Depuis le discours du président Truman en janvier 1949, les pays riches ont reconnu l’importance et l’urgence de l’aide aux pays pauvres sortant à peine de la domination coloniale. Indépendamment du type d’aide, la finalité que se fixait le Président américain était d’éradiquer la pauvreté puisque comme il le disait « for the first time in history, humanity possesses the knowledge and the skill to relieve the suffering of these people », est loin d’être atteinte. Au contraire, la pauvreté dans les pays pauvres s’est aggravée. Les recherches en matière d’économie du développement et de sociologie du développement n’ont pas manqué. Sociologues et économistes désespèrent de pouvoir trouver les causes de l’échec ou ce qui manque aux théories du développement afin d’établir une théorie de causalité capable d’aider au décollage.[1]
Depuis les années soixante-dix, d’éminents auteurs latino-américains, suivis plus tard par des spécialistes d’autres continents, ont dénoncé en termes sans équivoque l’ethnocentrisme des prémisses de recherches des spécialistes du développement provenant des pays du Nord. Aux Sept thèses erronées sur l’Amérique Latine de Rodolfo Stavenhagen s’ajoutait la théorie du centre-périphérie défendue, entre autres, par André Gunter Franck. Progressivement, aussi bien les agences étatiques que les organisations non gouvernementales ont commencé à établir une relation entre les droits de l’homme, la démocratie libérale et le développement. On voyait dans cette relation le moyen de combattre plus efficacement la pauvreté et d’établir plus de justice et de paix dans les pays pauvres et par suite dans le monde. Pour certains auteurs même, et non les moins importants, le développement signifie liberté, au sens des libertés démocratiques libérales, les deux termes, développement et liberté, ne pouvant se penser l’un sans l’autre. Sous le titre de Developpement as Freedom, le prix Nobel de l’économie, Amartya Sen, affirme avec netteté que le développement est un processus de promotion des véritables libertés dont jouissent les gens. Pour Sen, « considérer le développement comme la promotion des libertés substantielles oriente l’attention sur les finalités qui rendent le développement important. » [2] Beaucoup d’autres penseurs et activistes sans parler des organismes dévoués à la cause du développement abondent dans ce même sens. Il suffit de jeter un coup d’œil sur le contenu des ouvrages dédiés au thème de la justice globale.[3] Il ne fait aucun doute que pour nombre de défenseurs de la justice globale, il y a une corrélation entre droits de l’homme, démocratie et développement.[4] Pour les uns, cette relation existe. Pour les autres, on ne voit pas bien comment la démocratie peut combattre nécessairement la pauvreté. D’un autre côté, selon une autre opinion également fort répandue, les pays cibles de l’aide au développement sont dans une situation telle que la priorité n’est pas la démocratie ni même la culture surtout celle qui est transmise par l’enseignement supérieur. Il faut d’abord éliminer la misère et remplacer la culture par l’agriculture.
Notre objectif ici n’est pas de passer en revue les diverses opinions sur le problème de la relation entre les droits de l’homme , la démocratie et le développement ou celui de l’efficacité de l’aide au développement. Nous voudrions faire apparaître un aspect assez particulier du lien établi entre droits de l’homme, démocratie et développement et laisser le lecteur en tirer la conclusion. Une manière de comprendre l’aspect du problème qui nous intéresse est le suivant : s’il y a une relation entre les droits de l’homme, la démocratie et le développement, alors tout programme de développement devrait y intégrer un volet de politique des droits de l’homme ou d’aide à la démocratisation, volet sans lequel les efforts pour aider au développement auraient peu de chances d’aboutir. La question de savoir si c’est la démocratisation conduit ou non au développement ou le contraire doit être mise de côté pour l’instant. Cet aspect est certes important, mais la réponse qu’il exige n’est pas indispensable à notre propos, du moins à la dimension qui nous intéresse.
Supposons pour simplifier les choses qu’il y a coévolution entre droits de l’homme, démocratisation et développement. Le point qui nous intéresse est de savoir que disent et pensent les citoyens des pays cibles de l’aide des droits de l’homme , de la démocratie et du développement? Quelle place leur accordent ceux d’entre eux qui les représentent et s’expriment en leur nom parce qu’ils font partie de l’élite et constituent les partenaires et interlocuteurs privilégiés de discussion des pays d’où provient l’aide ?
