De la reconnaissance à la justice environnementale : les droits de la nature en pratique

Cet article est issu des échanges qui ont eu lieu lors  du « Forum intercontinental sur  la nature et ses droits »,organisé par Acción Ecológica et ASTM en mars 2023. Cette rencontre virtuelle adressée aux 30 organisations partenaires de l’ASTM, a eu pour but de partager des réflexions sur la notion de nature, ses droits, les expériences pratiques pour sa défense et les différentes stratégies mise en place pour affronter son instrumentalisation.*

La nature, entendue comme un ensemble et connue sous le nom de Pachamama ou Terre Mère, ou les écosystèmes tels que les rivières, les montagnes, les lacs ou les glaciers, entre autres, sont dotés d’une personnalité juridique, soit d’un point de vu constitutionnel ou légal, soit par le biais de décisions de justice ou de déclarations de communautés ethniques dans le cadre de leur processus d’autodétermination et de leur autonomie.

L’histoire commence à Tamaqua, en Pennsylvanie aux États-Unis, dans un contexte de lutte communautaire contre le pouvoir des entreprises qui définissait alors les pratiques de gestion des boues d’épuration (sewage sludge) dans le cadre de régimes de responsabilité limitée concernant une activité présentant un risque pour l’environnement, impliquant l’utilisation comme biofertilisant de boues contenant des déchets humains et industriels. C’est pourquoi en 2006 les habitants ont soutenu une ordonnance visant à protéger la santé et le bien-être humain, ainsi que la salubrité des eaux souterraines et de surface.

Cette ordonnance serait passée comme un énième cas de communautés locales luttant contre les déversements toxiques, mais la véritable nouveauté a été le narratif employé dans les clauses de l’ordonnance. Premièrement, ils ont estimé que toute atteinte à l’existence et au bien-être des écosystèmes serait illégale et que tout dommage causé pourrait donner lieu à des mesures conservatoires ou à une indemnisation. À cette fin, dans l’ordonnance, les résidents du district, ainsi que les communautés naturelles et les écosystèmes ont été considérés comme des individus. Ils se sont en outre confrontés aux puissances corporatives en restreignant les pouvoirs des entreprises, sur la base de l’idée que le pouvoir appartient au peuple et qu’il n’est pas démocratique que des charges excessives soient imposées sans son consentement. Par la suite, plus de vingt déclarations similaires ont été effectuées dans d’autres localités[1].

Deux ans plus tard, en Équateur, la première constitution nationale a été promulguée, reconnaissant la nature comme un sujet autonome ayant droit au « respect total de son existence et au maintien et à la régénération de ses cycles vitaux, de sa structure, de ses fonctions et de ses processus évolutifs », d’être défendue par toute personne ou communauté, ainsi qu’à la restauration et à l’indemnisation indépendantes des communautés affectées par des systèmes naturels pollués ou endommagés.

Bien que certains considèrent cette reconnaissance comme résultant de l’influence des indigènes et des écologistes sur la constituante, la vérité est qu’un facteur décisif a été la nécessité de faire face à la criminalisation de la défense de l’environnement dans le pays. L’Assemblée Constituante, qui jouissait des pleins pouvoirs lors de l’élaboration du texte, a accordé des amnisties pour des délits allant de la simple manifestation non autorisée au terrorisme, des infractions pénales couramment utilisées dans la répression des conflits environnementaux. Environ 500 personnes, impliquées dans au moins 20 processus de résistance en ont bénéficié. Ce mécanisme a ensuite été utilisé à trois autres reprises pour endiguer l’utilisation abusive du droit pénal à l’encontre des défenseurs de la nature.

Cette nouveauté constitutionnelle a inspiré la constitution bolivienne l’année suivante dont le texte a reconnu le droit à un environnement sain, tant pour les êtres humains au niveau individuel et collectif que pour les générations futures et « les autres êtres vivants ». Les droits de la nature ont par la suite été inclus dans le projet de constitution chilienne, dans les législations panaméenne et ougandaise et ont été incorporés dans des constitutions d’États fédérés comme ceux de Guerrero, Colima et Mexico au Mexique, ainsi que dans des lois locales comme dans le département de Nariño en Colombie, la ville de Derry au Royaume-Uni, les municipalités de Santa Fe en Argentine et celles de Serro, Paudalho, Pernambuco et Florianopolis au Brésil.

