A.T. Moussa Tchangari, 14 avril 2021 –
A 15h, ce mardi 13 avril de l’an 2021, quand nous sommes revenus en classe, après la pause de midi, la maitresse avait l’air très épuisée ; mais, elle s’efforçait, comme toujours, de nous sourire, nous, ses « petits anges » qu’elle adorait et traitait comme ses propres enfants. En ce premier jour du ramadan, la soif et la faim semblaient lui avoir volé une bonne partie de son énergie ; et pour une fois, elle n’avait pas eu besoin de crier « silence » pour que tout le monde, même les plus indisciplinés parmi nous, se taisent. « Vous êtes vraiment sages aujourd’hui », nous avait-elle d’ailleurs lancé, sur un ton presque moqueur ; avant d’entamer, dans un mélange de langues (Français, Hausa, Zarma) dont elle a seule le secret, le cours de géographie qu’elle avait promis de nous faire sur le Niger, notre pays.
Le Niger, c’est un peu comme votre quartier « Pays-Bas » en plus grand, avait-elle dit, en guise d’introduction ; il fait 1 267 000 km2, et compte plus de 22 millions d’habitants. Comme à « Pays-Bas », la majorité de la population, en tout cas pas moins de 60%, est constituée de jeunes, filles et garçons, comme vous ; et comme ici, la plupart des habitants du pays vivent avec des revenus très bas, tirés essentiellement de l’agriculture et de l’élevage, les deux mamelles de l’économie nationale. « Le Niger, nous disait-elle, est considéré comme l’un des pays les plus pauvres du monde » ; « il est dans le monde comme « Pays-Bas » est à Niamey, l’un des quartiers les plus pauvres de la capitale ». Ces deux bouts de phrase, prononcés sur un ton goguenard, suscitèrent une brusque crispation des visages ; et mesurant notre grande déception, la maitresse se reprit, comme inspirée par une force surnaturelle, pour faire cette précision : « le Niger n’est pas en réalité pauvre ; il regorge de pétrole et de minerais précieux, des jeunes gens comme vous aussi ».
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Après, les choses sont allées très vite : la classe en paillotte était totalement en feu de chaque côté ; il était impossible, pour certains d’entre nous, de sortir. La maitresse, qui était pourtant à côté de la porte, était d’abord restée immobile ; puis, elle s’était précipitée au fond de la classe, pour venir à notre secours. Elle avait réussi à sortir du brasier quelques élèves coincés entre les bancs ; mais, son pagne ayant pris feu, elle s’était effondrée tout juste lorsqu’elle était arrivée à notre niveau. Nous étions une vingtaine d’élèves coincés par le feu ; et nous n’avons rien pu faire pour notre maitresse. Elle est morte, sous nos yeux, brulée par le feu ; elle est morte pour nous qu’elle a tenté de sauver. Elle n’a pas voulu écouter les injonctions de la foule qui, dehors, criait « sortez vite Madame » ; elle s’est crue en devoir de tenter quelque chose pour nous, ses petits anges. Nous sommes morts ensemble en classe, certains dans ses bras ; et nous disons à nos parents : « respectez et soutenez les enseignants ; ils sont ces vrais héros qui se sacrifient pour l’avenir de vos enfants ».
Demain, lorsque le soleil va se lever à nouveau, nous prions chaque personne, homme ou femme, jeune ou senior, d’avoir une pensée pieuse pour les milliers d’enseignants et enseignantes qui triment pour transmettre le savoir aux enfants. Ce mardi 13 avril, notre école a connu une affluence jamais égalée ; les hommes et les femmes de « Pays-Bas », ainsi que des quartiers Talladjé et Aéroport, ont été nombreux à être témoins de notre martyre. Ceux-là, nous les avons vus pleurer pour nous, les pauvres enfants, morts brulés dans une classe en paillotte ; mais, ils ne savent pas ce que nous avons ressenti en les voyant dans cet état, ni ce que nous avons pensé en voyant le Premier ministre et quelques membres de son gouvernement hébétés face aux décombres des classes calcinées. « Qu’est-ce qu’ils retiendront de cette tragédie ? Seront-ils longtemps tourmentés par le souvenir des flammes consumant leurs enfants, dans un pays où l’on commence à s’habituer à toute sorte de drames ? Vont-ils enfin se mettre en ordre de bataille pour le sauvetage de l’école publique ou continuer à se morfondre ? ». Telles étaient nos questions ; mais, la maitresse était déjà loin dans le ciel, morte d’une « belle mort » tel Socrate dans le Phedon, entourée de ses meilleurs élèves qu’elle n’a pas voulu abandonner.
Au Niger, on s’habitue facilement à tout ; et l’on attend parfois du ciel ce que nous pouvons accomplir nous-mêmes. C’est ce que nous disait souvent et nous pouvons dire que la tragédie d’hier est le résultat d’une sorte de démission collective face à la déliquescence du système éducatif nigérien. Cette déliquescence a commencé le jour où, sur les conseils des institutions financières internationales, le gouvernement des militaires a pris la grave décision de réduire les dépenses du secteur de l’éducation pour rembourser la dette publique ; elle s’est poursuivie lorsque le gouvernement des civils démocratiquement élus a décidé de comprimer encore plus la masse salariale du personnel enseignant, en instaurant la contractualisation de la fonction enseignante. La situation est devenue pire depuis dix (10) ans que le sous-sol du pays vomit chaque jour des barils et des barils de pétrole : la part de l’éducation dans les dépenses publiques n’a fait que baisser ; on construit, parfois à crédit, plus d’infrastructures de prestige que de classes dans les écoles ; les enseignants, qui jouissaient jadis d’un grand prestige, sont devenus plus précaires que jamais.
Au cours de ces dix (10) dernières, les parents d’élèves n’ont rien fait pour arrêter la dérive ; enseignants et élèves ont été seuls à se battre contre l’incendie qui ravage l’école nigérienne depuis 1982. Oui, ils ont été presque seuls, comme hier quand le feu nous consumait tels du bois. Certes, il y avait hier des braves pompiers qui ont fait ce qu’ils peuvent pour sauver ce qui pouvait l’être ; mais, la grande masse était là, tétanisée, indignée, on dirait incapable de saisir la responsabilité qui est la sienne face à la tragédie de l’école publique. La dilapidation de l’argent public pour la construction d’infrastructures non essentielles n’a pas rencontré la forte résistance populaire qu’elle devrait susciter dans un pays où un enfant sur deux en âge d’aller à l’école n’y va pas. Les milliards dilapidés dans des œuvres non essentielles, ainsi que les sommes colossales détournées et empochées par quelques individus véreux, auraient permis de construire des classes ; et surtout de revaloriser la rémunération des enseignants, eux qui font tout pour nous hisser là où leurs prédécesseurs ont hissé ceux qui, aujourd’hui, dirigent le pays et préparent leurs progénitures, formées dans les meilleures écoles, à une sorte de succession aristocratique.