Pour répondre à cette question, un regard ne serait-ce que furtif sur le contexte africain pourrait nous révéler à quoi revient la mise en relation des droits de l’hommes, de la démocratie et du développement dans le combat contre la pauvreté.
La relation entre droits de l’homme, démocratie et développement surtout dans le contexte africain illustre à elle seule les multiples facettes des débats ayant lieu dans plusieurs pays et communautés bénéficiaires de l’aide. D’abord toute la vie dans ces pays est réduite à la problématique du développement auquel tout est orienté, à supposer que les gouvernement concernés soient véritablement honnêtes. Ce qui déjà pose déjà un problème politique et social très grave. Au nom du développement et tout en se réclamant de la démocratie, beaucoup de dirigeants optent pour le parti unique soit à cause de l’urgence des décisions politiques soit parce que les peuples ont besoin de leaders soit parce que, par exemple pendant la guerre froide, les deux blocs idéologiques Est et Ouest imposaient et soutenaient les gouvernements qui leur étaient favorables et qu’ils mettaient le plus souvent en place avec à la clé, une politique particulière de développement. Cette position fréquemment défendue par des gens appartenant à l’élite politique, s’appuie en général sur les arguments très souvent anti-impérialistes, mais aussi raciaux, voire racistes, et sur la référence aux cultures ancestrales sans préciser de période de l’histoire de la culture et l’état de l’entité politique, ( royauté, empire ou État précolonial ) dont ils parlent.
II
Selon l’ancien président Léopold Sédar Senghor, grand homme de lettres et ancien membre de l’Académie française : « on sait son sens de la démocratie (le sens de la démocratie du Noir africain) qu’illustre la pratique de la palabre. Chez lui, se retrouvent, également, les deux conceptions que voilà de l’isotès. Pour paradoxal que cela puisse être, le Négro-africain est l’une des races les plus démocratiques du monde. C’est chez ces Paléo-négritiques que s’exprimait, à l’état le plus pur, le sens de la démocratie. »[5] Si Senghor a raison , toute personne physique ou morale faisant le lien entre droits de l’homme, démocratie et développement en Afrique se demanderait pourquoi ce continent regorgeant de tant de richesses minière par ailleurs comporte les pays les plus pauvres de la planète ? Pourquoi les chefs d’Etat changent de constitution pour ne pas quitter le pouvoir et se font remplacer par leurs enfants – surtout des fils ? Enfin pourquoi autant de réfugiés ?
Sans recherche empirique, l’académicien franco-sénégalais affirme que la palabre libre, une fois qu’elle est gouvernée par des conseils libres et l’égalité du droit à la parole assurée (sic !) et qu’une majorité est dégagée, la minorité se ralliait et de majoritaire qu’était la décision on parvenait ainsi à l’unanimité, une unanimité que Senghor caractérise de « décision librement con-sentie au sens étymologique du mot et, parce que telle, volontairement appliquée »[6], une unanimité consentie parce qu’elle se passe de la raison cartésienne qui, selon l’épistémologie raciste de Senghor, serait le propre de l’Européen, le Noir sentant plus les choses qu’il ne les analyse ou les pense.
De la démocratie ainsi conçue de façon unanimiste découle naturellement l’organisation ou le fonctionnement du pouvoir. Remontant à l’Afrique des grands empires du Ghana, du Mali et du Songhai où la différenciation sociale était plus importante, Senghor affirme qu’on peut y étudier le mieux cette démocratie hiérarchisée et fonctionnalisée. Car, si le pouvoir est théoriquement, entre les mains du roi, celui-ci le partage, dans la pratique, avec ses ministres, qui représentent les diverses castes jusqu’aux captifs qui « ne sont pas, comme les esclaves gréco-romains, des « choses » sans âme ». (Senghor, p. 107.) Tous les « projets de décisions du roi [étaient discutés] comme dans une palabre villageoise » ce qui démontre à quel point ces sociétés anciennes étaient démocratiques. Elles vivaient des démocraties orientées vers deux pôles : celui de la religion et celui de la communauté informés par la raison négro-africaine qui est de nature intuitive et d’une « logique incarnée, qui [leur] faisaient réaliser leur métaphysique dans les faits : dans la pratique de la démocratie », alors que celle (la démocratie) du Grec était orientée sur la raison discursive au service de l’individu. (Senghor, p. 108)
Quant à la démocratie moderne, malgré le fait que l’Afrique est le continent comptant le plus grand nombre de réfugiés à l’intérieur du continent lui-même comme à l’extérieur, Senghor affirme, contre toute observation objective, que les États indépendants d’Afrique noire ont gardé des éléments de cette démocratie « même quand ils ont l’air de s’inspirer des modèles européens — de l’Ouest comme de l’Est » (Id.) À titre d’illustration, il prend le régime présidentiel et le parti unique. Là encore, comme pour prévenir un cri de colère et l’indignation du lecteur, l’académicien franco-africain s’empresse d’ajouter qu’« on a vite fait de crier à la dictature et à l’alignement sur les démocraties populaires. Ce n’est qu’une première impression, et fausse, qu’une analyse. » (Id.)
