Il y a dix ans, la Constitution équatorienne reconnaissait des droits à la nature, posant ainsi un jalon dans la législation universelle.
Dans son préambule, la Constitution dit que le peuple équatorien célèbre « la nature, la Pacha Mama, dont nous faisons partie et qui est vitale pour notre existence ». Elle appelle à une nouvelle relation entre les sociétés humaines et la nature, et bien que les communautés aient le droit de bénéficier des biens de la nature et de leurs fonctions, elle établit que la nature a le droit d’avoir son exis-tence pleinement respectée, ainsi que le maintien et la régénération de ses cycles de vie, structures, fonctions et processus évolutifs assurés.
Un système productif ravageur
L’évolution dans la reconnaissance des droits se produit lorsque le bien protégé est en danger et à l’heure actu-elle, le système urbain-agro-industriel est responsable de dommages graves et dans certains cas irréversibles à la nature. Les processus biologiques et géochimiques naturels n’auraient pas été en mesure de transformer la planète comme cela s’est produit depuis le 20ème siècle, ce qui a conduit à une crise environnementale sans précédent.
Tout cela a eu des répercussions sur l’appauvrissement de la biodiversité, l’épuisement de la pêche et de l’eau propre, la destruction de la capacité de régénération des cycles biophysiques, la pollution de toutes sortes: chimique, électromagnétique, biologique et génétique, ainsi que la transformation des écosystèmes naturels.
Le système urbain-agro-industriel non seulement « extrait » l’eau, les matériaux et l’énergie de la nature, mais il crée aussi de nouveaux éléments et produit des déchets, générant un flux de maté-riaux et d’énergie qui entre et qui ressort directement du système de production, engendrant différents impacts sur la nature et des transformations chez les êtres humains.
L’approche conservationniste, une vision technocratique
Le développement théorique des droits de la nature est un domaine encore controversé. La nature de l’approche conservationniste est fragmentée, privilégiant la protection de taxono-mies « paradigmatiques » (mammi-fères aquatiques, grands carnivores, espèces endémiques menacées) ; elle développe des propositions de zonage territorial, avec des aires protégées à proximité des zones de développe-ment industriel.
La vision technocratique privilégie l’application de normes, de standards environnementaux, de plans de gestion et d’évaluation des risques, sans remettre en question les structures sociales et politiques ou les modèles économiques qui causent la détérioration de l’environnement.
Pour l’économie de l’environnement, la nature est un bien ou un service qui peut être transformé en marchandise. La régulation du climat, la lutte contre l’érosion, la pollinisation, la dispersion des semences et le stockage de l’eau sont négociables. Le paysage est bon pour le tourisme.
Un paradigme différent est possible : Sumak Kawsay
Un autre paradigme pour comprendre les droits de la nature est celui de Sumak Kawsay – un concept de la cosmovision andine – qui affirme que les êtres humains ont une sorte de relation et de complémentarité avec les autres êtres humains et la nature. Les droits de la nature sont également violés lorsque des mesures de précau-tion et de prévention ne sont pas appliquées, lorsque les dommages qui ont été causés ne sont pas restaurés.
De ce point de vue, les droits de la nature sont liés à d’autres droits, mais le système urbain-agro-industriel actuel les bafoue.
Si nous analysons le génie génétique et d’autres techniques modernes, nous voyons comment l’altération de la structure de l’ADN produit également des changements dans son fonctionnement, entraînant de graves dysfonctionnements dans la nature et chez les humains. Les cultures transgéniques résistantes aux herbicides en sont un exemple. Des millions d’hectares de soja et de maïs reçoi-vent des millions de tonnes de glyphosate, affectant d’autres composantes du monde naturel : microorganismes du sol et de l’eau, plantes, pollinisateurs, sans parler des effets sur la santé humaine.
Plusieurs activités économiques modifient la structure et les fonctions des écosys-tèmes, comme l’exploitation minière, qui détruit toute la couche de végétation pour en arriver à la formation géologique contenant le minerai à exploiter, lais-sant un site ravagé où règne un paysage lunaire.
Les changements dans la structure et les fonctions de la nature ne se limitent pas à l’environnement dans lequel nous vivons: la biosphère. Avec le développement de la technologie au service du capital, nous avons pu atteindre des endroits de la planète impensables auparavant… et la nature a réagi. Le déversement de pétrole qui s’est produit aux États-Unis à la suite de l’explosion d’une plate-forme pétrolière en eaux très profondes dans le golfe du Mexique, exploitée par BP, en est un exemple.
Face à cette réalité, nous avons proposé le Parcours pour la Vérité et la Justice.
En route pour la vérité et la justice pour la nature et les peuples
Le « Parcours pour la Vérité et la Justice pour la Nature et les Peuples » s’est rendu dans les territoires pour recueillir des informations qui permettraient d’évaluer les 10 premières années de reconnaissance constitutionnelle des Droits de la Nature. Les informations proviennent de l’analyse des dénonciations, des visites dans les différents territoires et surtout des témoignages présentés lors des auditions tenues dans le cadre du Parcours, réalisées en 2017 et 2018.
Le Parcours pour la Vérité et la Justice pour la Nature et les Peuples a donc pour vocation de revoir les politiques de l’État équatorien en matière de droits de la nature ainsi que les droits collectifs et individuels y afférents afin de générer « vérité, justice et réparation » en cas de violations des droits et ainsi prévenir leur oubli et impunité, pour que les dégâts causés à ces communautés et peuples de même qu’aux défenseurs de la nature puissent être réparés.
