Cet article examine la notion de « démocratie de la terre »2 prônée par l’universitaire et militante écologiste indienne Dr Vandana Shiva.
La démocratie de la terre se définit comme « la liberté, pour toutes les espèces, d’évoluer dans la toile de la vie, et la liberté et la responsabilité des êtres humains, en tant que membres de la famille de la Terre, de reconnaître, protéger et respecter les droits des autres espèces. La démocratie de la terre opère une transition de l’anthropocentrisme vers l’écocentrisme. »3
Cette notion est à la fois ancienne et récente. Elle est ancienne en ce sens que l’histoire des origines de nombreux peuples indigènes4 est profondément liée aux êtres vivants, sensibles et insensibles, du monde qui les entoure. La divinité n’est pas l’apanage des qualités et finalités humaines, pas plus que Dieu n’est nécessairement et uniquement représenté sous les traits d’un homme. La Terre qu’habitent les peuples indigènes fait partie de leur communauté. La Terre apparaît comme une mère – la terra madre.
Selon Dr Shiva, cette idée se retrouve dans le premier verset du texte védique ancien Isha Upanishad (cité ci-dessus). Comme elle l’explique, « l’univers est là pour tous les êtres vivants et leur félicité… Profitez de ses dons sans cupidité. Fuyez la cupidité… À chaque instant où vous profitez de ces dons du monde, rappelez-vous que d’autres ont droit à leur part. Ne la leur prenez pas. Ne volez pas aux autres… Aux autres espèces, aux autres êtres humains, aux générations à venir. »5
Mais cette notion est aussi nouvelle et détachée du mode de vie capitaliste que nous menons dans le monde développé. De prime abord, la définition de la démocratie de la terre ou le premier verset de l’Isha Upanishad semblent impénétrables. Pour les rendre accessibles, Dr Shiva met en lumière certaines illusions liées à notre conception capitaliste traditionnelle du monde. Nous allons en examiner trois.
Première illusion : l’être humain est séparé et maître de la nature
Selon Dr Shiva, l’illusion que l’être humain est séparé de la nature trouve ses origines dans deux développements parallèles : la fondation de la science moderne et la quête de colonisation du monde impérialiste occidental.
Francis Bacon, l’un des pères fondateurs de la science moderne, voyait dans la science l’édification de l’empire de l’homme sur terre. La science et la technologie, pour reprendre ses mots, « ne se contentent pas de guider en douceur le cours de la nature ; elles ont le pouvoir de la conquérir, de l’assujettir, d’ébranler ses fondations »6.
Suivant cette philosophie, la science est devenue une technique de découverte du monde dans un objectif de progrès. Le progrès se définit par sa capacité à dominer toute chose en tout lieu. Dieu a pris les traits d’un homme, un homme qui se servait de ses capacités humaines dans un but très précis : contrôler, exploiter le monde et en tirer profit à tout prix. La science moderne a rendu tous les autres êtres humains et modes de vie de la planète inférieurs, jusqu’à leur faire perdre parfois la qualité d’« humains ».
Le sentiment d’appartenance ayant été rompu, les esprits des arbres, des insectes, des animaux (autres humains inclus), des cours d’eau, des pierres et du sol ont disparu du paysage et, avec eux, leurs divinités et les interconnexions complexes de ce réseau apportant de la vie dans l’existence. Ils ont été réduits à l’état de bois, de charbon, de viande, de main-d’œuvre, de terre aride. La Terre est morte. Les civilisations inférieures, les peuples indigènes faisaient partie des terres vides, la terra nullius. Cette illusion de la science moderne a fait le jeu de la quête de colonisation. La Terre est devenue un libre-service.