Pour Senghor, le régime présidentiel obéirait à une sorte d’expressivisme culturel où le réel et le mystique se rejoignent. De ce point de vue, il est, selon Senghor, l’expression de « l’esprit de la philosophie négro-africaine, qui est axée non pas sur l’individu, mais sur la personne » et la communauté. (id.) En plus d’incarner la personnification de la Nation, les peuples d’Afrique verraient dans leur président avant tout – on notera sans doute l’ambiguïté de l’expression — un « élu de Dieu par le peuple ». Mais, nous dit Senghor, « chez les Négro-africains, le réalisme complète le mysticisme en l’enracinant. » (Id.)
Thématique du réalisme et du mysticisme négro-africain qui, sans explication, trouve sa justification immédiate dans un pragmatisme réduisant la démocratie à la portion congrue de l’élection libre du détenteur du pouvoir parce que, selon Senghor, le « pouvoir partagé, bicéphale, du Régime parlementaire, ne peut résoudre rapidement, efficacement, les problèmes nombreux et complexes qui se posent à l’État ».(Id.) L’essentiel en démocratie n’est pas le partage du pouvoir, conclut Senghor (qui avait sans doute oublié avoir dit que le roi dans la période coloniale partageait le pouvoir et était pour cela démocratique)
De cette appréciation fort limitée et discutable du pluripartisme en démocratie à la défense et illustration du parti unique il n’y a qu’un pas. Le parti unique est perçu comme la volonté de dialogue et du colloque, de la libre discussion. « Né du dialogue, le parti unique ne peut se maintenir que par le dialogue. » (Senghor, p. 109) Là encore, Senghor y voir l’apport de l’Afrique au monde, l’aspiration commune inscrite dans la tradition négro-africaine qu’il faut se garder d’identifier au parti unique, bureaucratisé, exigé par les régimes communistes d’Europe (Id.). L’esprit du parti unique étant de protéger l’harmonie de la société africaine, il faut un régime socialiste. D’où la lecture et la critique de Marx dont il entend garder la base critique du capitalisme et rejeter l’humanisme, en tentant de créer le socialisme africain qui est la communauté idéale soutenue par le parti unique : c’est la voie africaine du socialisme qui est en même temps le second des 4 tomes publiés par Senghor sous le titre Liberté II : Nation africaine et voie du socialisme[7].
On aura rapidement fait le tour de l’essentiel de la pensée politique de Senghor. En résumé, la démocratie inspirée par l’humanisme négro-berbère est la meilleure du monde. Le parti unique se justifie parce qu’il correspond à l’identité africaine, à l’harmonie congénitale du Noir Africain. La question de la légitimation de l’État ne se pose pas. La référence à la culture africaine répond (merveilleusement !) à toutes les questions politiques.
III
Le thème du parti unique et de la comparaison constante à l’Europe dont on veut se distancer nous permettent de passer à deux autres auteurs, le premier, c’est Francis Kwame N’krumah, premier président du Ghana indépendant, et Julius Nyerere, premier président de la Tanzanie.
