guerre qui a commencé en octobre, il est passé à 90% vu que Bethléem est majoritairement dépendant du tourisme. Les hôtels sont vides, pas de restauration – l’industrie du tourisme est paralysée, et même ceux qui travaillaient de l’autre côté ne peuvent plus y accéder à leur travail. Les checkpoints ont été multipliés : il y en a 65 à Bethléem seulement, plus de 900 dans toute la Cisjordanie. Il fallait donc aussi subvenir aux besoins des familles. 

J’ai beau me dire qu’on est un centre culturel et artistique, mais quand il y a des gens qui souffrent, quand il n’y a pas de nourriture, pas de médicaments, pas de finances pour qu’un étudiant puisse aller à l’université, … le programme humanitaire a été créé pour répondre à ces besoins. Avec les Amis d’Alrowwad, nous essayons de subvenir à ces besoins, qu’il s’agisse de produits alimentaires, d’aides sous forme de différents paniers, de médicaments, etc. Mais nous veillons à ce que cela se fasse avec respect et dignité. Nous cuisinons donc des repas que nous envoyons aux familles ; nous n’allons pas leur demander de venir avec leur casserole, de faire la queue et finalement de ne recevoir que quelques miettes. C’est plus humiliant que l’occupation à elle seule. Nous tentons de continuer un travail avec humanité, dans un contexte où justement l’humanité est perdue. Un contexte où les gens se retrouvent dans le besoin non pas par paraisse, mais parce qu’il est impossible de faire quoi que ce soit à cause des blocages, des checkpoints et des interdictions de circulation entre les villes palestiniennes, imposées par des colons et les soldat de l’occupation qui attaquent les paysans ne pouvant pas atteindre leurs champs.

Votre centre a d’ailleurs été la cible de destruction et de vandalisme. Comment gérez-vous cette situation ? 

Ce n’est pas la première fois que l’armée d’occupation israélienne rentre dans le centre, casse et même parfois vole des choses. Pendant la nuit du 2 au 3 décembre 2024, ils ont de nouveau cassé nos portes, détruit certains de nos équipements et certains soldats ont même volé des objets. Enfin, ils ont même transformé le centre culturel en centre de détention et d’interrogatoire en le déclarant ainsi et en y amenant plus d’une cinquantaine de jeunes du camp d’Aida, et une quinzaine de l’extérieur. Les yeux bandés, les mains liées, ils ont été frappés sur la route. Pendant sept heures, le centre culturel a été transformé en ce centre de détention et d’interrogatoire. Les soldats ont mis un banneau sur notre bâtiment indiquant que notre centre serait utilisé pour de futurs interrogatoires. C’est déplorable à tant d’égards. Pendant de longues années, nous avons essayé de construire de la confiance avec ces familles et enfants, de les rassurer quant à la sécurité du centre. Une sécurité qui s’effrite. Et à chaque incursion pareille, ce travail de confiance doit être refait. Nous avons réparé ces dégâts avec les moyens du bord, mais pour d’autres, nous aurons besoin de financements supplémentaires pour envisager les réparations. Mais nous avons réaménagé l’espace et nos activités ont repris le lendemain. Ils détruisent, ils font le pire, mais nous faisons de notre mieux. Car on ne peut pas s’enfermer et dire que tout va mal et qu’on ne peut donc rien faire. Nous n’avons pas le luxe du désespoir ni du temps. Il faut donner des choses à faire aux gens plutôt que d’être dans la rue, plutôt que de devenir des chiffres sur le nombre de jeunes tués ou emprisonnés. 

Quel est, selon vous, le rôle de l’attention internationale des médias et des réseaux sociaux pour la cause palestinienne, pour cette association, mais aussi pour votre peuple ?

Je pense qu’il est important que les médias et la communauté internationale soient justes. Et quand on parle de neutralité, je ne crois pas en cette notion face à l’injustice. Mais si les gens veulent la neutralité, il faut être honnête. Quand on parle des Palestiniens abattus ou tués de la même manière que des morts dus à des catastrophes naturelles, c’est non ! On ne mentionne pas ceux qui les ont tués ou ceux qui sont morts – sans nom ! Et quand il s’agit des victimes israéliennes, on les nomme par leur nom et on fournit d’autres informations sur elles et leur mort, tuées par les grands terroristes méchants. Les choses ne sont pas mises en contexte. Dans les médias, on présente les événements du 7 octobre comme s’ils avaient tout déclenché, en oubliant les 76 ans d’occupation précédents. Comme si cela n’existait pas. Il faudrait donc être intègre dans l’information, que les médias soient honnêtes dans leur reporting. Mais on voit aussi que cet Israël, pourtant la seule démocratie au Moyen-Orient ne permet pas aux journalistes d’accéder à l’information. Il est la seule source d’information pour les journalistes internationaux qui ne sont pas sur le terrain ou qui n’ont pas l’autorisation d’y aller. Il y a donc un problème au niveau du discours. Il faudrait justement mettre l’accent sur la volonté de l’Europe d’envoyer X milliards d’euros en Palestine et mettre réellement en lumière quelles sont les demandes nécessaires pour la Palestine. 

Du coup, quel appel à la communauté internationale implorez-vous ? 

