Premier opus d’une série de 4 articles autour de la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales, il est consacré à la genèse du texte. |
« Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales ». 18 mots qui désignent la résolution juridiquement non-contraignante, à portée universelle, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies. 18, soit presque autant que le nombre d’années nécessaires avant de voir éclore ce projet autour de la reconnaissance des droits des paysan-ne-s. De l’île de Sumatra au quartier de Manhattan, en passant par la Bolivie et la Suisse, revenons ensemble sur le processus historique autour des droits de celles et ceux qui nourrissent le monde.
Initiée au début des années 2000 par des mouvements de paysans, d’agriculteurs, de populations autochtones et autres travailleurs ruraux, sous l’impulsion des organisations de la société civile, la lutte autour de la reconnaissance des droits des paysans aboutira à l’adoption d’une résolution juridiquement non-contraignante, à portée universelle, par l’Assemblée générale des Nations unies[1]. Comme un symbole de patience, dont les paysans sont si coutumiers, l’initiative victorieuse, aux racines locales profondes, viendra affirmer le concept de droit des paysans, en complétant notamment les droits des agriculteurs, déjà reconnus dans le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture ou la Convention sur la diversité biologique, ainsi que les droits des peuples autochtones déjà reconnus en 2006 dans la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. 17 ans après les prémices d’une lutte convaincue, qui vit le jour grâce à la pugnacité d’un syndicat local paysan en Indonésie, dont les voix se sont élevées face à l’accaparement de terres associé à la culture de l’huile de palme, 121 pays ont acté les revendications paysannes en adoptant la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales. Le 17 décembre 2018, lors de la 73ème session de l’Assemblée générale des Nations unies (AGNU 73) à New York, le cri d’alarme du syndicat paysan indonésien s’est mué en instrument juridique international. L’aboutissement de ce processus historique pour les communautés rurales met en évidence l’effet positif que peuvent avoir les organisations de la société civile sur l’établissement de normes en droits humains. Aussi, il marque d’un signal fort l’importance des démarches collaboratives, puisque le processus autour de la reconnaissance des droits des paysans s’est construit sur les bases d’une coalition
d’acteurs. Ainsi, mouvements agricoles, réseaux paysans et autres syndicats fermiers, ont
marché main dans la main avec les organisations de la société civile, appuyés par les experts et le monde académique, échangeant parfois avec les décideurs politiques et se voyant garantir l’accès, généralement avec un statut d’observateur, aux organes décisionnels. À la multitude d’acteurs impliqués dans le processus, il faut ajouter la complémentarité des échelles d’intervention. En effet, les initiatives locales, régionales et nationales se sont entremêlées, complétées et renforcées, pour aboutir à l’influence de la mise sur agenda onusien et par l’adoption d’un outil juridique international, dont les articles vacillent entre la reconnaissance de droits nouveaux et la confirmation de droits trop souvent oubliés. Ces articles, au nombre de 28, reposent sur plusieurs piliers : l’égalité et la non-discrimination, le droit à la nature, la liberté et les droits civiques, la justice, la souveraineté alimentaire, le droit à la terre et aux ressources naturelles, le droit aux semences, le droit à la santé et à la sécurité sociale, le droit au logement, le droit à l’éducation et les droits culturels.
Un tiers de l’humanité menacé :
« L’agriculture est la mère de tous les arts : lorsqu’elle est bien conduite, tous les autres arts prospèrent ; mais lorsqu’elle est négligée, tous les autres arts déclinent, sur terre comme sur mer ». Ce sont là les mots de Xénophon, philosophe grec, prononcés il y a plus de 2400 ans mais toujours aussi criants de vérité. C’est pour éviter ce déclin, incarné par l’expansion progressive des pratiques néo-libérales vers les terres agricoles du Sud, que dès la fin des années 90, la dissidence s’est organisée. Et la dissidence s’est vite transformée en combat pour la survie, tant les conséquences de l’arrivée de ce nouvel ennemi ont été dévastatrices ; expulsion, accaparement, spoliation, persécution, hausse de la pauvreté et criminalisation des communautés paysannes, le tout agrémenté d’une augmentation de la violence, du travail forcé et de la récurrence des violations des droits humains. Comble du paroxysme, celles et ceux qui remplissent nos assiettes n’ont pas les moyens de remplir la leur, puisque 80% des personnes souffrant de la faim dans le monde sont des paysan-ne-s alors que plus des deux tiers d’entre eux vit dans l’extrême pauvreté[2]. Tournée vers le profit, peu considérante de la morale et de la justice, cette nouvelle pratique, qui prône une liberté absolue des marchés et un rôle effacé de l’État, a rongé les terres comme les Hommes qui les exploitent. Comme pour légitimer la fin de l’ère paysanne traditionnelle, l’offensive néo-libérale dans le secteur agraire a été appuyée par un phénomène d’institutionnalisation, qui, à coups de traités et d’accords, permettait de ranger le droit aux côtés de la force du marché financier et de dresser un mur juridique face à la résistance des populations locales. C’est donc avec les mêmes armes que ces populations, nourricières du monde, ont décidé de se battre.