Francis Kwame Nkrumah fit ses études à la Lincoln University aux États-Unis et fut pendant les années 30 le fondateur et le premier président de l’Association des étudiants africains aux États-unis et au Canada jusqu’en 1945. Aux États-Unis où il a étudié l’économie et la sociologie et il a écrit sa thèse de doctorat publié plus tard sous le titre de Consciencism : Philosophy and Ideology for Decolonization. Le titre qui était en même temps tout un programme politique part de la situation africaine contemporaine. En substance, selon N’krumah, l’Afrique doit prendre conscience de son-être-au-monde qui est fait de l’héritage chrétien et islamique, héritage qui s’est ajouté à la culture traditionnelle africaine. (À mon avis elle n’existe pas cette culture africaine traditionnelle au singulier). Une synthèse s’impose donc à l’Afrique moderne. Le consciencisme philosophique, c’est selon Nkrumah « the philosophy which can do justice to Africa’s multiplex heritage »[8]. Le consciencisme philosophique doit fournir la base théorique d’une idéologie dont la finalité est de trouver une synthèse aussi bien entre la présence islamique et chrétienne que l’expérience de la société africaine traditionnelle et mettre cette synthèse au service d’une croissance et d’un développement harmonieux de la société » (p. 70. 1970). L’Afrique pré-islamique et préchrétienne ne peut être comprise qu’en termes socialistes. Étant différente du socialisme scientifique, mais absolument pas « capitalsime », ni « communiste », le nom qui lui convient serait le communalisme. Cela signifie qu’en Afrique précoloniale, l’homme est d’abord considéré comme un « spiritual being », donc un être spirituel, un être possédant une dignité, une intégrité et une valeur intrinsèque. Cette vision de l’homme, s’oppose à la conception chrétienne de l’homme né dans le péché originel, dégradant ainsi l’homme dès sa venue au monde. L’image africaine de l’homme est au fondement même du communalisme africain et elle est institutionnalisée par la vie dans la communauté clanique où existe une égalité fondamentale de tous les membres et où plusieurs personnes étaient responsables de chaque individu. Nkrumah ajoute que, dans la société traditionnelle africaine, « aucun intérêt d’un groupe ne pouvait être considérée comme suprême, ni le pouvoir exécutif ni le pouvoir législatif ne penchent en faveur d’aucun intérêt de groupes particuliers ». (p.69) Comment peut-on appliquer de pareils concepts de la séparation du pouvoir à des sociétés claniques, Nkrumah n’en dit rien. « The welfare of the people was supreme. » (ibidem) Donc en l’absence des clivages sociaux, « African did not need any institutionalized opposition party » (idem) et donc la démocratie multipartite est étrangère à la structure de la société africaine. Le consensus social et politique rend inutile le multipartisme et nécessite un modèle de parti unique où tout le monde est représenté et où personne n’est exclu. Un tel système politique à parti unique est plus proche de l’esprit et de l’expérience historique des Africains qu’un système où on prend la division comme un fait incontournable obligeant les citoyens à s’aligner sur des partis politiques et donc à choisir. Et comme l’écrit Nkrumah :
Une démocratie parlementaire populaire avec un système de parti unique capable de satisfaire les aspirations communes de la nation entière est meilleure qu’un système parlementaire multipartite qui n’est en réalité qu’une ruse pour perpétuer et couvrir la lutte entre riches et pauvres.[9]
En outre, si personne n’est exclu de l’adhésion au parti et que l’essence de la démocratie c’est la participation de tous à la gouvernance, alors le système démocratique à parti unique est plus démocratique que celui où on force les citoyens à se décider pour un parti.
Ici encore le parti unique se justifie au nom de l’africanité et pour le développement. Au nom du développement l’eau, l’expérienve africaine, peut se changer en vin, en politique démocratique et l’identité africaine, en système politique du développement.
On retrouve le même argument chez Julius Nyerere, ancien président de la Tanzanie. Il écrit dans son ouvrage : Arusha Declaration : Socialism and Selfreliance repris dans Democracy and the Party System.[10]
I am now going to suggest that, where there is one party and that party is identified with the nation as a whole, the foundation of democracy are firmer than they can ever be where you have two or more parties, each representing only a section of the community. (1987, p. 478)
Pour Nyerere, par exemple, il y a deux raisons fondamentales pour lesquelles il faut un régime socialiste.