Parallèlement, en Nouvelle-Zélande, la reconnaissance du fleuve Whanganui comme personne morale prenait forme. Il s’agit de l’un des plus longs processus de revendication de droits bioculturels de l’histoire. Les tensions concernant la souveraineté sur les ressources naturelles entre la Couronne et le peuple Maori ont conduit le tribunal de Waitangui à reconnaître en 1999 l’histoire de la dépossession et de la limitation de l’accès des tribus au fleuve et à proposer un processus de réparation. Le dialogue a débuté en 2002 et, en 2011, un premier accord a été conclu sur la base de deux postulats : le fleuve – le Te Awa Tupua – doit être considéré comme un être indivisible dans ses éléments physiques et métaphysiques et son bien-être est étroitement lié à celui du peuple Maori.

Les négociations se sont poursuivies, le projet de loi qui devait officialiser la réparation des préjudices a été soumis à référendum en 2014 et en 2017 le Te Awa Tupua (Whanganui River Claims Settlement) Act a finalement été promulgué. Toutefois, partout dans le monde, c’est la nouveauté juridique de la déclaration d’un fleuve en tant qu’individu a été soulignée, omettant d’approfondir sa nature d’acte de compensation et de réparation des injustices historiques subies par les Maoris.

Cette décision a eu un impact immédiat sur la production de normes et sur l’activité judiciaire dans le monde, poussant les législateurs et les juges à reconnaître d’autres fleuves comme des personnes morales en évoquant le cas néo-zélandais. Ont ainsi été déclarés sujets de droit par la loi les fleuves Paraná en Argentine, Yarra en Australie, Laje au Brésil, Narmada en Inde et Llallimayo au Pérou, et, par décision de justice, les fleuves Turag au Bangladesh, Gange et Yamuna en Inde, Loja, Monjas et Alpayacu en Équateur et 11 autres fleuves en Colombie.

Les fleuves ont été suivis par d’autres écosystèmes également déclarés sujets par des normes de différents niveaux comme la source d’eau minérale San Severino Ramos au Brésil, la mer des Wadden aux Pays-Bas, la Mar Menor en Espagne, le parc Te Urewera et le mont Taranaki en Nouvelle-Zélande et jusqu’à la grande autoroute océanique en Australie. Par des arrêts, il en est allé de même pour les lacs Tota en Colombie, Sukhna en Inde et Conceição au Brésil, les glaciers Gangotri et Yamunotri en Inde, le système de réserves de la barrière de corail du Belize, les parcs nationaux Isla de Salamanca, Complejo de Páramos Las Hermosas et Los Nevados en Colombie, et même l’Amazonie.

Enfin, des initiatives similaires ont été lancées par des peuples autochtones. Aux États-Unis, le peuple Yurok a reconnu les droits du fleuve Klamath, le peuple Menominee ceux du fleuve du même nom, la tribu des Nez-Percés ceux du fleuve Snake, le peuple Chippewa a reconnu les droits du manoomin ou riz sauvage et de l’eau douce dans laquelle il est cultivé ; au Canada, le Conseil du peuple Innui a reconnu les droits du fleuve Magpie, et au Guatemala, l’Alliance des autorités ancestrales du département du Sololá a déclaré que le lac Atitlán était un être vivant.

Le nombre et la diffusion de ces déclarations indiquent qu’une transplantation réglementaire[2] frénétique a fait irruption sur la scène socio-juridique et qu’elle sera couramment et fréquemment utilisée comme mécanisme légal ou judiciaire pour soutenir les luttes environnementales, et bien qu’elle ait tendance à s’enfermer dans des développements d’ordre émotionnel ou mystique, en homogénéisant son origine et sa finalité, il est certain que chaque cas répond à un contexte et à des intérêts très particuliers.

