Éducation au développement : la quadrature du Cercle

La communauté des ONGD (organisations non gouvernementales de développement) luxembourgeoises est en ébullition. Un pan entier de son travail, qu’on avait pris l’habitude d’appeler « éducation au développement » (ED), est voué à « changer » selon la lecture des uns, ou à disparaître, selon la crainte des autres. Un petit aperçu d’un grand malentendu.

Dès ses débuts l’« éducation au développement » évoluait dans un contexte politique très particulier : l’Union européenne (UE), qui s’appelait à l’époque encore « Communauté économique européenne » avait mis en place un large éventail de dispositifs voués à souligner les efforts que la vieille Europe allait entreprendre pour aider ses anciennes colonies – les fameux ACP, les pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique – à se « développer ».

Renverser les idées : le « jeu des nuages » permet à des publics de tous les âges de remettre en question le regard porté sur les pays du monde, et leur rôle dans la crise climatique actuelle. (source : ASTM)

Des approches paternalistes se mêlaient à des intérêts purement économiques. Mais il y eut aussi de véritables efforts pour traiter les « Jeunes Nations » d’égal à égal et pour mettre en œuvre des instruments de partage plus équitable des richesses. Qui se rappelle encore des STABEX et autres SYSMIN ?

Ce petit retour à une époque révolue, entre la fin des années 1960 et le début des années 1980, est bien nécessaire pour comprendre pourquoi un concept comme l’ED était un enfant de son époque et comment il a pu survivre jusqu’à nos jours, tout en gardant une bonne partie de sa pertinence.

Pour mener sa stratégie volontariste en faveur des ACP, l’UE avait besoin d’argent et donc aussi du soutien des contribuables. En dehors de vastes campagnes de sensibilisation menées par la Commission européenne, on impliquait aussi les organisations de solidarité internationale, dont le nombre était en forte croissance, surtout depuis les débuts de la décolonialisation des ACP.

Un système de cofinancements en faveur des bénéficiaires des « ONG » (le « D » distinctif n’est apparu que beaucoup plus tard, quand des mécanismes similaires ont été mis en place pour d’autres secteurs) a vu le jour en 1976. Des organisations comme l’ASTM ont alors pu, pour la première fois, démultiplier les fonds reçus de leurs donatrices et donateurs pour des projets à plus grande envergure.

Le Luxembourg en retard

Au début des années 1980 l’aide publique au développement (APD) luxembourgeoise n’existait « ni en théorie, ni en pratique », comme le constatait l’éditorial du Brennpunkt numéro 40, sorti en 1980. Toutes dotations budgétaires confondues, elle n’arrivait qu’à 0,19 % du RNB – loin des 0,7 % promis à l’occasion d’une résolution historique à l’ONU en 1970.

Les yeux des ONGD étaient donc surtout tournés vers Bruxelles, où une plateforme européenne, le Comité de liaison, fut créée. Et c’est aussi Bruxelles qui incitait les ONGD à créer des plateformes nationales.

L’année de fondation du Cercle de coopération des ONG luxembourgeoises, en 1979, coïncide avec l’institutionnalisation du financement de l’ED au niveau européen. Elle était le fruit d’un débat en triangulaire entre la Commission, les ONGD et leurs partenaires du Sud : l’effort de « développement » ne pouvait se limiter à un transfert de fonds du Nord vers le Sud, mais devait aussi se doter d’une stratégie de compréhension mutuelle.

Face à des questions comme « Pourquoi sont-ils si pauvres ? » ou « Pourquoi la faim ? », pour ne citer que deux ouvrages publiés à cette époque, les ONGD se sont dotées de méthodes pédagogiques adaptées à des publics très diversifiés. L’objectif était d’expliquer les causes tant historiques qu’économiques d’une situation caractérisée par d’énormes inégalités, mais aussi la nécessité d’un changement au niveau des sociétés industrialisées.

Les Anglo-Saxons avaient choisi le concept de development education pour décrire l’ensemble des démarches à mettre en œuvre. Il sous-entend deux facettes, celle d’un travail pour sensibiliser, informer et éduquer d’un côté, mais aussi celle d’une vision plus systémique qui implique l’analyse critique du propre domaine de travail en tant qu’acteurs impliqués.

La traduction vers le français avec l’ajout du « au » entre éducation et développement, a contribué au malentendu selon lequel l’ED ne serait qu’un ensemble de méthodes pédagogiques pour apprendre à un public cible de non initié.e.s les fondamentaux d’une matière bien définie.

L’Europe donne le ton

Les pouvoirs publics européens avaient rapidement compris que les ONGD, en tant qu’acteurs très proches de la population, pouvaient jouer un rôle déterminant pour promouvoir les politiques européennes plus ou moins volontaristes – tout en acceptant les messages d’un changement nécessaire au niveau d’autres secteurs politiques qui impactaient également la situation des pays partenaires, ce qu’on va appeler plus tard la cohérence des politiques.