1) La première raison est que le socialisme est une attitude. Dans une société socialiste, écrit-il, c’est l’attitude socialiste et non l’adhésion à des modèles politiques rigides qu’il faut pour assurer que les citoyens se préoccupent du bien-être des uns et des autres. (1987, p. 512). Cette attitude est inhérente aux sociétés traditionnelles africaines. Nyerere voit sa tâche de président et de théoricien ainsi que la tâche de tout théoricien comme lui dans l’engagement à mettre fin au capitalisme introduit par le colonialisme qui était la racine du problème du retard des pays africains dépendant de l’aide extérieure. La base de ce modèle socialiste est l’institutionnalisation de la famille étendue où il n’y avait pas de distinction de classe et où la notion de lutte de classe était totalement absente. C’était même un anathème. La famille étendue n’était pas définie selon les liens de consanguinité ou de lignage, mais par le fait que l’Africain considère (sic !) toute personne comme un frère ou une sœur ou un membre de sa famille. Il en résulte une extension continuelle de la famille. Dans cette situation, on comprend plus facilement que le système socialiste soit plus proche des sentiments de ceux vivent dans des sociétés sans classe. Le socialisme est un système essentiellement de justice distributive qui veille à ce que ceux qui ont semé récoltent une part équitable de ce qu’ils ont semé. Donc, il convient de revenir au mode d’organisation politique précolonial pour sortir de la société capitaliste que la colonisation nous a imposé : « Nous, en Afrique, interpelle Nyerere, n’avons pas plus besoin de nous convertir au socialisme que de recevoir des leçons de démocratie. » Les deux sont enracinés dans notre passé, dans la société traditionnelle qui nous a donné vie. « Modern African socialism can draw from its traditional heritage the recognition of society as an extension of the basic family unit. » (Op. it.idem , p. 515)
La seconde raison pour Nyerere est que le socialisme est porteur de la promesse d’une société meilleure où ce qui est meilleur dans notre nature d’Africain peut être réalisé. Suit alors une liste de principes qu’il serait par trop long à discuter ici et qui justifie le rôle de l’État et du parti unique et la démocratie africaine dans le développement.
Ici encore l’État est transformé en un instrument de justice distributive et de défense d’une démocratie originelle. La question de ce qui légitime cette fonction est refoulée. L’État, résidu du système colonial, est accepté comme un fait érigé en droit. Il se charge de dire ce qu’est la démocratie africaine en maniant des concepts aussi vides que la société traditionnelle dans des pays où les traditions n’ont, la plupart du temps, de point commun que de nom. Au nom de la démocratie africaine, il ne doit pas y avoir d’opposition politique. L’opposant, c’est l’ennemi et le traître à sa culture africaine d’origine.
En dehors des politiciens qui se désignent comme pères de la nation ou qui légitiment leur poste en disant qu’un enfant n’a pas deux pères, donc pas d’alternance ni d’opposition politique, trois raisons sont avancées par différents auteurs – et ils sont pléthores – pour parler en faveur du parti unique :
1) l’unité de l’expérience historique des peuples d’Afrique ;
2) le fait que les modèles de gouvernance bipartites ou multipartites seraient étrangers dans le contexte des traditions africaines (qui n’est plus celui de l’Etat moderne d’aujopurd’hui) et
3) le danger que l’équilibre déjà fragile des États africains soit rompu.
Sans lui être identique, la préférence pour le modèle socialiste africain est intimement liée à la question du parti unique, fondé sur la configuration des cultures africaines prétendues précoloniales. Aussi bien Nkrumah que Nyerere et beaucoup d’autres écrivains politiques et même politistes mettent en avant les traits de ladite société traditionnelle africaine démocratique pour justifier l’établissement d’un régime socialiste.
IV
La presque totalité des idées brièvement présentées ici sont très répandues en Afrique sous une forme ou une autre aujourd’hui dans les milieux universitaires et politiques. Elles ne sont pas seulement défendues par une génération de personnes ayant écrit dans les années 40 à 80 du siècle passé. On s’apercevra que, quel que soit le problème politique, la réponse nous ramène à la question de l’identité africaine, de la pensée africaine, de l’homme africain et des structures politiques africaines précoloniales, bref tout se ramène au discours identitaire africain, le socialisme, le parti unique et même la question de l’humanisme comme chez Senghor.
À cause de leur expansion, on ne peut les ignorer quand on travaille ou veut travailler dans le contexte du développement et qu’on croit à tort ou à raison que développement rime avec la les droits de l’homme ou du moins y participe, la démocratie et la lutte contre la pauvreté. Part-on des mêmes prémisses ou parle-t-on le même langage dans ce qu’on espère des investissements auxquels on consent en temps et en ressources matérielles de toute sorte en matière de développement lorsqu’on prend ces idées en compte? À quoi rime l’engagement pour le développement à la lumière de ces idées ? Faut-il les ignorer et continuer comme si de rien n’était ? Dans tous les cas, s’interroger sur la réponse possible à cette question importe. Au cas où les quelques exemples évoqués plus haut sembleraient relever d’une histoire ancienne ou du passé plutôt que de l’état présent des débats, on pourra se convaincre du contraire en se tournant vers des auteurs plus jeunes ou des écrits plus récents.
