1. Autour des thèmes «traditionnels» de SOS Faim que sont la sécurité alimentaire, l’agriculture familiale «durable» et le soutien aux organisations professionnelles des paysans et des éleveurs, il s’agissait de discuter, avec les partenaires du Sud, des problèmes qui les préoccupent, tels que le changement climatique, la redistribution des richesses (fiscalité), la sécurité ou encore les migrations humaines. Il y a surtout le fait que, faute de politiques publiques nationales et internationales volontaristes, les inégalités en termes de revenus et d’accès aux droits fondamentaux (alimentation, éducation, santé, culture…) ne cessent de se creuser dans le monde, avec un coût social et humain énorme.
Dans ce contexte où clichés, mots-valises et autres jugements définitifs se déploient au rythme effréné de la machine médiatique globalisée, il y a une immense difficulté à appréhender la complexité des changements qui s’opèrent dans et entre les sociétés. L’Afrique, en particulier, est l’objet de toutes sortes de projections et se trouve au centre d’une foison d’interventions de nature exogène (système de l’aide; investissements privés) affichant pour ambition de contribuer à son «développement», tout en perpétuant le plus souvent un système de domination politique et économique.
L’action de SOS Faim et de ses organisations partenaires s’inscrit dans un projet collectif, porteur de progrès social et économique pour tous et notamment pour les franges les plus vulnérables de nos sociétés. Pourtant, depuis 20 à 30 ans que des organisations telles que SOS Faim existent, elles peinent à influer sur les tendances lourdes citées plus haut. Le système de l’aide, en particulier, se technocratise et élude, trop souvent et de manière inquiétante, le soubassement politique de la pauvreté et des inégalités. Pour ne citer que l’agriculture, le secteur privé transnational est en passe de convaincre les gouvernements africains et occidentaux, ainsi que les organisations inter-étatiques, qu’il est le mieux placé pour contribuer à relever le défi de la sécurité alimentaire en Afrique, ce qui fait planer de sérieuses menaces sur la préservation de la notion d’intérêt général et le devenir de la condition paysanne…
Malgré des trajectoires et profils singuliers, le point commun de tous les participants de l’Atelier de Porto-Novo est d’être engagés dans l’action sociale, d’être sensibles et attentifs à ce qui abîme les hommes et le monde, d’être mus par un désir de changement … et de se poser beaucoup de questions autour de : comment réaliser plus de justice sociale et économique? comment obtenir une meilleure redistribution des richesses, ainsi qu’une réelle souveraineté pour les pays du sud ? comment contribuer au développement d’une agriculture pourvoyeuse d’emplois dignes et qui préserve les ressources naturelles… ?
Les objectifs de l’Atelier ont été, en conséquence, de susciter un débat et des échanges avec les partenaires autour de deux notions, le changement social et les relations de partenariat, afin de les questionner dans une perspective de trajectoire (d’où l’on vient et vers quoi on se projette) et aussi de préparer de possibles réajustements dans la manière de travailler ensemble.
Il s’agissait de s’interroger sur la manière dont chacune des organisations peut contribuer au changement systémique de nos sociétés et ainsi participer d’une dynamique de transformation globale. Questions qui ne vont pas sans s’interroger aussi sur ce qui fonde la légitimité des ONGD, leur capacité de mobilisation sociale et celle aussi des alliances pour résister aux forces du capitalisme financier déshumanisant et proposer des alternatives crédibles.
2. En amont de la réunion de Porto-Novo, SOS Faim s’était interrogée sur son positionnement actuel, avec son identité d’ONGD européenne, mais aussi sur l’évolution politique et sociale des pays africains, au sein d’une interdépendance croissante des sociétés au niveau mondial, ainsi que le système de l’aide, dont elle est bien sûr partie prenante.
Les discussions et confrontations de points de vue avec ses partenaires, souvent très riches, mais aussi les lectures et participations à des séminaires ont fait évoluer SOS Faim dans la perception de son rôle d’ONG d’aide au développement. D’une approche, au départ, en 1993, plutôt caritative (lutter contre la pauvreté; aider des organisations africaines; soutenir des initiatives ; appuyer le développement de la microfinance), vers une posture critique de l’approche traditionnelle de « l’appui », du soutien pour mettre en avant l’importance du facteur politique dans ses actions et l’enjeu de partenariats basés sur la réciprocité. Certes, le premier métier de SOS Faim reste l’intermédiation financière entre, d’un côté, les pouvoirs publics et les citoyens-donateurs luxembourgeois et, de l’autre, les OSC africaines : mais derrière cette dimension financière du partenariat, apparaît une autre dimension à ne pas négliger : des relations humaines; un apprentissage de la complexité du contexte dans lequel évoluent les Organisations de la Société Civile (OSC) africaines ; des échanges d’analyses, des confrontations de points de vues, des conflits parfois ; un enrichissement mutuel sur le plan humain et intellectuel ; des échecs ; des réussites, de nombreux apprentissages…
Aujourd’hui, l’aide publique au développement peine à répondre aux multiples défis qui se posent sur le continent et est même franchement remise en cause, tant par les tenants d’une aide privée, qui dénoncent avec sévérité son inefficacité et remettent également en cause les politiques publiques en général, que par des intellectuels et des citoyens africains qui voient dans le système de l’aide, au mieux des solutions plaquées, exogènes, passant à côté des vrais enjeux ; au pire, une simple prolongation de l’assujettissement colonial3.
Afin d’impliquer autant d’acteurs de développement que possible dans ce «chantier», SOS Faim avait envoyé, en amont de la réunion de Porto-Novo, 33 questionnaires à des acteurs susceptibles de participer à l’Atelier. 30 réponses, souvent très détaillées, sont revenues et ont permis de structurer les débats de Porto-Novo en amont, autour de questionnements tels que : quel est cet ancien monde qui mute actuellement ? Le « progrès » est-il toujours à l’ordre du jour ? Quelles sont les logiques à l’œuvre (de cloisonnement, de survie, du tout marché, du chaos/terreur, d’exclusion, de profit, de conviction, de projet, de besoins, d’entreprise… ?) ; qui définit et formule les questions en débat ? qui est surtout « pris dans la nasse » (le « petit peuple », les « perdants ») ? sommes-nous, ONGD et OSC, encore perçues, notamment par les jeunes, comme des « acteurs de changement » (ou sommes-nous vues comme des supplétifs de l’ordre établi) ? Comment expliquer notre incapacité à agir, à faire bouger les choses ? Le concept de «développement» (durable) est-il un concept dépassé ? La démocratie est-elle une réponse d’avenir?
Cinq questions centrales ont pu être dégagées plus directement :
• sur quoi faut-il se mettre d’accord pour se « rencontrer » ? reconnaître nos différences ; les identifier : des identités, des statuts, des sensibilités, des références et vocabulaires différents; les accepter : tout ce qui sera dit aura de la valeur et sera écouté ; s’accorder sur ce qui nous est commun : des insatisfactions, des inquiétudes, des doutes, une intention commune : « en sortir » d’une part, « jeter des ponts » d’autre part ;
• s’accorder sur les pièges à éviter. Plutôt que de chercher d’emblée à formuler des affirmations, l’Atelier a préféré repérer les voies sans issue, pour les délaisser, et pour progresser, en ouvrant des voies nouvelles (chasse aux mots-valises et aux « concepts allant de soi » du discours du développement…);
• sommes-nous dans le même Monde? C’est une question de fond pour approfondir la question de la différence, et elle nous traverse tous. Son intérêt est que l’on ne peut répondre ni par oui ni par non. On est bien dans la même grande barque et si elle sombre, nous sombrons tous. Cependant, nos situations ne sont pas, ici et maintenant, les mêmes ; un Syrien, en fuite devant la guerre, n’a certainement pas le sentiment de vivre dans le même monde que les participants à l’atelier de Porto-Novo. Ce qui est certain, c’est que, si nous sommes bien « citoyens du même Monde », nous n’avons pas les mêmes lunettes pour le regarder. C’est également une question qui permet d’aborder celle de savoir ce qui meut le monde et de se situer par rapport aux idéologies qui ont à cela chacune leur réponse (Dieu, le mal, la main invisible du marché, la lutte des classes, la compétition, le profit…) et d’élucider les fonctions de l’idéologie (d’orientation, de mobilisation, d’occultation) ;
• avec quoi faut-il composer ? Cette méta-question s’est imposée à travers l’analyse des réponses au questionnaire, particulièrement celles des invités éthiopiens ou burundais que l’on ne peut pas soupçonner de rester dans leur « zone de confort ». Elle s’est posée, en des termes particuliers pour chacun, à tous les participants : c’est le principe de réalité (« prendre en compte les exigences du monde réel, et les conséquences de ses actes »). On voit que pour la plupart, la limite au compromis est la compromission et l’opportunisme. Il faut donc lier cette question à la suivante :
• sur quoi ne faut-il pas transiger ? C’est la question cruciale. Elle traverse celle de notre vision du monde (ce que l’on veut, ce que l’on refuse), de nos valeurs, de l’engagement, du militantisme, de la déontologie…, et c’est autour d’elle que peut se constituer un socle commun, se construire un « cadre renouvelé d’action collective et d’alliance pour le changement ».
3. Tout au long des trois jours de réunion au Centre Songhaï de Porto-Novo, les questionnements brièvement exposés ci-dessus ont pu être approfondis. Comme tout le monde était d’accord sur le fait qu’il ne fallait pas faire des « conclusions » ou « recommandations » finales, les « chantiers », de réflexion et d’action, restent ouverts.
Il n’est sans doute pas inutile, plutôt que de s’appesantir sur quelques «conclusions », de rappeler ici brièvement les « enjeux » qui continueront sans doute à alimenter les réflexions de SOS Faim et de leurs partenaires :
• quels sont les modèles alternatifs au capitalisme néo-libéral à notre disposition ? Comment éviter une logique de TINA (There Is No Alternative) ?
• comment réussirons-nous à bien gérer, voire à « maîtriser », les transitions démographiques ?
• comment transformer tous les savoirs et connaissances dont nous disposons aujourd’hui en stratégies opérationnelles, en faisant participer le plus de monde possible aux processus de décision et de mise en œuvre ?
• comment réussir à introduire plus de justice et d’équité dans un monde aux ressources limitées et marqué par les privilèges exorbitants de certains ?
• comment mettre en place des systèmes d’enseignement et de formation qui allient respect des traditions et ouverture au « progrès » et qui fassent interagir développement des compétences et culture générale ?
• comment réenchanter le monde, on ouvrant des perspectives d’avenir, capables d’enthousiasmer les jeunes et de permettre des mobilisations citoyennes fortes ?
• quel monde, quelle société, quels changements voulons-nous au fond et comment pouvons-nous, individuellement et collectivement, nous y impliquer ?
• quel(s) modèle(s) de développement, ou plutôt de coopération au développement, voulons-nous, au-delà des « systèmes d’aides » actuels ?
• comment donner sens à notre prise de conscience que, par notre action, nous sommes souvent « pompiers » d’un capitalisme néo-libéral qui a tendance à phagocyter et à commercialiser toute innovation et toute « déviance » légère? Comment ne pas «perdre notre âme» dans une lutte plus directement politique et comment résister aux sentiments d’impuissance et de lassitude, dans ce combat inégal ?
• comment abattre les barrières qui existent toujours entre les différents acteurs du changement et comment fusionner les énergies «nouvelles», venant notamment des jeunes et des mouvements citoyens, souvent spontanés et ponctuels ?
• comment pouvons-nous participer activement à un renouveau de la démocratie, dans ses contenus et dans ses processus ?
