Quel est le but de la caravane informative de solidarité internationale avec le Nicaragua ?
Yerling Aguilera – La caravane est de la même nature que les mobilisations au Nicaragua parce qu’elle est une initiative autoconvoquée de quelques personnes qui avaient le sentiment qu’il y avait peu d’information sur la situation au Nicaragua. Nous avons quelques axes de travail qui se sont élargis avec le temps et le chemin parcouru. Au début, nous avons commencé à fournir des informations aux médias à partir de ce vide que nous avons identifié. Ensuite, nous avons élargi nos activités en collaborant avec des organisations des droits humains ici en Europe et en prenant contact avec des groupes politiques plus progressistes, car nous avons jugé nécessaire de contester cette situation à partir de la gauche. Nous estimons donc que le fait d’élargir la contestation et d’avoir obtenu le soutien de groupes de gauche constitue un exploit. Une autre réalisation a également été d’obtenir le positionnement de certaines instances politiques, comme des conseils municipaux ou le congrès en Espagne.
Fidel Ernesto Narvaez – L’une des principales réalisations a été d’aider à « reconfigurer » les émigrés nicaraguayens afin qu’ils se rendent compte qu’ils ont la possibilité de faire partie d’un processus historique interne à travers les actions qu’ils entreprennent à l’étranger. Ce réexamen s’inscrit dans le cadre de l’institutionnalisation de la migration nicaraguayenne en tant que diaspora politique, c’est-à-dire les migrants économiques ont acquis une nouvelle dimension politique – non seulement on quitte le pays à la recherche d’une vie meilleure, mais on le quitte aussi en devenant un acteur politique pouvant qui peut changer les choses et internationaliser l’action politique.
Suite à la rencontre avec le ministère de la coopération, que pensez-vous de la position actuelle du gouvernement luxembourgeois ?
YA – Nous considérons comme positif que la coopération luxembourgeoise ait temporairement gelé ses déboursements directs au gouvernement nicaraguayens. On s’attendait à une impulsion plus forte de la part du gouvernement luxembourgeois, en soutenant par exemple les actions en faveur des droits humains qui ont été mises en place au Costa Rica pour venir en aide aux personnes déplacées par la situation de violence politique.
FE – La notion de coopération internationale avec le Nicaragua évolue et il est non seulement nécessaire de communiquer et de geler les fonds, mais aussi de jouer un rôle plus actif, voire avant-gardiste dans la défense des droits humains.
Quelles sont les solutions à la crise ?
YA – Évidemment, nous estimons que pour que le Nicaragua redevienne une démocratie, avec un système judiciaire qui fonctionne, le départ d’Ortega est nécessaire. Mais il est également nécessaire que dans ce processus nous puissions visualiser les acteurs et les systèmes qui ont contribué à marginaliser les sujets politiques populaires. Ensuite, il faudra aussi articuler les bases qui ont déjà été mises en place au Nicaragua : depuis le mois d’avril une démocratisation par le bas a lieu et elle est menée à partir du démantèlement des institutions qui selon la population ne fonctionnent plus.
FE – En trois mois, nous avons réussi à déclencher une révolution éthique. Et, sur la base de l’éthique, nous avons démontré que le gouvernement est en dehors du cadre de la légalité. Nous devons saisir cette opportunité et poursuivre une critique d’ordre systémique et non pas seulement d’ordre politique. Pour que la mobilisation ne soit pas récupérée par d’autres acteurs, à partir de maintenant, tous les efforts doivent porter sur la création d’un mouvement révolutionnaire historique et l’union des peuples avec cette hyperactivité que nous avons dans les tranchées, sur les barricades et dans les rues. Si avec toute cette mobilisation nous pouvons nous réorganiser théoriquement, politiquement et idéologiquement, la bataille sera définitivement gagnée parce que nous aurons changé la structure de notre société, pas seulement un gouvernement pour en former un autre.
Quels sont les antécédents du conflit?
FE – Le Nicaragua est longtemps resté silencieux, mais ce silence ne signifie pas qu’il n’y a pas eu un germe de pensée ou d’introspection critique. Maintenant, ce qu’il faut mentionner, c’est que lorsque nous sommes sortis dans la rue, nous l’avons fait de façon transversale. Alors je crois que nous n’émettons pas de bruit, mais nous nous contentons de danser comme le font les abeilles ; cette danse est la barricade : nous élevons la barricade, les mortiers, les bruits, les slogans, les chansons, les poèmes, etc. C’est notre style de danse pour communiquer collectivement. En d’autres termes, ce qui a exercé une telle pression sur le gouvernement, c’est le soulèvement du peuple entier, ce qui a donné un caractère spontané aux manifestations. Mais il n’y avait pas de spontanéité, c’était un travail préalable de bouillonnement de toute cette injustice en matière de salaires, de droits sociaux, de pensions, de politiques publiques, toute cette suite d’injustices que nous avions observée. Nous pourrions énumérer chacune d’entre elles : la réforme de la Constitution, les pactes politiques, la réforme de la loi électorale, la question de la confiscation de 5% des retraités, le gel du salaire minimum, le prix du panier de base, la migration économique, la pression fiscale zéro sur le grand capital etc. Il me semble important de mentionner ce genre de langage (ou de danse), que nous, en tant que peuple, avons communiqué, manifesté et exprimé face au gouvernement, à l’unisson et avec force. En conclusion, le Nicaragua a sa propre forme d’expression politique qui n’est pas similaire à celle de ses voisins, mais qui, sous la pression politique, va à l’encontre d’une réalité qui est la même que celle d’un voisin.