Qu’elle soit juste et intègre ! C’est trop facile d’envoyer 1,6 milliards d’euros pour la Palestine, que ce soit pour l’Autorité Palestinienne ou les ONG. Quand les gens sont tués, massacrés, ils ne vont pas se demander s’ils veulent mourir avec le ventre plein ou vide. Il faut arrêter le massacre, arrêter l’occupation et l’injustice. Ensuite, on peut parler des aides humanitaires, mais de manière digne et respectueuse, et de transformer la charité en quelque chose de positif et de constructif, de développement, et non pas de jeter quelques miettes sur la table pour les misérables qui restent misérables. En se disant qu’on a fait son devoir humain. Non, il faut mettre fin à toute cette violence, à cette injustice et à cette occupation. Il faut que la loi internationale signifie quelque chose – c’est aussi pour les générations à venir. Il faudrait que les résolutions des Nations unies signifient quelque chose. Parce que si cela ne signifie rien, cela voudrait dire que toutes les résolutions sont fausses, y compris la création d’Israël !  La partition de la Palestine incluse ! Soit on les respecte, ces résolutions, soit on ne les respecte pas. Si on ne les respecte pas, alors elles sont toutes fausses et on recommence à zéro. 

On connait l’histoire de ceux qui se croyaient Dieu et qui ont fini dans les cendres de leurs souffrances. Ce n’est pas en lui laissant carte blanche qu’on aidera Israël, ni en acceptant ses actes d’injustice, d’oppression et de génocide. Il n’y a aucune raison qu’Israël s’arrête si elle a tous les moyens d’agir comme elle l’entend. Il faudrait encore une fois être intègre dans ce qu’on dit et ce qu’on fait. Israël a le droit de se défendre, d’accord. Est-ce que les Palestiniens ont le droit de se défendre ? Pourquoi l’un et pas l’autre ? Pourquoi des drapeaux Ukrainiens devant les ministères, mais pas celui de la Palestine ? Quand il y a le drapeau Ukrainien dans les stades de foot, ce n’est pas politique, mais quand il y a un drapeau palestinien, ça devient politique. Dès que cela concerne la Palestine, tout devient politique. Mais tout EST politique – on ne peut dissocier la politique de la culture, de l’art, de l’éducation, etc. Même le vêtement que l’on porte est un choix politique, n’est-ce pas ? Il est donc important d’être intègre à ses valeurs. Il est essentiel que la communauté internationale soit intègre et juste en boycottant des investissements, en mettant en place des sanctions, en suspendant les accords privilégiés avec Israël, pour arrêter ce génocide, ce racisme, cette injustice. 

Nous voulons laisser à nos jeunes et à nos enfants une intégrité de valeurs. Dans les années 1940, on ne savait pas ce que les nazis faisaient. Aujourd’hui, on sait ce qui se passe. Tout est montré à la télé, à la radio, dans les journaux, etc. Gaza subit et a subi l’équivalent de six bombes atomiques pendant ces 18 à19 mois. Qu’allez-vous dire à vos enfants quand ils vous demandent pourquoi vous n’avez rien fait pendant cette occupation ? Quand les gens sont assiégés, privés d’accès à l’eau, à l’électricité, à la nourriture, aux médicaments. Combien de personnes sont enterrées dans des tombes sans nom ? Combien ont perdu la vie ainsi ?

Que peuvent concrètement faire les gens du Luxembourg pour vous soutenir ? 

Le Luxembourg est un pays qui célèbre la démocratie et la liberté d’expression. On demande ainsi à tous ses citoyens de continuer à manifester et à mettre la pression sur le gouvernement pour qu’il change la situation. Certes, il s’agit d’un petit pays, mais un petit pays avec un grand poids. Un petit pays qui doit suspendre les accords privilégiés avec Israël et demander à d’autres États et à l’Europe de faire de même. Il faut également lancer un appel à l’Europe pour qu’elle suspende l’intégration d’Israël dans l’Europe, dans l’Eurovision, dans les compétitions sportives et autres associations. Nous demandons également un désistement et un désinvestissement de toute compagnie, qu’elle soit sioniste, israélienne ou soutenant l’occupation d’Israël, que ce soit en termes de moyens financiers ou d’expertise. Cet appel à actions est un appel à des armes non-violentes, mais morales. Nous ne demandons pas la destruction d’Israël, l’envoi d’armes aux Palestiniens ou la mise à mort d’Israéliens – nous implorons que des actes non-violents et moraux soient entrepris pour mettre fin aux actes illégaux d’Israël et de ne pas lui donner plus d’outils de destruction et de génocide. Il faut que les gouvernements suspendent tout accord qui viole les droits humains, le droit international, les valeurs de l’État proprement dit, et les intérêts des gens dans ces États. 

Aussi, que les personnes qui agissent en manifestant, en partageant ou en soutenant par quelque moyen que ce soit, continuent ! Et que ceux qui ont la force de soutenir les actions des associations palestiniennes comme Alrowwad le fassent, parce qu’on se sent largement délaissé. Les défis financiers pour des centres comme le nôtre sont énormes. Soutenir nos actions, moralement et financièrement, être des amis des associations palestiniennes. Quand il y a la possibilité, s’il y a des artistes, experts dans les activités que propose le centre culturel d’Alrowwad – organisez des échanges, des collaborations, des co-productions, etc. 

On fait encore un appel aux gens pour continuer à manifester jusqu’à l’arrêt de ce massacre, de ce génocide et de cette occupation. Que la Palestine soit libre et indépendante, qu’on puisse vous accueillir dans une Palestine libre et indépendante. Que la reconnaissance de la Palestine va de pair avec des pressions sur Israël pour qu’elle arrête de violer le droit international et la souveraineté de la Palestine.

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