Dès la fin des années 1970, la Commission européenne commençait ainsi à soutenir des campagnes de sensibilisation ainsi que la mise en place de réseaux et de centres dédiés à des activités d’ED. À travers la plateforme européenne, qui se réunissait dès lors en assemblée annuelle à Bruxelles, d’autres principes furent arrêtés, comme la reconnaissance du plaidoyer politique de la communauté des ONGD dans son rôle d’observatrice critique de la politique tant au niveau européen qu’au niveau national.

Malgré une première loi, votée en 1982, l’APD n’évoluait guère. Notre pays ne fut certes pas le seul à peiner à faire évoluer son APD, mais le retard était important : dans le concert des 18 pays les plus riches par tête d’habitant, le Luxembourg n’était que l’avant-dernier, juste avant l’Italie.

En 1985 entrait en vigueur la première loi sur la coopération digne de ce nom. Elle instaurait notamment le Fonds pour la coopération au développement (FCD), premier véritable outil pour une stratégie de développement tant au niveau multilatéral qu’au niveau bilatéral. La loi définissait aussi le rôle qu’allaient jouer les ONGD dans cette construction nouvelle : outre l’exemption fiscale de dons à leur égard, l’État allait dorénavant démultiplier les efforts consacrés par les ONG par des subsides ; l’instrument du cofinancement prit forme.

L’éducation au développement, la sensibilisation, tout comme le plaidoyer politique n’étaient pas encore inscrits dans cette loi, mais l’État allait les subventionner indirectement via un subside qui devait honorer les activités des ONGD à travers un système de points.

Dix ans plus tard, le bilan était mitigé. L’APD luxembourgeoise avait certes décollé, mais avec 0,35 % d’APD par rapport au RNB, on était loin du but affiché. Une grande réforme de la loi de 1985 fut entamée pour devenir la « Loi du 6 janvier 1996 sur la coopération au développement », toujours en vigueur.

Une demi-victoire

La loi de 1996 était le fruit d’une longue phase de préparation, à laquelle les ONGD avaient aussi participé. Les instruments de cofinancement furent élargis, le concept d’accord-cadre introduit. Lors de la préparation de la loi, les ONGD avaient aussi négocié l’introduction du concept de l’éducation au développement à financer à charge du FCD. Or, entre la dernière mouture de l’avant-projet de loi discutée avec le Cercle et celle déposée officiellement à la Chambre des député.e.s, le passage sur l’ED avait disparu.

On assista alors à un imbroglio législatif : la Commission des Affaires étrangères réintroduisit le principe du financement de l’ED par le FCD via un amendement parlementaire, ce à quoi le gouvernement se refusa. Même réaction du Conseil d’État, qui annonça une opposition formelle en cas d’adoption de l’amendement.

Comme la loi risquait d’être retardée, la commission parlementaire proposa à l’unanimité un compromis : l’ED ne serait pas financée via l’instrument du FCD, mais par l’inscription « d’un article budgétaire spécial dont le libellé prévoit exclusivement la possibilité de finances des actions de sensibilisation » à mener par des ONGD agréées. Ainsi l’article 16 de la loi, qui dans la version initiale du gouvernement ne parlait que de subsides pour faire « la promotion de la coopération », fut précisé par des références très affirmées aux principes et aux définitions arrêtées au niveau européen et en incluant le concept élargi de l’ED.

Le dénouement fut rendu possible après que le Cercle avait fait part de son changement d’attitude par une lettre commission : « En effet, vous connaissez vous-même l’opposition vigoureuse, quoique incompréhensible, de certains vis-à-vis d‘un tel cofinancement par l’intermédiaire du Fonds pour la Coopération. […] En conséquence de quoi nous prions la Commission des Affaires étrangères de bien vouloir retirer son amendement, afin que la situation actuelle soit débloquée et que la nouvelle loi sur la coopération puisse encore être votée en 1995. »

Un vrai ministre, sans vrai ministère

Après plusieurs « Secrétaires d’État », Charles Goerens a été, en 1999, le premier titulaire à être nommé « Ministre » de la Coopération au développement et de l’Aide humanitaire. Le département qu’il allait diriger restait cependant à l’état d’une « Direction » incorporée au grand ministère des Affaires étrangères… une situation qui perdure jusqu’à nos jours.
L’instrument des accords-cadres prévu par la loi de 1996 a pu être mis en pratique au tournant du millénaire et a même été étendu aux domaines de la sensibilisation, de l’éducation au développement et au plaidoyer politique.

Les compétences du Cercle en matière d’ED ont également été renforcées par la création du « Sens » (Service éducation Nord-Sud). Cette initiative d’enseignants engagés dans les ONGD pour introduire l’ED dans l’enseignement public et dans les programmes scolaires officiels n’était cependant pas couronnée d’un grand succès, car les moyens en ressources humaines affectés à ce travail, tant du côté du ministère de l’Éducation nationale que du côté de la Coopération, s’avéraient insuffisants.