Cette illusion s’est généralisée jusqu’à s’ancrer profondément dans nos pensées et nos actions quotidiennes. La culture du « tout, tout de suite » et du prêt-à-jeter en sont des exemples éloquents. D’un point de vue microéconomique, les besoins de ceux et celles qui ont des moyens en suffisance priment sur tout le reste, partout, quel qu’en soit le coût. D’un point de vue macroéconomique, l’idée simpliste consistant à mesurer le « progrès » à l’aune de la croissance économique du PIB met brutalement en exergue les failles de la science moderne. Ce progrès-là mesure l’exploitation des ressources pour le profit, au mépris total des répercussions sociales, politiques ou environnementales. La science « dure » qu’est l’économie est incapable de rendre des comptes. On qualifie d’externalités ces répercussions qui, bien souvent, sont synonymes de dégradation et pollution.
Pour Dr Shiva, la croissance dans la vie dépend, à l’inverse, de l’augmentation des liens et des processus de vie, que déforment et diminuent systématiquement les perspectives microéconomiques et macroéconomiques actuelles. À terme, les réseaux de la vie s’effondrent, comme ce à quoi nous assistons aujourd’hui.
Deuxième illusion : au plus grand, au mieux
Pour celles et ceux qui trônent tout en haut du système capitaliste et impérialiste, le remède à nos crises existentielles réside pour l’essentiel dans de grandes solutions technologiques, de grandes constructions, de grands projets. Mais selon Dr Shiva, cette idée selon laquelle tout ce qui est grand est meilleur relève elle aussi de l’illusion.
Depuis le sommet du système pyramidal, les partenariats publics-privés brandissent de grandes solutions technologiques (fondées sur les mêmes valeurs avortées de la science moderne) visant la prochaine limite du progrès : bombarder le ciel avec des substances polluantes pour réparer le climat, nourrir la planète avec des aliments industriels créés en laboratoire, comme cela a été suggéré dans le cadre de la « grande réinitialisation » du Forum économique mondial à Davos, ou encore créer des marchés financiers dits « verts » aux allures de casino (jeux à somme nulle) pour réduire les émissions de CO2. Ils poursuivent la marchandisation de la nature.
Les individus les plus riches de la Terre (citons Elon Musk, Jeffrey Bezos, Richard Branson, Paul Allen, Larry Page ou Mark Zuckerberg) se livrent à une course à la colonisation des autres planètes, vue comme une autre grande « solution ». Ils reconnaissent l’effondrement en cours de la vie sur Terre.
Les grandes solutions d’en haut perpétuent l’existence des mondes et des sous-mondes du privilège. Elles musèlent la majorité des voix, coupent court aux procédés démocratiques et attisent l’injustice, à tous les niveaux.
Troisième illusion : les grandes entreprises qui se font passer pour des vivants
Selon Dr Shiva, « la plus grande structure de non-vivants qui revendiquent des droits, ce sont les grandes entreprises ». Cela veut dire que des non-vivants font valoir des droits spéciaux considérables primant sur les droits des vrais êtres vivants, sensibles et insensibles.
Aux États-Unis, les grandes entreprises disposent du droit à la liberté d’expression et peuvent, à ce titre, investir dans les élections. Elles peuvent même poursuivre devant les tribunaux des individus et des sociétés entières, par exemple des pays qui interféreraient avec leurs futurs profits (imaginaires). Ainsi les « droits » des grandes entreprises sur des profits imaginaires priment-ils sur les moyens de subsistance des écosystèmes (et de celles et ceux qui y vivent). Les « droits » à l’investissement et au profit s’ancrent comme une sorte de droit fondamental inaliénable qui prévaut sur la vie elle-même. Ces êtres fictifs vont jusqu’à faire valoir des droits de propriété sur la vie sur Terre !
Dr Shiva décrit les grandes entreprises comme des « non-vivants se faisant passer pour des vivants ; des non-vivants détruisant le vivant »7. C’est le mythe moderne de la Création, favorisé par les accords de libre-échange antidémocratiques et négociés dans le secret entre des hommes et femmes politiques élu·e·s démocratiquement, des avocat·e·s et économistes et des responsables d’entreprises.