Dans un article plus récent sur la forme traditionnelle de la démocratie, après avoir comparé les Grecs aux Ganda (Uganda), l’auteur en arrive à la conclusion suivante : « In the traditional Ganda society a similar demographic factor seems to have been central in the institution and regulation of social political life, and the creation of what we could call democracy. »[11] Dans la société Ganda, poursuit l’auteur « a small population facilitated the evolution of a democracy that was situated in a rural setting, and, moreover, was under the reign and rule of a king. »[12] Et l’auteur de conclure qu’il s’agissait du même consensus que celui dont Habermas parlait et que ce dernier ne fait que ré-affirmer « an old truth long since discovered and lived in traditional Ganda society »[13].
Sans nullement s’inquiéter sur la nature de la démocratie grecque comparée à ce que nous entendons aujourd’hui par le terme et qui inclut tous les citoyens, l’auteur n’a pas trouvé nécessaire ni de définir ce qu’on peut qualifier de démocratie (moderne libérale) aujourd’hui ni si les femmes et les jeunes majeurs peuvent prendre la parole dans ces assemblées, mais conclut que le multipartisme « as also the party system itself, is inhospitable in the consensual values of traditional Ghanda society »[14]. Et, bien naturellement, ce qui vaut pour la société Ghanda, vaut par extension, pour toute l’Afrique
Loin d’être l’opinion particulière d’un individu, cette conception ethnique, afrocentrique de la démocratique se retrouve partout sur le continent africain. Il n’est pas inutile de souligner que plusieurs hommes d’états et intellectuels la partagent. Là où l’élément racial n’est pas aussi manifeste, la dimension socio-culturelle africaine, le plus souvent précoloniale, y est toujours présente, nécessairement apologétique parce que mal connue.
Il s’agit pour nous de faire apparaître les situations dans lesquelles peut se retrouver des personnes travaillant en toute honnêteté – de bonne foi – dans des organismes de développement et qui, au nom du respect de la culture traditionnelle des pays , favoriseraient ou même cèderaient à la tentation fort compréhensible, d’accepter, ces discours qui ont été et sont encore la source de légitimation du manque de liberté et des régimes autocratiques et despotiques que du développement. Vivre sa culture est une valeur qu’un programme d’aide au développement peut vouloir respecter au nom de la dimension démocratique que l’aide est supposée favorisée. Mais un des pièges de l’intervention de l’aide au développement peut être la volonté de respecter les traditions et les cultures défendues par ces discours dans les pays cibles par ceux qui ont la parole. Ces cultures peuvent et sont la plupart du temps sources d’oppression des citoyens, surtout des femmes et des autres catégories sociales ne se retrouvant pas dans des valeurs politiquement et intellectuellement inventées de toute pièce par une élite dont l’influence demeure forte, exclusive et partout présente.
L’Afrique dont il a été question sous la plume de ces auteurs et politiques et que reprennent bon nombre de jeunes surtout universitaires aujourd’hui au nom du panafricanisme est une séquelle coloniale. Pour l’agent engagé dans un consortium de développement ce qui est dit de l’Afrique ici peut se rencontrer dans plusieurs autres situations hors d’Afrique : l’invention d’une culture par l’État ou par une élite déracinée au nom de traditions culturelles idéalisées et servant de base à la faillite politique et/ou à la mobilisation des citoyens. Ce sont des situations où en toute bonne foi peut se retrouver une personne travaillant dans un organisme gouvernemental ou non. Raison pour laquelle, du moins pour ce qui concerne l’Afrique, il importe de garder à l’esprit la situation géopolitique faite, entre autres, des trois élément suivants :
1) La culture africaine dont il est question dans tous ces discours n’existe pas et n’a aucune base empirique anthropologique scientifique ou sociologique. Et même si elle existait, elle ne saurait rien dire sur la légitimité ou non de l’État postcolonial, sur la forme d’organisation et de gestion du pouvoir politique à adopter aujourd’hui. L’existence d’une culture est un fait, un fait contingent ; car aucune culture n’a en fait le droit d’exister ; et si elle a existé ou existe encore, elle n’équivaut pas à la réponse à la question de la légitimité du pouvoir politique, du pouvoir démocratique. L’Afrique est une mosaïque de peuples parfois très différents surtout après la chute des grands empires comme ceux du Mali, du Ghana, du Songhai, du Congo, de Sokoto, du Bénin et que sais-je encore !