YA – Au Nicaragua, les gens avaient l’impression que le gouvernement était incapable, par exemple, de résoudre certains problèmes. Donc, les gens ont commencé à rejoindre le mouvement, de plus en plus chaque jour, parce qu’ ils ont vu que la réponse du gouvernement devant la mobilisation des universités a été une réaction violente et qu’il était incapable de répondre à la demande de dialogue. Ils se sont rendu compte qu’ils étaient face à un gouvernement illégitime, un gouvernement illégitime qui ne peut plus rien faire s’il ne tue pas, s’il n’envoie pas un groupe de police ou un groupe para-policier. C’est pourquoi après les premiers décès on s’est aperçu que la bulle de sécurité s’était brisée. Puis on est évidemment passé à un niveau plus intime car on savait que son environnement (et sa propre vie) est en danger. C’est lorsqu’on perçoit l’immédiateté du conflit qu’on se mobilise.
A quel moment avez-vous réalisé qu’il ne s’agissait pas seulement d’une mobilisation d’un ou deux jours, mais d’un mouvement qui s’est inscrit dans la durée et qui est devenu un mouvement populaire global demandant le départ d’Ortega ?
YA – Pour moi, il y avait plusieurs signes : le premier, le plus évident, comme je l’ai dit à un autre moment, c’était la mobilisation des universités. Les universités étaient gangrenées par ce parti, ce gouvernement et ce système familial et elles n’avaient pas beaucoup de place pour l’autonomie ou la mobilisation. Si un groupe d’étudiants a réussi à se faire entendre, c’est qu’il y avait aussi un malaise accumulé dans les universités. Historiquement, les étudiants ont été des acteurs politiques très actifs au Nicaragua.
Le second était le fait de voir que les bastions sandinistes ou plutôt de l’orteguisme s’élevaient. Nous savions alors que nous nous trouvions face à un scénario où les mêmes personnes qui avaient eu dans le passé de la sympathie pour Daniel Ortega étaient en train de prendre leurs distances. Enfin, les quartiers populaires de Managua, les quartiers les plus marginaux, ont également commencé à se mobiliser pour déployer des barricades. Il était donc très difficile de contenir toute cette mobilisation sans avoir mis en place un canal de dialogue pour écouter ces gens. Et cela a conduit à un conflit majeur et à une mobilisation massive.
Beaucoup de sandinistes, Ortega lui-même, disent que vous êtes des gens de la CIA, financés par les États-Unis. Maintenant avec la nouvelle loi anti-terroriste vous êtes aussi des « terroristes ». Comment vous définissez-vous ?
YA – Bien avant le mois d’avril, j’ai essayé autant que possible d’accompagner certaines voix, certaines luttes comme la paysannerie, le mouvement féminin et cela dans une perspective de gauche. Je m’assume donc en tant que femme de gauche avec tout ce que cela implique et avec toutes les limites. Je m’assume aussi en tant que personne qui a été touchée sur la voie de la défense des droits humains – le fait de montrer son visage et de faire entendre sa voix dans un contexte dangereux n’est pas sans conséquences.
Ce que je répondrais à ceux qui prétendent que nous sommes financés par les États-Unis, par la CIA, c’est qu’ils ne sont pas conscients de la solidarité au sein du peuple nicaraguayen. La solidarité est la base parce qu’elle a nourri les processus révolutionnaires comme celui du Nicaragua. Cette solidarité se manifeste en ce moment même : le voisin, la personne qui cuisine pour les étudiants, la personne qui aide les gens des quartiers pauvres. Cette solidarité est ce qui nous meut.
FE – Je préfère ne pas parler de moi-même mais du concept de militants des droits humains au Nicaragua. Chaque personne peut devenir un militant des droits humains parce que nous ne devrions pas professionnaliser ou regrouper l’activisme dans de simples activités institutionnelles. Je voudrais garder l’idée que chaque habitant d’un quartier, d’une municipalité ou d’un village est un militant des droits humains, parce qu’au Nicaragua, le plus grand militant des droits humains est celui qui doit d’abord protéger sa vie. En tant que professeur, je me considère comme un activiste mais je crois aussi qu’un ouvrier ou un artisan qui fait un mortier est aussi un activiste parce qu’il crée les moyens de se défendre. Je pense que nous devons nous mettre à jour et faire de la place à ces gens. Par exemple la photo de Javier Bauluz (voir ci-contre ou ci-dessous ou dépendant l’emplacement de la photo) avec ces personnes qui font des tortillas, tout le quartier achète chez eux, et ensuite ils vont sur les barricades. Leur maison n’a même pas de porte. Je me demande donc quand je regarde cette photo « Ne sont-ils pas eux-aussi des activistes » ? Oui, ils le sont, ils le sont plus que moi parce qu’ils luttent chaque jour contre cette différence de privilèges de classe et en plus ils ont la force et la volonté d’aller dresser des barricades.
YA – Je crois qu’en Amérique latine et plus particulièrement maintenant au Nicaragua, être activiste, c’est aussi être militant parce qu’on ne peut pas séparer les deux. Je trouve donc qu’il faut au moins essayer de mettre la lumière sur ce qui se passe, à partir d’un travail évidemment un peu limité et réduit. Nous nous sommes engagés dans l’aventure de la caravane parce que nous avons senti et intériorisé l’injustice qui se produisait, et ceci nous a poussé à agir.
Magali Paulus, Frères des Hommes Luxembourg