Tandis que les grandes entreprises, en tant que non-vivants, ont acquis une envergure mondiale, les sociétés, elles, continuent d’évoluer dans des systèmes politiques nationaux. Les vivants fictifs instaurent la loi mondiale des entreprises en étendant leur emprise d’un bout à l’autre de la planète, en dehors de tout procédé démocratique (sans dialogue, sans évaluation, sans responsabilisation).
Conséquences de ces illusions : l’exemple de l’accaparement des terres dans le Nord urbain
L’accaparement des terres – c’est-à-dire l’acquisition de grandes étendues de terres – a joué un rôle clé dans le projet de colonisation. Plus récemment, ce mécanisme a été édulcoré et légalisé dans les pays du Sud à la faveur d’accords de libre-échange. Bien que le concept d’accaparement des terres ne s’utilise généralement pas pour les pays du Nord ou les grands centres urbains, j’étendrai ici sa signification à ce contexte précis.
De moins en moins de gens aujourd’hui ont les moyens de louer ou d’acheter un logement à l’intérieur ou à proximité des villes et de leurs infrastructures. Se loger n’est plus viable, même dans les pays ayant un PIB par habitant très élevé, comme le Luxembourg. Cette situation n’est pas le fait du hasard : c’est le nouveau visage de l’accaparement des terres.
La dynamique, si on l’étend au Nord urbain, consiste en ce qu’un petit nombre d’individus fortunés acquièrent de plus en plus de biens immobiliers (soit, en définitive, de terres) pour protéger la valeur de leur patrimoine. Les terres, en tant que bien immobilier, constituent l’un des investissements les plus sûrs – il va sans dire que tous les individus ont besoin d’un toit au-dessus de leur tête et en paieront le prix. Or, quand la majorité des biens immobiliers se concentrent entre les mains de quelques personnes, ces biens se raréfient et elles deviennent libres d’en fixer les prix. Et elles les tirent vers le haut. Ce jeu de spéculation engendre des bulles immobilières, comme celle que l’on connaît au Luxembourg.
Dans cet exemple, l’interprétation des trois illusions de Dr Shiva pourrait s’expliquer comme suit. Premièrement, les « propriétaires fonciers » sont séparés et maîtres de la nature en ce qu’ils créent de la « richesse ». C’est un leurre ; en réalité, ils exploitent les terres, la nature et les personnes qui n’ont pas les moyens de se loger. Deuxièmement, les « propriétaires fonciers » proposent de grandes solutions à la crise du logement, alors qu’ils en sont eux-mêmes les architectes (l’accaparement de terres n’étant pas un phénomène naturel, mais le produit de l’inaction gouvernementale en matière de garantie du droit au logement). Troisièmement, les « droits » au profit ou à l’investissement des grandes entreprises, au sein desquelles se cachent les « propriétaires fonciers », l’emportent-ils sur les droits humains tels que le droit au logement ? Si on y réfléchit avec le regard de Dr Shiva, la logique apparaît tout à fait ahurissante.
Dans la même logique, les politiques favorables à la protection des écosystèmes et à l’accès au logement sont présentées comme une menace pour le progrès. Mais peut-être s’agirait-il d’arrêter notre progrès vers la dévastation. La conclusion de ces illusions, c’est que tout ce qui n’est pas transformé en marchandise est un ennemi. Tout insecte, tout animal, tout être humain qui n’est pas soumis à l’exploitation et à la marchandisation devient superflu ; on peut l’éliminer, s’en débarrasser et, finalement et indirectement, le tuer.
Pour en revenir à la démocratie de la terre
L’idée de la démocratie de la terre se conçoit mieux dès lors que l’on reconnaît que l’être humain n’est pas séparé de la nature (et encore moins son maître contrôlant la multitude de crises existentielles qui se recoupent), que « plus grand » n’est pas synonyme de mieux ou de démocratique et que les grandes entreprises ne possèdent pas de droits suprêmes sur la vie.
