La manière dont l’UE utilise l’instrument de voisinage et de coopération NDICI priorise ses préoccupations en matière de migration plutôt que des objectifs de développement. C’est ce que constate Oxfam dans une note de septembre 2023 dont nous reproduisons le résumé, suivi de notre analyse des recommandations de l’ONGD.
Résumé
Le 14 juin 2021, l’instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale (NDICI, en anglais Neighbourhood, Development and International Cooperation Instrument) de l’Union européenne (UE) a été adopté, avec une dotation globale de 79,5 milliards d’euros pour le financement du développement de l’UE. Pour la première fois, l’UE a alloué environ 10 % de ce financement à des actions en lien avec les questions migratoires.
Parallèlement, le règlement stipule que 93 % des fonds de l’NDICI doivent remplir les critères de l’aide publique au développement (APD) établis par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)1, tandis que le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne de 2009 stipule que « l’objectif principal de la politique de l’Union dans ce domaine est la réduction et, à terme, l’éradication de la pauvreté »2.
Face aux inquiétudes croissantes concernant l’intégrité de l’APD lorsqu’elle est (mal) utilisée pour répondre aux préoccupations des pays donneurs en matière de migration intérieure plutôt qu’à des objectifs de développement bénéficiant au pays bénéficiaire, l’OCDE a récemment publié des critères permettant d’évaluer l’éligibilité à l’APD des activités en lien avec les questions migratoires. Elle a également identifié des catégories de risques parmi les actions en lien avec les questions migratoires en termes d’atteinte à l’intégrité de l’APD :
- les programmes de retour et de réintégration ;
- la lutte contre les migrations irrégulières, y compris la gestion des frontières et la lutte contre le trafic de personnes migrantes et la traite d’êtres humains ;
- la subordination du financement aux résultats en matière de contrôle des migrations.
Cette étude vise à contribuer à l’évaluation de la conformité de la programmation de l’NDICI en matière de migration dans ces catégories par rapport aux obligations légales de l’UE concernant les dépenses de développement et les critères d’éligibilité à l’APD. Ce faisant, elle cherche à accroître la transparence sur les objectifs et les activités spécifiques en lien avec les questions migratoires financées dans le cadre de l’instrument, en vue de faciliter le contrôle public et démocratique du volet « migration », représentant 10 % de l’NDICI.
L’étude suit une méthodologie pour évaluer l’éligibilité à l’APD des actions en lien avec les questions migratoires financées par l’NDICI sur la base des principes directeurs et des critères d’évaluation de l’OCDE. Elle porte sur des études de cas dans trois pays (Niger, Libye et Tunisie) que l’UE considère comme des partenaires clés pour la coopération en matière de migration. Il n’est pas possible d’évaluer de manière concluante l’éligibilité à l’APD des actions en lien avec les questions migratoires financées par l’NDICI, en raison des objectifs vastes de cet instrument, de la formulation vague ou des informations limitées dans les documents de programmation régionaux, de l’absence de contrats de passation de marchés accessibles au public, ainsi que du stade précoce de la mise en œuvre.
L’utilisation par la Commission européenne de fonds provenant d’autres instruments pour couvrir les parties des actions en lien avec les questions migratoires non éligibles à l’APD, les contributions des États membres par le biais des initiatives de l’Équipe Europe (TEI, en anglais Team Europe Initiative) et l’utilisation de mécanismes de financement conditionnels et flexibles pour inciter les pays bénéficiaires à coopérer aux objectifs de l’UE en matière de migration compliquent encore le suivi et l’évaluation efficaces de l’objectif de 93 % d’APD de l’NDICI et de l’éligibilité à l’APD des actions en lien avec les questions migratoires. Cela suggère que l’UE fait passer ses préoccupations nationales en matière de migration avant les objectifs de développement.

Les études de cas mettent en lumière la trajectoire actuelle de l’UE en ce qui concerne les dépenses de développement en matière de migration. Plus d’un tiers des activités en lien avec les questions migratoires identifiées comportent des objectifs et des activités qui pourraient limiter l’éligibilité à l’APD, selon les critères de l’OCDE.
En outre, l’UE privilégie actuellement des actions en lien avec les questions migratoires que l’OCDE considère comme un risque particulier pour l’intégrité de l’APD, telles que la gestion des migrations et des frontières, ainsi que le retour, au détriment de la migration de la main-d’œuvre ou des voies de migration régulière. Plusieurs actions financées, comme le renforcement des capacités des garde-frontières, la gestion des frontières et la lutte contre le trafic d’êtres humains, semblent incompatibles avec l’exigence selon laquelle l’objectif premier de l’APD est la promotion du développement économique et l’amélioration des conditions de vie dans les pays en développement. Les actions de retour et de réintégration ne semblent pas conformes à l’exigence selon laquelle les actions d’APD doivent répondre aux priorités des pays partenaires, sans être conditionnées par leur coopération en matière de retour. Les actions de protection financées par l’NDICI révèlent une incohérence significative entre la politique de migration et la politique de développement de l’UE, comme en Libye, où les fonds de l’UE non éligibles à l’APD contribuent à l’interception des personnes migrantes qui sont renvoyées dans des conditions inhumaines, et où les fonds de développement de l’UE sont pour leur part dépensés afin d’améliorer ces conditions ou d’évacuer les personnes qui s’y trouvent.