Par exemple, la reconnaissance de la personnalité juridique des fleuves Atrato en Colombie, Monjas en Équateur et Yarra en Australie est extrêmement différente. Dans le premier cas, la déclaration vise à prévenir la pollution causée par l’extraction illégale d’or, qui déverse des millions de litres de substances toxiques par an, contaminant l’eau et la base alimentaire des communautés riveraines et détruisant le lit du fleuve à l’aide de pelleteuses et de dragues, dans un contexte de conflit armé persistant entre diverses organisations criminelles ; dans le second cas, il s’agit d’un exemple typique de non-respect des obligations d’assainissement des eaux usées déversées dans le fleuve et le troisième cas est un modèle similaire à celui de la Nouvelle-Zélande où la planification de la gestion de la rivière cherche à inclure la vision culturelle du peuple indigène Wurundjeri. Ces différences marquent résolument un changement d’accent dans la mobilisation sociale, les méthodes employées, la portée de la déclaration et très certainement, le succès de l’initiative.

On note également des différences entre les initiatives issues de la base et celles émanant du sommet. Lorsque les communautés ont combattu pour la reconnaissance comme stratégie de lutte, elles ont trouvé une plate-forme importante pour positionner leurs revendications et exposer leurs droits bioculturels et les pratiques prédatrices sur la nature ; certains ont en effet construit des dynamiques importantes de contrôle de la gestion environnementale, tandis que d’autres ont évidemment rencontré l’opposition et les contre-attaques d’acteurs privés ayant des intérêts dans les écosystèmes protégés. Il y a une variété de cas. Les cas sont variés.

Il convient également de reconnaître que certaines initiatives ont été prises de manière opportuniste pour mettre en avant des politiciens ou des partis politiques, en ajoutant des déclarations à la législation environnementale, sans changement majeur dans la matrice de développement ou dans la culture administrative et avec peu ou pas de dialogue avec les luttes communautaires. Des exemples extrêmes peuvent être trouvés dans les discours internationaux sur l’environnement tenus par certains chefs d’état, alors même que l’extractivisme augmentait dans leur pays. Ainsi, en Bolivie et en Équateur, les droits de la nature coexistent avec l’amplification d’un extractivisme violent, à travers des projets tels que Tipnis ou Yasuní.

Certains juges ont également instrumentalisé des affaires pour se hisser à l’avant-garde du progressisme judiciaire en déclarant sujet de droit un écosystème, reprenant le modèle du fleuve Whanganui dans lequel un organe décisionnel avec représentation communautaire a été créé, sans que les plaignants aient requis une telle déclaration et mettant l’organisation communautaire en difficulté en créant des scénarios forcés de participation, avec ambivalence et contradictions.

On ne sait pas quelle sera l’ampleur de cette tendance et il y a autant de raisons de s’inquiéter que d’espérer. Ces déclarations pourraient être tout simplement inoffensives, ne transformant pas le modèle de développement ni progresser la justice environnementale et sociale. Mais elles pourraient aussi s’avérer très dangereuses, comme la décision du Parque los Nevados en Colombie qui a déterminé que l’objectif à moyen terme serait d’arriver à un « état zéro » de présence humaine, ni plus ni moins que le rêve réalisé des écologistes qui aspirent à des écosystèmes sans personnes (ou plutôt, sans communautés mais avec des entreprises). Un désastre.

Mais il y a aussi de quoi se réjouir. Toujours en Colombie, la justice transitionnelle a reconnu les territoires ethniques Katsa Su du peuple Awá, Cxhab Wala Kibe du peuple Nasa et le territoire Eperara Euja – foyer du peuple Eperara Siapidaara, ainsi que l’écosystème Rio Cauca à la demande des communautés afro-colombiennes en tant que victimes du conflit armé. C’est la première fois dans l’histoire que cette perspective est abordée dans un processus de transition. C’est un grand pas que d’admettre que la guerre a également été menée contre la nature.

