Ici et maintenant
Un lecteur du Brennpunkt relevait récemment qu’il est essentiel pour notre revue de porter un regard critique sur les politiques nationales ainsi que sur l’activité économique menée au pays, et d’analyser leurs incidences sur la situation des populations du Sud global. Il a raison. Dans le système-monde que nous connaissons, les réalités des populations précarisées et celles des favorisées sont fondamentalement intriquées. Les relations entre ces pôles perpétuent des rapports de domination et de dépendance que la mégamachine est parvenue à imposer jusqu’à ce jour avec une puissante résilience. Maria Mies et Veronika Bennhold-Thomsen, écoféministes pionnières un peu oubliées, écrivaient fort à-propos en 1997 : « Dans un monde fini, des aspirations telles que la croissance illimitée ne peuvent se réaliser qu’aux dépens de l’autre. Autrement dit, il ne peut y avoir de progrès d’un côté sans régression de l’autre, il ne peut exister de développement pour certains sans un sous-développement de l’autre. » (La Subsistance).
Contrairement à ce qui est répété ad nauseam, ce monde fini ne pose pas prioritairement la question des générations futures. « Care for the future » ne peut détourner du « care for the present ». Le monde fini, tel qu’il est aujourd’hui, affecte des générations actuelles, spoliées, précarisées, pillées, exploitées, chassées de leur espace de vie et de substance.
Prendre conscience de cet état de fait n’est pas chose aisée, tant le mode et le niveau de vie de la moyenne occidentale sont perçus par les Occidentaux comme une évidence. L’autre est invisibilisé. Tout, de la publicité commerciale au discours onusien, incite à se convaincre que ce mode de vie est compatible avec un développement durable universel, profitable à toutes les habitantes de la terre. Le seul développement envisagé pour les nations « en voie de développement » est précisément « un développement de rattrapage » dont l’avènement serait inexorable. Au meilleur des cas, on aime, naïvement, y croire, fermant les yeux sur ce qu’on n’a pas envie de voir ; au pire, on érige avec cynisme les écrans de fumée que requiert le business as usual. Les injustices structurelles, les inégalités sociales, la persistance de la grande pauvreté et les mécanismes d’oppression inhérents au capitalisme financiarisé sont soigneusement drapés dans le voile mystificateur de vaporeux critères ESG (pour Environment, Social, Governance) et de la bien-pensante responsabilité sociétale des entreprises, nouveaux atouts-charmes des classes dirigeantes, devenus, par la même occasion, des business florissants.
Les expressions de l’asymétrie caractéristique de l’économie mondiale sont néanmoins légion. Nous évoquons dans ces pages la mécanique néocoloniale du commerce international. Les multinationales de l’agro-industrie déversent au Brésil quantité de pesticides interdits dans l’UE. Ces produits toxiques, pulvérisés par voie aérienne, affectent la santé des travailleur·euse·s agricoles et des communautés locales, sans parler de leur impact écologique. L’objectif est de récolter le plus possible de fruits et de légumes destinés à l’export. Ce trafic est connu, mais puisque les titres boursiers des agro-industriels responsables « performent bien », personne, ou quasi personne, ne se préoccupe de connaître le volume de ces actifs financiers détenus par les fonds d’investissement luxembourgeois. Pourtant, les choses sont liées.