l y a un peu plus de 20 ans, une des lois sur l’avortement les plus dures et les plus restrictives au monde a été imposée au Salvador, éliminant ainsi les exceptions à la responsabilité pénale qui existaient depuis le XIXe siècle. Parallèlement, l’article premier de la Constitution de la République a introduit l’expression « l’État reconnaît la personne humaine dès le moment de la conception ». Ces changements juridiques ont favorisé une culture de punition et de criminalisation des femmes, avec de graves conséquences pour leur vie, leur santé et leurs libertés.
Votre santé d’abord…. tant que vous n’avez pas une grossesse à haut risque
Au cours des neuf dernières années, les gouvernements de gauche ont mené une réforme de la santé qui a permis d’offrir des services de santé aux communautés rurales qui en étaient dépourvues. La création des ECOS (Équipes communautaires de santé) a été le principal vecteur de cette expansion de la couverture. Les campagnes de prévention sanitaire se sont multipliées, renforçant ainsi le principe selon lequel la population a droit à la santé.
Cependant, lorsque les femmes, en particulier celles qui vivent dans la pauvreté, sont confrontées à une grossesse à haut risque où le processus de gestation menace leur santé et leur vie, l’approche de prévention basée sur le moindre mal change radicalement. Là, elles et leur santé passent au second plan, les politiques et pratiques prenant une perspective pro-natale. Peu importe si sa vie est menacée ou s’il y a des séquelles prévisibles et de graves souffrances liées à la morbidité maternelle.
L’absurdité va jusqu’au refus de soins dans les urgences cliniques, comme les grossesses extra-utérines (en dehors de l’utérus), puisque le personnel médical ne peut pratiquer une intervention chirurgicale tant que le cœur du fœtus bat. Il en va de même pour les grossesses dont la formation congénitale est incompatible avec la vie extra-utérine, telles que les grossesses anencéphales, dont on sait déjà qu’elles n’ont aucune chance de survie après un accouchement. En raison de la législation et de la crainte d’être dénoncés, les médecins refusent d’interrompre la grossesse. