Comment l’État-providence pour les entreprises maintient artificiellement le capitalisme en vie

L’un des secrets les plus sordides du capitalisme a toujours été qu’il n’a que très peu à voir avec les marchés libres et qu’il est depuis le début inextricablement lié aux structures de domination de l’État. Les États du début de l’ère moderne ont accordé des droits de monopole à des commerçants et des banquiers, comme les Fugger, en échange de crédits avec lesquels les souverains payaient des mercenaires et de l‘armement. Ce n’est que grâce à ces crédits que les États territoriaux en cours de formation ont pu asseoir leur pouvoir. Et ce n’est que grâce aux monopoles consentis que les commerçants et les banquiers ont pu obtenir l’énorme concentration de capitaux entre leurs mains, sans laquelle le capitalisme serait impensable. Les premières sociétés anonymes du 17e siècle étaient créées par les États, qui les ont dotées de chartes, de droits de monopole et même de moyens militaires.[1]

Au fil des siècles, plusieurs autres méthodes ont été développées par les États pour faire tourner la machine de la valorisation sans fin de l’argent. Trois stratégies sont particulièrement importantes à cet égard : les subventions, les rentes issues des droits de propriété et l’appropriation par la dette. Cette trinité de l’économie d‘accaparement devient de plus en plus importante à mesure que l’économie mondiale devient plus instable, car elle génère des flux financiers durables, même lorsqu’il n’est plus guère possible de réaliser des bénéfices sur le marché par la vente de biens et de services.

Des groupes sous perfusion 

Dans presque tous les pays du monde, il existe un maquis complexe de subventions à travers lequel les groupes privés sont continuellement soutenus par l’argent des contribuables. Au cours des dernières décennies, ce réseau de subventions est devenu une sorte de poumon artificiel pour le capitalisme agonisant. Sans le soutien massif de l’argent des contribuables, une grande partie des 500 plus grands groupes de la planète aurait fait faillite depuis longtemps. Selon les calculs du Fonds monétaire international (FMI), l’industrie du pétrole, du gaz naturel et du charbon est par exemple subventionnée chaque année à hauteur de 5900 milliards de dollars. Dans ce contexte, le fait que le gouvernement fédéral allemand subventionne la construction de terminaux GNL à hauteur de 7 milliards d’euros pour importer l’une des sources d’énergie les plus nocives pour le climat, le gaz de fracturation, semble presque être peanuts. Ou lorsqu’il offre 4,4 milliards supplémentaires aux groupes charbonniers RWE et LEAG pour un « manque à gagner ».

Les gigantesques subventions pétrolières soutiennent également massivement l’industrie automobile en crise dans le monde entier. L’Office fédéral allemand de l’environnement a calculé que le trafic automobile en Allemagne, si l’on tient compte des dommages environnementaux et des accidents, coûte chaque année 59 milliards d’euros de plus à la collectivité que ce que le fisc perçoit par le biais des impôts et taxes liés à l’automobile.[2]  Si les coûts réels étaient répercutés sur le prix de l’essence, conduire une voiture serait inabordable pour la plupart des gens et le secteur s’effondrerait.

L’industrie aéronautique produit la part de gaz à effet de serre qui augmente le plus rapidement et ne paie rien pour les dommages qui en résultent. Ses infrastructures, notamment la construction d’aéroports, sont presque exclusivement payées par les contribuables. Le seul aéroport BER près de Berlin a déjà englouti sept milliards d’euros, l’équivalent d’environ un million de places de crèche. L’exemption de la taxe sur le chiffre d’affaires et de la taxe sur le kérosène coûte à elle seule 12 milliards d’euros par an à l’État allemand.

L’ensemble du système des grandes banques des États-Unis, d’Allemagne, de France, de Grande-Bretagne et de nombreux autres États n’existerait plus aujourd’hui s’il n’avait pas été sauvé, à partir de 2008, avec l’argent des contribuables à hauteur de 1 000 milliards. En fin de compte, après tous les remboursements effectués, le sauvetage des actionnaires a coûté 60 milliards d’euros à la seule Allemagne. En outre, la Banque centrale européenne (BCE) a injecté 9 000 milliards d’euros dans le secteur bancaire par le biais de ce que l’on appelle le Quantitative Easing après la crise financière. Un mois de ces programmes de soutien aurait suffi à résoudre la crise de la dette publique grecque. Mais au lieu de cela, la BCE, le FMI et la Commission européenne, avec le soutien massif du gouvernement allemand, ont poussé la Grèce dans une crise humanitaire afin d’imposer un programme radical de coupes et de privatisations. Les soi-disant plans de sauvetage de la Grèce, d’un montant de 300 milliards d’euros, ont été entièrement consacrés au secteur bancaire, notamment pour soutenir les banques allemandes ; la population grecque n’en a pas bénéficié.

L’industrie pharmaceutique a également bénéficié de subventions massives. Lors de la crise du Covid-19 par exemple, Pfizer et Moderna ont reçu huit milliards d’euros de subventions publiques pour le développement de vaccins, pour ensuite enregistrer des bénéfices inédits de 20 milliards qui sont passés dans les mains des actionnaires. Ces entreprises ne paient pratiquement pas d’impôts. Moderna, par exemple, n’a versé que sept pour cent de son profit au fisc. On peut aussi appeler cela le « socialisme pour les riches ». En anglais, on parle aussi volontiers de corporate nanny state, l’État-providence pour les entreprises.

Selon des estimations, l’évasion et la fraude fiscales tolérées par les États ou même – comme dans le cas du Luxembourg – l’organisation institutionnelle d’évitement fiscal, coûtent au fisc de l’Union européenne plusieurs centaines de milliards d’euros par an – il s’agit là aussi d’une subvention aux grandes entreprises et aux riches.

L’industrie agricole, qui est en grande partie responsable du chaos climatique, de la disparition des espèces et de la crise de l’eau, reçoit de Bruxelles quelque 50 milliards d’euros pour dévaster ce qu’il reste de nos écosystèmes.

L’industrie de l’armement – sans doute le plus destructeur de tous les secteurs, qui a connu un nouveau boom avec la guerre en Ukraine – est de toute façon presque entièrement financée par les États. Les États-Unis à eux seuls y consacrent chaque année 850 milliards de dollars, et la tendance est à la hausse. En revanche, les pays industrialisés n’ont toujours pas tenu leur promesse de mettre à disposition la somme comparativement modeste de 100 milliards de dollars pour aider les pays du Sud à surmonter les conséquences les plus graves du chaos climatique.

On pourrait continuer cette liste pendant un bon moment. Elle montre que les « marchés libres » dont on parle tant ne sont qu’un mirage, un mythe soigneusement entretenu pour dissimuler le fait que la machine à faire fructifier l’argent à l’infini ne fonctionne plus que parce que nous la subventionnons chaque jour avec des sommes colossales provenant de l’argent des contribuables. Alors que les États du monde entier réduisent massivement leurs dépenses, notamment dans le domaine social, ces subventions ne sont guère touchées, et sont même souvent étendues.

Les défenseurs de cet État-providence pour les entreprises avancent maintenant l’argument que cela permettrait de garantir des emplois. Cet argument est manifestement absurde, car avec le même argent, on pourrait tout aussi bien promouvoir d’autres activités d’intérêt général qui créent souvent bien plus d’emplois par euro investi, par exemple dans le domaine de la santé, des transports publics, de l’éducation ou de l’agriculture biologique à petite échelle.

La liste montre également que les plus grands bénéficiaires de subventions sont également les secteurs les plus destructeurs de la planète. Une règle semble s’appliquer : plus c’est destructeur, plus l’aide publique est importante. Presque toutes les entreprises principalement responsables du chaos climatique, y compris les banques qui les financent, seraient soit en faillite soit en grande difficulté si elles n’étaient pas maintenues artificiellement en vie par les États. En d’autres termes, la suppression de ces subventions est un levier décisif pour stopper la spirale de la destruction et mettre en place une transition socio-écologique. La perfusion à laquelle sont soumises ces entreprises est aussi leur point le plus vulnérable. Car si les entreprises transnationales sont difficilement attaquables démocratiquement, ce sont les citoyens qui décident – du moins en théorie – de l’utilisation de l’argent des contribuables. Les géants apparemment tout-puissants de l’économie mondiale trébucheraient très rapidement si on leur coupait l’alimentation artificielle.

La rente plutôt que le profit

Le système de subventions aux entreprises, à leurs actionnaires et à leurs dirigeants, fait partie d’une structure plus large que l’on a parfois qualifiée de néo-féodalisme. Les couches supérieures ont réussi à s’assurer un « revenu maximal inconditionnel », largement découplé de leurs performances et de leurs manquements. Ce ne sont pas les succès sur le marché qui maintiennent et augmentent les grandes fortunes et les revenus, mais des stratégies de protection des privilèges, notamment par l’influence exercée sur l’État. L’économie de dons de l’État pour les super-riches s’associe à des structures dynastiques dans lesquelles le pouvoir et la richesse se transmettent par la naissance, comme autrefois dans la noblesse.