Les résultats suggèrent que le volet « migration » représentant 10 % de l’NDICI est une occasion manquée de tirer parti des avantages de la migration pour le développement, et qu’elle devient plutôt un outil pour faire passer le contrôle des migrations par l’UE pour de l’aide au développement, si l’UE poursuit sur sa trajectoire actuelle. Lancé en mai 2023, l’examen à mi-parcours de l’NDICI est un moment crucial pour que l’UE renforce la surveillance et le contrôle de la programmation de l’NDICI sur les questions migratoires. Cela passe par un suivi, une évaluation et une transparence efficaces pour le contrôle public et démocratique, afin de garantir que le financement du développement de l’UE est utilisé à bon escient : pour la réduction et, à terme, l’éradication de la pauvreté.
[fin du résumé d’Oxfam]
Recommandations d’Oxfam
Dans le cadre de l’examen à mi-parcours de l’NDICI, Oxfam suggère tout d’abord à la Commission de mettre en place une banque de données publique des projets sous sa responsabilité, en précisant s’ils sont supposés faire partie de l’APD. De surcroît, les informations publiées sur l’NDICI devraient permettre un contrôle public des actions menées, ce qui implique un accès public à des documents élaborés dans le cadre de la mise en œuvre.
Oxfam recommande aussi, entre autres, de « procéder à des évaluations ex ante appropriées afin de déterminer les implications et les risques éventuels des actions en matière de droits humains ». Étant donné les risques accrus des actions en lien avec les questions migratoires, la Commission devrait élaborer des cadres de gestion spécifiques, et se doter d’« un cadre de mesures d’atténuation et de suspension en cas de violations persistantes des droits humains ». Dans ce contexte, Oxfam plaide pour l’intégration d’une forte composante genre et une attention particulière à l’impact sur les groupes vulnérables.
Concernant les futurs programmes « migration » dans le cadre de l’NDICI, Oxfam recommande à la Commission de les élaborer en collaboration avec les gouvernements et la société civile des pays partenaires. En ce qui concerne la manière d’évaluer les résultats de projets, il est recommandé « d’examiner et de réévaluer la pratique consistant à mesurer les résultats des programmes selon le nombre de personnes ‘interceptées’ sur les routes migratoires ».
Oxfam souligne que l’APD doit servir en premier lieu les intérêts des pays partenaires et qu’elle exclut « les actions visant principalement à restreindre les migrations ». Sur base de son étude de cas, Oxfam considère que le projet « qui implique indirectement une coopération avec les gardes côtières libyenne et tunisienne » devrait être prioritairement soumis à un examen critique. Enfin, l’ONGD plaide pour une limitation de l’ « approche incitative flexible », qui risque de soumettre le financement du développement à une conditionnalité servant les intérêts de l’UE en matière migratoire.
Pour ce qui est du Parlement européen, Oxfam recommande qu’il soit informé des dépenses NDICI de manière comparable au Conseil. Il devrait aussi demander à la Commission de soumettre le volet « migration » à une évaluation externe. Une autre recommandation concerne l’inclusion de représentant-es du Parlement au sein du groupe de coordination pour le volet « migration », présidé par la Commission.
Du côté du Comité d’aide au développement de l’OCDE, Oxfam évoque l’examen d’éligibilité à l’APD à venir : celui-ci devrait scruter attentivement les fonds NDICI soumis à des conditions, comme l’octroi d’une aide en échange d’accords de réadmission. L’ONGD souhaite également que l’OCDE précise dans sa nomenclature la définition d’actions visant à « faciliter la migration et la mobilité de façon ordonnée, sans danger, régulière et responsable », afin d’empêcher que des projets de contrôle des migrations soient abusivement comptés comme APD.
En somme, afin de contrecarrer les dérives des projets NDICI qui mettent en danger les principes de l’APD et la cohérence des politiques, Oxfam souhaite plus de transparence pour un meilleur contrôle public, mais aussi une application plus proactive des critères d’éligibilité à l’APD.
Notes :
1 Le Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE définit l’APD comme l’aide gouvernementale qui promeut et cible spécifiquement le développement économique et l’amélioration des conditions de vie dans les pays en développement. Le CAD a adopté l’APD comme « étalon-or » de l’aide étrangère en 1969. Celle-ci reste la principale source de financement de l’aide au développement. Organisation de coopération et de développement économiques, Aide publique au développement (APD) : Qu’est-ce que l’APD ?, 2021, https://www.oecd.org/fr/cad/financementpourledeveloppementdurable/normes-financementdeveloppement/What-is-ODA-FR.pdf (consulté le 6 juin 2023).
2 Journal officiel de l’UE, Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, article 208, 9 mai 2008, https://eurlex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CELEX:12008E208:FR:HTML (consulté le 6 juin 2023).
Référence :
Oxfam International, From Development to Deterrence? Migration spending under the EU Neighbourhood Development and International Cooperation Instrument, septembre 2023, https://policy-practice.oxfam.org/resources/from-development-to-deterrence-migration-spending-under-the-eu-neighbourhood-de-621536 (consulté le 10 juin 2024).
Voir également :
Weier, S., « Le primat de l’économique dans la coopération au développement. Analyse du programme gouvernemental 2023-2028 », Brennpunkt 322, mars 2023, p. 6-8, https://www.brennpunkt.lu/article/le-primat-de-leconomique-dans-la-cooperation-au-developpement-analyse-du-programme-gouvernemental-2023-2028/ (consulté le 10 juin 2024).