Genèse :
« Résister en utilisant les mêmes armes » ; c’est ainsi qu’est née l’initiative qui mènera quelques années plus tard, à l’adoption d’un texte international. Accélérée par la gravité de la situation climatique et la résurgence des crises alimentaires, l’initiative paysanne bénéficiera très tôt du soutien de La Via Campesina (LVC), mouvement international qui coordonne des organisations paysannes, agricoles, rurales ou indigènes dans toutes les régions du monde. Sur son site, La Via Campesina rappelle d’ailleurs que c’est dans ce contexte de crise climatique et alimentaire qu’« a été initié le débat sur la souveraineté alimentaire et [que] […] la campagne mondiale pour la Réforme Agraire [a été lancée] »[3]. En 1996, ces questions quittent l’arène locale et pénètrent les instances internationales, « au sein même du Comité de la Sécurité Alimentaire de l’ONU » où il sera avancé que l’agriculture paysanne locale, associée à une « démocratisation de l’accès à la terre »[4] apparaissent comme une solution aux crises alimentaires. En 2001, lors du Congrès international sur les droits des paysans qui s’est tenu en Indonésie, organisé par l’Union paysanne d’Indonésie (SPI), les grandes lignes de la Déclaration seront définies. Elles serviront alors de bases à la proposition d’une Déclaration des droits des paysan-ne-s à l’ONU et affirmera l’intarissable volonté de La Via Campesina de défendre et de faire reconnaitre les droits des paysan-ne-s. Elle émettra notamment le souhait de rédiger une Charte Internationale des Droits des Paysan-ne-s lors de la IVème Conférence Internationale de La Via Campesina, qui s’est tenue en 2003 à Sao Paulo au Brésil. Entre 2004 et 2006, bien aidée par des organisations de la société civile comme FIAN[5] ou le CETIM[6], des travaux de documentation et de vérification des violations de droits humains sur les paysan-ne-s, dans toutes les régions du globe, sont entrepris. En 2008, la démarche autour de la reconnaissance des droits des paysan-ne-s sera officiellement initiée auprès des Nations unies, combinant ainsi les efforts fournis lors des luttes locales, justifiée par les travaux de documentation faisant état de graves cas de violations des droits humains au sein de la classe paysanne et basée sur la Charte internationale des Droits des Paysan-ne-s de LVC. En 2012, la force de l’initiative paysanne et la nécessité d’action pour assurer leur protection aboutiront à la création d’un groupe de travail intergouvernemental par le Conseil des droits de l’Homme, mandaté pour la rédaction d’un brouillon de déclaration, sous la présidence de la Bolivie. Celui-ci enverra des experts mener des études de terrain sur la situation des paysan-ne-s et des violations de droits humains dont ils sont victimes. Les résultats obtenus concorderont avec les travaux de documentation réalisés plus tôt et viendront corroborer la nécessité d’agir vite. Symbole de transparence et de participation, le processus de négociations a été inclusif et à l’écoute. Comme le rappelle LVC, « en 6 ans, 5 projets ont successivement été modifiés après chaque session du Conseil, tenant compte des contributions des états et de la société civile représentée par les organisations de paysans, de pêcheurs artisanaux, de pasteurs, de travailleurs agricoles, des peuples autochtones et des organisations de défense des droits humains, qui se sont tous fortement mobilisés et ont participé activement à faire des propositions. »[7]
Il faudra attendre le 28 septembre 2018 pour voir le Conseil des droits de l’Homme adopter la résolution 39/12 relative à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales. 3 mois plus tard, la Déclaration sera adoptée lors de l’Assemblée générale des Nations unies et marquera une réelle avancée pour la cause des droits humains.