Malgré ce faible soutien officiel, la présence des ONGD dans les écoles connaissait un certain essor. Or, ne reproche-t-on pas souvent à la trentaine d’ONGD actives en ED que ces actions dans les écoles soient peu coordonnées et structurées avec un impact limité ? Mais est-ce bien le cas ? Difficile à dire, car des études tangibles n’existent guère. Non pas parce que les acteurs en place s’y refusent, mais parce que certains types d’études, rapportées à la taille du pays, ne se justifient guère en termes financiers – et surtout si l’on considère les faibles budgets à disposition des acteurs.

Après l’échec du Sens, le Cercle et les ONGD actives en ED ont concentré leurs efforts collaboratifs au niveau du « Gedev » (Groupe éducation au développement). Ce groupe connaissait des phases plus ou moins dynamiques, surtout parce que son encadrement professionnel ne suivait pas la croissance des activités en ED.

Souvent, la flexibilité requise par des contextes qui évoluent rend difficile la planification, et les reponsables en ED ont effectivement beaucoup de difficultés à coordonner et harmoniser leur propre secteur au niveau national. Cependant, compte tenu de leurs activités et des compétences acquises au cours de leur engagement, la présence des actrices et des acteurs de l’ED dans les structures consultatives nationales est indispensable. Il convient donc de trouver un moyen de leur permettre une telle participation.

À la luxembourgeoise

Les reproches envers les ONGD ne se limitent pas à leur implication au niveau de l’éducation formelle. En se fédérant et en mettant en synergie leurs efforts dans bien d’autres domaines, l’impact de leur travail pourrait devenir plus visible, n’arrête-t-on pas de leur expliquer.

Avec une trentaine d’ONGD actives en ED, sur une population de 670.000, on est en effet dans une situation très particulière, mais pas inhabituelle au Luxembourg : les thématiques à aborder, les partenariats au Sud à engager, mais aussi l’ampleur des actions à mener en tant que société civile ne sont pas strictement proportionnels à la taille du pays.

Pour « répondre » à ce défi, il y a deux solutions : on peut réduire le champ d’action des ONGD en limitant les moyens financiers à leur disposition et en espérant qu’une sélection « naturelle » se mettra en place ; mais on peut aussi adapter les moyens aux besoins croissants d’une société civile qui témoigne de son envie de prendre ses responsabilités.

N’avait-on pas expliqué, durant des décennies, que le Luxembourg était trop petit pour accueillir une université ? Pourquoi réduire l’éventail de celles et ceux qui prônent la solidarité internationale – à un moment où les nationalismes dans leurs formes les plus extrêmes ont à nouveau le vent en poupe – , alors que notre pays prétend avoir son mot à dire, dans bien d’autres dossiers sur la scène internationale ?

Dans le rapport annuel 2023 sur la coopération luxembourgeoise, on peut lire que « le Ministère a décidé à partir du 1er janvier 2024 d’étendre la durée des accords-cadres SENS/ED de trois à quatre ans et d’harmoniser le taux de cofinancement à 80 % pour les subsides SENS/ED. La révision de la méthodologie appliquée aux demandes de subsides en matière de SENS/ED au Luxembourg est en cours. La nouvelle méthodologie sera orientée vers la mesure d’impact et plus adaptée au travail de SENS/ED des ONGD luxembourgeoises. »

Ce que ce document ne dit pas, par ailleurs, est l’arrêt pur et simple opéré par le ministre des procédures en place : l’appel à projets pour des projets en SENS/ED pour l’année 2025, n’a pas eu lieu et la soi-disant extension des accords-cadres d’une année cache une décision similaire : normalement, le ministère aurait dû appeler en mars les ONGD à soumettre des notes conceptuelles pour élaborer leurs programmes de 2025 à 2028. Cet appel a été remplacé, au mois de juin, par une invitation à soumettre un programme de prolongation d’une année, réduisant ainsi la prévisibilité de trois ans, sans qu’il soit prévu de rétablir les AC dans leur forme existante.

La « révision de la méthodologie appliquée aux demandes de subsides en matière de SENS/ED » s’apparente ainsi plus à un euphémisme : on annule l’instrument de subsidiation, pourquoi alors vouloir encore adopter sa méthodologie ?

Au lieu de tirer tout un secteur vers le bas, en désenclavant les instruments qui étaient à sa disposition, il serait plus opportun de doter le secteur des moyens nécessaires à s’organiser, mais aussi à se doter de critères pour pouvoir évaluer de façon quantitative, et surtout de façon qualitative, les efforts qu’il mène.

Dans sa stratégie générale « En route pour 2030 » de 2018 la Direction de la Coopération avait encore constaté que « les ONG nationales jouent un rôle essentiel dans la mise en œuvre des actions de sensibilisation et d’éducation au développement. Le Luxembourg continuera de s’appuyer de manière prioritaire sur le réseau d’ONG nationales – large et diversifié – pour développer et mettre en œuvre des initiatives et programmes en matière de sensibilisation et d’éducation au développement. »

En octobre de cette année, au moment de la publication du budget pluriannuel, la communauté « large et diversifiée » des ONGD devait constater que la ligne budgétaire liée au fameux article 16 de la loi de 1996 se verra réduite de 4,65 millions d’euros en 2024 à 2,5 millions à partir de 2026. Comprendra qui voudra.

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