Toute bonne idée peut être pervertie ou manipulée. Comme dans d’autres luttes pour les droits humains, il y a des revers et des échecs et c’est là que réside la clé pour ne pas abandonner et rester critique et vigilant, jusqu’à ce que, pour paraphraser Eduardo Galeano, nous parvenions à faire du commandement d’aimer la nature, dont nous faisons partie, une réalité.

Développement important autour des droits de la nature:

Aerial view of the Amazon Rainforest and the Napo River, Yasuni national park, Ecuador Credit SL_Photography

L’Équateur mène la lutte environnementale : Oui au Yasuní, oui à la vie !

ASTM – Après 10 ans de bataille juridique avec l’État équatorien, « le 20 août, près de 60 % des citoyens équatoriens ont dit un oui retentissant lors d’un référendum national pour maintenir le pétrole dans le sous-sol du bloc 43 dans le parc national de Yasuní ».

Selon le gouvernement équatorien, Yasuní est « la plus grande zone protégée de la partie continentale de l’Équateur. Elle préserve une biodiversité impressionnante au cœur de la forêt amazonienne et protège une partie du territoire de la nationalité Waorani. Des chiffres surprenants en matière de biodiversité ont été rapportés à Yasuní pour plusieurs groupes de flore et de faune, jamais enregistrés auparavant dans une zone protégée ». Yasuní abrite également les derniers peuples Autochtones à vivre isolés en Équateur, les Tagaeri et les Taromenane. Elle a été déclarée réserve de biosphère par l’UNESCO en 1989.

Selon le bulletin de vote approuvé par la majorité des citoyens, la déclaration positive des électeurs implique que la compagnie pétrolière Petroecuador dispose d’un délai d’un an maximum pour cesser progressivement et de manière ordonnée toutes les activités liées à l’extraction pétrolière à partir de la notification des résultats. De plus, « l’État ne pourra entreprendre aucune action pour initier de nouvelles relations contractuelles afin de poursuivre l’exploitation du bloc 43 ».

Selon les défenseurs de l’Amazonie, il s’agit d’une « victoire historique » contre l’addiction au pétrole du Nord global et les stratégies extractivistes des compagnies pétrolières. La décision est un oui aux droits de la nature (à la vie) et contre la logique économique.

Le même jour, 68% des habitants de Quito ont voté contre le développement de la mine d’or Chocó Andino, une réserve de biosphère située à 20 kilomètres au nord de la capitale équatorienne.

Pour plus d’informations, consultez le Brennpunkt online (www.brennpunkt.lu) pour la déclaration de la Mission internationale pour Yasuní. La mission internationale est composée de diverses organisations des pays du bassin amazonien, du Brésil, de la Colombie, du Pérou et du Venezuela, ainsi que du Costa Rica et du Chili, et de représentants de réseaux internationaux travaillant sur la justice climatique, l’eau et les territoires. Pour voir une cartographie sonore de Yasuní par l’artiste Sozapato, nous vous invitons à visiter la bibliothèque du CITIM.

 


* Plus de détails sur le Forum intercontinental dans l’episode 21 du podcast « Anescht Liewen, e podcast vun der ASTM a Klima Bündnis Lëtzebuerg» https://astm.lu/anescht-liewen-e-podcast-vun-der-astm/.

Notes:

[1]En ce qui concerne l’exploitation minière : Halifax (Virginie) ; en ce qui concerne la protection de l’eau : Nottingham, New Hampshire et Newfield (New Jersey) ; Licking Township (Pennsylvanie) ; Santa Monica (Californie) et Orange County (Floride) ; sur l’exploitation du gaz et des hydrocarbures : Pittsburgh City, Baldwin, State College, West Homestead et Forest Hills (Pennsylvanie) ; Mountain Lake Park (Maryland) ; City of Broadview Heights, Village of Yellow Springs (Ohio) ; Mora County (Nouveau-Mexique) ; Mendo County (Californie) et Whales (Ney York) ; sur la protection de l’environnement et les pratiques durables : Santa Monica (Californie) et Ohioville (Ohio) ; et enfin, sur les boues résiduelles : Packerip et Towny (Pensylvanie).

[2] L’application d’un concept juridique dans un contexte différent de celui dans lequel il a été créé.

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