Quatre parcours territoriaux ont été organisés, sur des questions devenues une source prioritaire de dénonciations. Le parcours du Jaguar s’inspire de la figure mythique du jaguar, symbole de sagesse et de férocité lorsque la sécu-rité du groupe est en danger. Pour les cas miniers, le parcours de l’Anaconda retrouve la similitude de ses formes avec celles des rivières de la jungle, rivières qui ont dû recevoir des millions de barils de déchets toxiques lors des opérations pétrolières installées en Amazonie. Le parcours du Ceibo, arbre typique des forêts sèches, icône des peuples montubiens de la côte équatorienne, a été choisi pour l’agro-industrie. Pour les centres urbains, le parcours du Colibri, symbole d’un oiseau qui consomme une très grande quantité d’énergie.
Rétablir les liens rompus
Dans ce processus de recherche d’informations et de dialogues avec les organisations et les communautés, nous pouvons observer comment, en Équateur, il existe en fait diverses formes de relations avec la nature, mais aussi comment elle a été lésée et ses droits ont été bafoués.
Le Parcours pour la Vérité et la Justice pour la Nature et les Peuples a permis de faire un pas en avant dans la manière classique de traiter les questions envi-ronnementales. Il s’agit non seulement de trouver des conflits environnemen-taux qui se lisent comme des « échecs » de la technologie, mais aussi de rétablir des liens rompus avec la nature. Cette rupture, si l’on reprend l’hypothèse de Boaventura de Sousa Santos, a été une des grandes défaites que nous avons connues grâce au capitalisme : « Nous fûmes séparés du monde naturel, cela a constitué une perte immense ». De Sousa Santos nous rappelle que seule une culture (et une économie) qui tend à détruire l’environnement a besoin du concept de l’environnement1.
Au cours des parcours, de profondes réflexions ont été menées sur ce que représente la nature pour les personnes qui y vivent et qui y sont liées. Pour certains, c’est « la forme de subsistance d’un peuple ». D’autres communautés affirment que dans la nature » nous trouvons la médecine, la nourriture pour notre famille » mais elles affirment aussi que » cela fait partie de notre vie spirituelle. Sans elle, il n’y a pas de vie digne pour les peuples ancestraux. » En ce sens, il existe une relation constante entre la nature et le sacré. Les communautés autochtones parlent de la puis-sance du jaguar, du peuple invisible de la jungle ou des secrets des chutes d’eau. Les rivières, les lagunes ou même les établissements humains portent le nom d’animaux ou de plantes parce qu’ils leur appartiennent ou parce qu’ils décrivent les particularités d’un territoire vivant. Les communautés se sentent DANS la nature.Du point de vue des communautés, les impacts sont tangibles. Les acti-vités productives chassent la faune et détruisent la flore. Dans les régions où l’agriculture intensive est pratiquée, la terre ne produit plus autant qu’auparavant. Partout on dit que le climat a changé et que les cycles agricoles et donc alimentaires ont été perturbés. Certains animaux ne se reproduisent plus, il y a moins de pluie, il y a plus de fourmis. La destruction de la nature altère la vie de la communauté, provoquant des conflits internes, produisant dans les communautés de la colère, de la douleur, de l’impuissance, de la tristesse. Les formes de reproduction sociale touchent particulièrement la nature, dont l’être humain fait partie. Ils s’expriment au-delà des maladies ou des conflits sociaux, dans des processus de destruc-tion et de dérèglement des processus métaboliques des écosystèmes.
Premières conclusions
Le Parcours pour la Vérité et la Justice pour la Nature et les Peuples constitue la première fois que la société d’un pays s’organise pour faire une lecture historique de la nature, parce que nous vivons dans le premier pays du monde qui a reconnu que la nature a ses propres droits.Les parcours nous ont appris quelques leçons :
– Des victimes aux défenseurs : la nature a des défenseurEs. Si nous les considérions autrefois comme des victimes, aujourd’hui elles se positionnent comme des défenseurEs de la nature.
– Interdépendance des droits : les droits sont interdépendants et la véritable garantie réside dans la mise en relation des droits humains, des droits collectifs et ceux de la nature.
– Culture de la protection : la protection de la nature nous permet de dépasser la vision imposée d’un effondrement inévitable de la civilisation. Elle construit la solidarité face à la peur et à l’individualisme.
En 2017, le Parcours pour la Vérité et la Justice pour la Nature et les Peuples a tenu 15 auditions thématiques et régionales. En 2018, les 4 sessions ont été focalisées sur la réparation : la récupéra-tion du tissu social du point de vue des femmes ; le parcours de la joie, réalisé avec les enfants ; celui sur les alterna-tives de production communautaire et enfin sur les autonomies pour affronter les processus systématiques de destruction, mené avec les gouvernements communautaires et locaux. Les témoig-nages déposés lors des auditions ont été entendus par des autorités morales équatoriennes et dans de nombreux cas également par des délégués internationaux qui les ont accompagnés en tant que témoins honoraires.
Le Parcours pour la Vérité et la Justice pour la Nature et les Peuples a fait ses premiers pas en Équateur et a dépassé les frontières de son pays. Dans un monde naturel où les écosystèmes fondent, de nouveaux défis surgissent pour découvrir la vérité, travailler pour la justice et construire des scénarios de réparation. L’étape à suivre devrait être une démarche qui nous permette de construire des articulations internationales, de tisser des visions de peuples Femmes et conflits éco-territoriauxdifférents, de contrebalancer les entre-prises afin de surmonter les processus destructeurs et de passer à une nouvelle relation avec la nature sur un plan planétaire.
Elizabeth Bravo y Esperanza Martínez, Acción Ecológica, Ecuador www.accionecologica.or
Sources:
1 Boaventura de Sousa Santos, 2018. Los conceptos que nos faltan