2) S’il existe une culture africaine, elle n’est surtout pas précoloniale, elle est surtout moderne panafricaine. Le panafricanisme dès la fin du 19e siècle s’est défini comme un mouvement qui a pour finalité l’émancipation politique des colonies, mais aussi l’émancipation de toute personne d’origine d’Afrique noire. Telle était la résolution du premier Congrès panafricain à Londres. C’est face à la colonisation dans une communauté de destin de colonisés que les nouveaux États d’Afrique et les Africains dans leur ensemble ont pris conscience de leur africanité. Ce qui signifie que, interprété historiquement, le tout premier moment de l’africanité est politique et non culturel ou tribal, ni Kikuyu, ni Ghanda, ni Ashanti ni Dogon. Il est continental et moderne. À un problème moderne, des solutions modernes. Et s’il faut établir un rapport entre la lutte contre la pauvreté qui doit joindre les droits de l’homme et la démocratisation au développement, c’est dans le contexte moderne et global qu’il faut la penser. Seulement, à prendre en considération la plupart des idées qui circulent sur le continent sans parler des pratiques et des cultures politiques locales, nous sommes loin du but. Faudrait-il travailler dans la lutte contre la pauvreté sans prendre position ?
3) Parce qu’elle est politique et non culturelle (l’État moderne lui-même en Afrique étant loin d’être un héritage culturel d’origine africaine), la réponse culturelle avancée par l’État postcolonial élude la question de la légitimation. À une question de droit, les auteurs que nous avons vus répondent par l’existence d’une culture et d’une histoire africaine, une réponse ethnoraciale, et parfois ethnophilosophique et parfois culturo-essentialiste fondée sur ce qu’est l’Africain. Venant de la politique , une telle vision comporte de danger de la confiscation de la pensée par les régimes politiques en place. Travailler pour le développement et ne pas prendre en considération ce qu’il faut bien considérer ici comme la mise en place des structures d’oppression, éloigne la perspective démocratique – s’il en est – de l’engagement pour le développement et pourrait même donner lieu à une instrumentalisation de l’aide en faveur de régimes oppressifs et de pratique anti-démocratiques pour ne pas dire de cooptation de régime anti-démocratiques, violant les droits de l’homme.
Notes et sources:
Lukas K. Sosoe, Professeur à l’Université du Luxembourg spécialisé en éthique, philosophie politique et juridique.
[1] Voir surtout Dani Rodrik, Handbook of Development Economics, Vol. 5, 2010, chap. 7 ; également Shakhruh Rafi Khan, Development Economics. A Critical Introduction, Routledge, Londres, 2019, chap. 11 : Debates on Foreign Aid, p. 276-297.
[2] Amartya Sen, Development as Freedom, Oxford University Press, 1999, p. 3sq. Voir également du même auteur, “The Concept of Development” in : Global Ethics, vol. I, Thomas Pogge/Keith Horton (éd.), Paragon House, St. Paul, 2008, 157-183,
[3] Global Ethics, vol. I, Thomas Pogge/Keith Horton (éd.), Paragon House, St. Paul, 2008 et le volume II : Global Justice, (éd.) Thomas Pogge et Darrel Moellendorf), Paragon, St. Paul, 2008.
[5] Léopold Sédar Senghor, Négritude et civilisation gréco-romaine ou démocratie et socialisme, Bulletin de l’Association de Guillaume Budé, no. 1, 1956, p. 197.
[6] Léopold S. Senghor, Négritude et civilisation gréco-romaine ou démocratie et socialisme, Bulletin de l’Assoxiation de Guillaume Budé, no. 1, mars 1966, p. 107.
[7] Léopold Sédar Senghor, Seuil, Paris, 1971.
[9] N’Krumah, Consciencism, Op. cit., idem, p. 100-101
Edward Wamala, Government by Consensus : An Analysis of the Traditional Form of democracy, in Kwasi Wiredu (Ed.) A Companion of African Philosophy, Blackwell, Oxford, 2006, p.435
[13] Op. cit., p. 437.
[14] Op. cit., p. 440.