Selon Dr Shiva, si nous aspirons à la justice dans son sens le plus large, c’est de justice écologique dont il doit être question. Celle-ci requiert une compassion radicale qui implique d’ôter à nos identités (d’homme, de Blanc·he, d’Occidental·e, etc.) leurs connotations de supériorité innée. La justice écologique reconnaît l’importance du petit. Dr Shiva explique que le petit, comme le potentiel de la semence, peut grandir et se reproduire des millions de fois. La clé, c’est cette diversité (et la facilité d’adaptation et de reproduction) du petit. Le petit s’offre en tant que solution démocratique, coopérative et autonome.
Dr Shiva reconnaît qu’en première ligne de la vie se trouve notre relation la plus étroite à la Terre : l’agriculture. Elle affirme que « la communauté paysanne est la dernière communauté humaine qui travaille encore avec la Terre en toute liberté »8. Les petit·e·s agriculteur·trice·s sont des co-créateur·trice·s qui reconnaissent le pouvoir et les droits de la Terre. Entre autres nombreux exemples de ce lien à la Terre, citons l’ancrage des droits de la nature dans la constitution de l’Équateur, la lutte actuelle des petit·e·s agriculteur·trice·s en Inde, la résistance des zapatistes au Mexique, les communautés d’agriculteur·trice·s aux Philippines qui combattent les menaces pesant sur la sécurité alimentaire et la souveraineté, les actions en justice intentées pour inaction climatique par les citoyen·ne·s de plusieurs pays européens ou encore le mouvement de la société civile sud-africaine défendant les droits de la nature.
La démocratie de la Terre touche à la façon dont nous cultivons nos aliments ainsi qu’à celle dont nous mangeons, nous habillons, travaillons, respirons, et à chaque action de notre vie quotidienne. Tout le monde peut y prendre part. Mais le pouvons-nous et le voulons-nous ?
PS 1 : Le principe amérindien de la septième génération, selon lequel il y a lieu de s’abstenir de toute action qui nuira aux sept générations qui nous succéderont, peut servir de fil directeur à nos actions. Aujourd’hui, cela veut dire que vous et moi, nous devons nous interroger sur les effets que nos actions auront sur les enfants qui vivront en l’an 2261. Comment notre mode de vie actuel pourrait-il être durable ou progressiste quand nos gouvernements raisonnent par cycles électoraux (quatre ans), les grandes entreprises par rapports financiers trimestriels (trois mois) et nous par plaisir instantané (cinq minutes) ? Qui se préoccupe non pas de la septième génération, mais du présent et de l’avenir de nos propres enfants ?
PS 2 : Keep it in the ground! Les arbres, les combustibles fossiles, les animaux, les herbes, les semences, les vivants… Parce que « so hum », « je suis cela », en sanskrit.
Notes de bas de page :
- Un texte védique ancien, daté d’il y a plus de 2 000 ans.
- Shiva, Vandana, Earth democracy: justice, sustainability, and peace, Cambridge, Mass., South End Press, 2005. Disponible au CITIM en allemand et en anglais.
- 2019. https://www.yesmagazine.org/issue/nature/2019/05/03/vandana-shiva-seed-saving-forest-biodiversity
- Les peuples indigènes sont « ceux qui ont survécu à la colonisation et qui ont été affectés par celle-ci, tout en reconnaissant la diversité et l’autodétermination parmi ces groupes ». Smith, Linda Tuhiwai, Decolonizing Methodologies: Research and Indigenous People, Londres, Zed Books, 1999.
- 2014. https://www.youtube.com/watch?v=ePCqDOLUTvU
- Francis Bacon est l’un des premiers à avoir utilisé la métaphore de la nature en tant que femme à conquérir. Keller, Evelyn Fox, Reflections on gender and science, New Haven, Yale University Press, 1995.
- Voir note de bas de page n° 5.
- 2013. https://www.youtube.com/watch?v=ORXIGWEnF5Y