La lutte continue sur un autre terrain
Même si l’adoption de la Déclaration a couronné de succès la lutte paysanne face à « l’ogre néo-libéral », elle a marqué une nouvelle opposition entre deux camps, sur le champ des idées. Quand on regarde les chiffres relatifs au vote à l’Assemblée Générale des Nations unies, force est de constater que des questions se posent. Au sein de l’Union européenne, seuls deux pays ont voté pour (le Luxembourg et le Portugal), alors que les puissances agricoles européennes se sont abstenues (France, Allemagne, Italie, Espagne) ou ont voté contre (Royaume-Uni). De l’autre côté de l’Atlantique, les États-Unis, farouchement opposés au texte depuis le début des négociations, ont voté contre. Ces observations sont révélatrices d’une opposition idéologique entre deux camps, sur l’approche à adopter pour contrer les violations de droits humains. S’opposent alors les partisans de la vision universelle des droits de l’Homme, applicable à tous les individus et non exclusifs à une catégorie de personnes, et les autres, qui encouragent chaque initiative destinée à contrer les violations de droits humains. Par ailleurs, les partisans de l’approche universelle s’accordent à dire que l’adoption de textes spécifiques occasionne des conflits entre les droits adoptés et des droits existants, renforçant ainsi la segmentation des droits humains et soulevant la question d’articulation des outils spécifiques avec les outils universels. Cette opposition d’arguments, aussi symbolique soit-elle, ne doit pas minimiser le refus des grandes puissances agricoles de voter pour un texte consacré à la défense des populations paysannes. Peut-être ces pays n’ont-ils pas entendu, ou n’ont-ils pas voulu entendre les acteurs de la société civile et notamment les ONG de développement. Au Luxembourg, plusieurs organisations de la société luxembourgeoises[8] se sont activées pour alerter[9] le ministre des Affaires étrangères et européennes, M. Jean Asselborn, sur la gravité de la situation autour des populations paysannes. Là aussi, sur le champ des idées, ce collectif d’OSC, mené par SOS Faim, s’est employé à convaincre le Luxembourg de ne pas suivre l’élan européen, et à apporter son soutien à la Déclaration onusienne sur le droit des paysan-ne-s. Insistant sur le manque de volonté européenne, notamment marqué par la non-participation des États membres européens aux débats engagés dans le groupe de travail du conseil des droits de l’homme, avançant que la seule présence d’un représentant de l’Union européenne aux sessions de négociations suffit, le collectif a livré un plaidoyer engagé pour la cause paysanne. Le 17 décembre 2018, le Luxembourg finira par voter pour le texte, en apparente contradiction avec la majeure partie des États membres européens. Le rôle de la société civile a semble-t-il été déterminant, même s’il apparait évident qu’il n’est pas le seul élément à prendre en considération. Le collectif d’ONG luxembourgeoises peut-alors se targuer, sur le champ des idées, à la lueur de ses convictions et empreint d’un engagement moral, d’avoir réussi à convaincre.
Indépendamment de notre adhésion à une vision idéologique donnée, l’adoption de la Déclaration des Droits des Paysan-ne-s doit faire l’unanimité. Elle représente un pas essentiel
sur le chemin de la défense des droits humains et affirme la volonté forte de voir diminuer la vulnérabilité des populations paysannes. L’avancée marquée par l’adoption de la résolution non-contraignante, à portée universelle, permet de reconnaitre le rôle prédominant de l’agriculture paysanne et son dévouement accru au bien-être de l’Humanité. Essentielles à la vie, essentielles à notre vie, les populations paysannes nourrissent le monde. Au Luxembourg, le comité des ami(e)s de la Déclaration des Droits des Paysans, dont je me fais le porte-voix dans cet article, se charge de continuer à nourrir leur lutte. Appliqué à faire connaitre la déclaration au Luxembourg, à sensibiliser aux violations des droits humains dont les populations paysannes sont victimes et à appuyer la mise en place de la Déclaration au Luxembourg, le comité des ami(e)s de la Déclaration des Droits des Paysan-ne-s a cherché à comprendre pourquoi le Luxembourg avait fait cavalier seul en assumant de voter pour la Déclaration.