Cela implique également qu’une part de plus en plus importante du capital ne s’accroît pas par la production et la vente de biens et de services, mais par ce que l’on appelle en économie des « rentes ». Ici, « rente » ne signifie pas pension de vieillesse, mais un revenu provenant de taxes pour l’utilisation de terres, de propriétés résidentielles ou de « droits de propriété intellectuelle », par exemple de brevets. Ce qui est décisif ici, c’est que les détenteurs de capitaux ne produisent rien du tout pour le vendre ensuite, mais génèrent un revenu uniquement à partir du titre juridique d’une propriété.

Au-delà du tribut : la séparation de l’État et du grand capital

Le tribut est une taxe qu’un peuple vaincu doit payer au vainqueur. Ne pas se soumettre, c’est rejeter le droit au tribut. C’est ce qu’ont fait autrefois la résistance juive contre l’Empire romain ou le mouvement de libération indien contre l’Empire britannique.

Pourtant, à y regarder de plus près, l’adversaire prétendument invincible a aujourd’hui des pieds d’argile. Le système mondial de tribut ne fonctionne que parce que les gouvernements élus canalisent l’argent de nos impôts par d’innombrables voies ouvertes et cachées vers les mains des un pour cent les plus riches et finissent par nous convaincre que tout cela repose sur des « succès de marché ». La première étape pour surmonter ce système consiste à le mettre en lumière, à contester sa légitimité et à en faire un sujet de débats politiques. L’alimentation des entreprises par l’État, par exemple, n’est pratiquement jamais un sujet de campagne électorale ou de débat. La plupart des gens n’ont aucune idée de ce qui est réellement fait avec l’argent de leurs impôts et des alternatives possibles.

Dans une perspective plus large, il s’agit de prendre enfin au sérieux la séparation de l’État et du capital. Les libéraux ont toujours demandé que l’État se tienne à l’écart de l’économie. Mais jusqu’à présent, cela s’est avéré n’être qu’une façade rhétorique, car les cordons ombilicaux avec lesquels l’État alimente le capital privé sont passés sous silence avec élégance. Et ce pour une bonne raison : prendre la rhétorique libérale au mot signifierait la fin du système capitaliste mondial, qui ne peut exister sans alimentation publique.

Une séparation effective de l’État et du capital créerait d’énormes espaces de liberté pour d’autres formes d’économie plus viables. Pour ce faire, il n’est nullement nécessaire de partir de zéro. Depuis la Révolution française, les mouvements sociaux ont réussi, au cours de longues luttes, à arracher à l’État, qui n’était au départ qu’une organisation militaire despotique, des fonctions d’intérêt général. Poursuivre dans cette voie signifie couper petit à petit les cordons ombilicaux du capital et du complexe militaro-industriel et canaliser les ressources ainsi libérées dans la construction d’une société écologique post-capitaliste. Cela implique également un changement profond de nos institutions économiques, de leurs formes de droit et de propriété.[3]

 

** Fabian Scheidler est l’auteur du livre Das Ende der Megamaschine. Geschichte einer scheiternden Zivilisation, qui a été traduit en plusieurs langues, notamment en français aux éditions du Seuil (www.megamaschine.org). Son dernier livre s’intitule L’étoffe dont nous sommes faits. Pourquoi nous devons repenser la nature et la société (Piper 2021).

Fabian Scheidler écrit en tant que journaliste indépendant, notamment pour le Berliner Zeitung, le Frankfurter Rundschau, le Wiener Zeitung, le Taz, les Blätter für deutsche und internationale Politik et Radio France. En 2009, il a reçu le prix Otto Brenner des médias pour son journalisme critique.

www.fabianscheidler.com


Notes:

[1] Cf. Fabian Scheidler : La fin de la mégamachine. Geschichte einer scheiternden Zivilisation, Promedia Verlag, Vienne 2015 (en français : Le Seuil, Paris 2020).

[2] Agence fédérale de l’environnement : Données sur les transports, Dessau 2012, p. 62, www.umweltbundesamt.de/publikationen/daten-verkehr

[3] Sur le thème de l’État, du capital, des subventions et du tribut, ainsi que sur les perspectives d’une économie post-capitaliste, voir également Fabian Scheidler : Chaos. Le nouvel âge des révolutions, Promedia Verlag, Vienne 2017

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