• comment lutter, chacun à son niveau et collectivement, contre la montée de l’extrémisme et de l’intolérance vis-à-vis de l’Autre ?
• comment éviter que notre besoin de sécurité humaine ne soit transformé par nos dirigeants en sécurité militaire, entraînant des réductions très importantes de nos libertés individuelles?
• comment réussir « la grande transition », en nous engageant dans un processus de profond changement culturel, en fixant le bien-être comme but ultime, en préconisant une culture de la suffisance, en mettant l’égalité au cœur du système, en visant l’élimination de la logique de la croissance, en repensant de manière critique le rôle du marché, en respectant les limites écologiques et en soignant nos communs mondiaux ?
A Porto-Novo, il y avait trois « murs » à la disposition des participants : un mur des inquiétudes et du désespoir, un mur des citations et un mur de l’espoir et du possible.
Prenons, pour « conclure », quelques extraits de ce mur de l’espoir et du possible :
Plus rien ne sera comme avant ;
On est riche de ce qu’on est, pas de ce qu’on a ;
Nous vivons dans un monde métissé ;
Des « modèles alternatifs » : agro-écologie ? permaculture ? gouvernance/sociocratie ? sobriété heureuse ? social business ? Il existe des propositions, des innovations, des expérimentations ;
Agir pour changer la vision de la société. Alliances ;
Agir par nos comportements individuels (même si la mise en cohérence idée-action est souvent difficile) ;
Coalition des bonnes volontés ;
Community level activism & protest movements ;
La violence comme ultime recours contre la violence institutionnelle ?
Creuser ensemble des espaces de résistance ;
Importance d’une éducation critique, tout en respectant les savoirs traditionnels ;
Éducation, sensibilisation, plaidoyer ! il ne faut jamais arrêter !
Youth population is curious, informed and ambitious ;
Face à la mondialisation : relocaliser, reterritorialiser. Proximité – ancrage ;
Tout ce que nous mangeons provient du monde agricole, donc il y a de l’espoir;
Le monde appartient aux agriculteurs et aux éleveurs, via leurs Organisations de Production (OP);
Autonomisation et renouvellement des OP ;
Amélioration de la qualité de représentation des OP et de la société civile ;
Continuer à améliorer notre compréhension des évolutions et des processus.
Notes:
1 le Centre Songhaï est un centre de formation, de production et de recherche & développement en agriculture durable, se fondant sur l’agrobiologie, et qui repose sur un système intégré de production entre agriculture, élevage et pisciculture, visant à créer une alliance entre l’homme, l’environnement et la technologie
2 en plus de l’équipe de SOS Faim Luxembourg (9 personnes), il y avait des représentants du Bénin, du Burkina Faso, du Cameroun, de l’Ethiopie, de France, du Mali, du Niger et du Sénégal.
3 dans ce contexte, il a été souvent fait allusion, à Porto Novo, tant aux travaux d’un Achille Mbembe et d’un Felwine Sarr, qu’aux « Ateliers de la Pensée » que ces deux intellectuels ont organisés, en 2016 et 2017, au Sénégal. Tout comme sur la scène artistique africaine, on voit monter aujourd’hui, sur le continent africain, une immense aspiration et une forte revendication pour replacer les rênes du destin des Africains entre leurs mains propres et ainsi mettre un terme à un système de domination politique, économique, social et culturel qui n’a que trop duré, et prospère au sein d’une mondialisation porteuse d’insupportables inégalités. De plus en plus d’Africains aspirent, quelque 60 ans après les indépendances, à la souveraineté politique, économique, culturelle et appellent à un recentrage de l’Afrique sur elle-même : non dans mouvement de repli sur soi, mais pour s’appuyer sur ses valeurs, ses cultures, ses forces et ainsi les transformer en un dessein politique qui lui soit propre et non plus imposé de l’extérieur.
Raymond Weber, membre de SOS Faim