Le Luxembourg a contre-courant européen
Pourquoi le Luxembourg a-t-il voté pour la Déclaration des droits des paysan-ne-s ? La société civile luxembourgeoise y tient-elle une part de responsabilité ? C’est ce que nous avons voulu savoir en adressant directement la question au Ministère des Affaires étrangères et européennes. Dans la réponse officielle du Ministère, l’impact du plaidoyer exercé par le collectif d’OSC luxembourgeoises est marginal, même si quelques références sont faites au rôle joué par la société civile. En revanche, l’accent est mis sur la coopération ministérielle, puisque le Ministère affirme que le vote a été le résultat d’une coordination interministérielle impliquant notamment « le Ministère de l’Agriculture et le Service de l’économie rurale, les Représentations permanentes du Luxembourg auprès des Nations Unies à Genève et New York et auprès de l’Union européenne, et différentes Directions du Ministère des Affaires étrangères ». Développés lors des négociations internes au sein de l’Union européenne, la délégation luxembourgeoise a fait valoir 4 arguments clefs pour justifier sa volonté de voter en faveur de la Déclaration. Le premier argument concerne la gravité de la situation à laquelle les
populations paysannes et les personnes travaillant dans les zones rurales sont confrontées. Évoluant dans un contexte d’urgence politique et humanitaire, ces populations subissent des pressions multiples, qu’elles soient environnementales, sanitaires, politiques, économiques, civiques ou foncières, qui rendent leur espace de vie et de travail instable et qui rend leur statut encore plus vulnérable. Le deuxième argument renvoie à la nature juridique appropriée d’une Déclaration non-contraignante. Le Luxembourg avance que ce type d’outil juridique est fort utile pour sensibiliser aux droits des paysan-ne-s et personnes vivant dans les zones rurales, tout en mettant en exergue les obligations des états envers ces personnes. Aussi, le Ministère considère la Déclaration comme un symbole de l’indivisibilité des droits humains et lui accorde un caractère innovant de par son approche des droits environnementaux. Le troisième argument fait référence au fait que la Déclaration réponde à une demande de longue date des organisations paysannes et des organisations de la société civile, qu’elles soient locales, nationales et internationales. Enfin, le dernier argument renvoie à la position même du Luxembourg en matière de droits humains. Attaché à l’indivisibilité des droits humains, le Luxembourg embrasse une vision universelle des droits de l’Homme et considère que cette dernière n’est pas incompatible avec une résolution non contraignante, à portée universelle comme la Déclaration des droits des paysan-ne-s. La Déclaration représente un véritable atout pour l’apprentissage des droits des paysan-ne-s et des personnes travaillant dans les zones rurales et pour participer à une prise de conscience autour de leurs propres droits et libertés fondamentales. Enfin, le Luxembourg considère les droits humains comme un ensemble dynamique, en construction continue dans un cadre multilatéral. Différents acteurs à différentes échelles se mobilisent chaque jour contre les inégalités et l’injustice. Le Ministère de conclure sa réponse en considérant que la Déclaration « […] couche sur papier des décennies de luttes pour les droits des paysan-ne-s et personnes vivant dans les milieux ruraux. Il n’est que juste et approprié que les états – tous les états – reconnaissent la légitimité de ces revendications et soutiennent la Déclaration, notamment en tant que pas indispensable vers la concrétisation et la réalisation des droits qu’elle proclame. »
Sources:
[1] Assemblée générale des Nations Unies, 2019. A/RES/73/165 – Résolution adoptée par l’Assemblée générale le 17 décembre 2018. [en ligne] Disponible à : https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N18/449/00/PDF/N1844900.pdf?OpenElement [dernier accès le 8 avril 2021]
[2] Grasser, F. (2019). Le Luxembourg s’engage avec les paysans. [en ligne] Le Quotidien (24/01/2019). Disponible à : https://lequotidien.lu/politique-societe/le-luxembourg-sengage-avec-les-paysans/ [dernier accès le 8 avril 2021]
[3] Montón, D. (2019). La Déclaration sur les droits des paysan-ne-s à l’ONU enrichit le système des droits humains. [en ligne] La Via Campesina. Disponible à : https://viacampesina.org/fr/la-declaration-sur-les-droits-des-paysan-ne-s-a-lonu-enrichit-le-systeme-des-droits-humains/ [dernier accès le 8 avril 2021]
[4] Ibid
[5] FIAN est une organisation internationale qui consacre son travail à la lutte pour la réalisation du droit à une alimentation adéquate et à la nutrition pour tous.
[6] Le Centre Europe-Tiers-Monde (CETIM) est une association à but non lucratif et reconnue d’utilité publique. Il agit comme centre d’étude, de recherche et d’information sur les mécanismes à l’origine du mal développement et interface avec les mouvements sociaux du Sud et du Nord.
[7] Montón (2019)
[8] Action Solidarité Tiers Monde, Aide à l’Enfance de l’Inde et du Népal, ATTAC, Cercle des ONGD, Etika, Fondation Caritas Luxembourg (FCL), Fondation Partage Luxembourg, Frères des Hommes Luxembourg, Meng Landwirtschaft, SEED, SOS Faim Luxembourg, Vereenegung fir Bio-Landwirtschaft Lëtzebuerg
[9] Cercle de Coopérations des ONGD du Luxembourg (2018). Défendre les Droits des paysans. [en ligne] Cercle de Coopération (01/03/2018). Disponible à : http://cercle.lu/actualites/defendre-les-droits-des-paysans/ [dernier accès le 8 avril 2021]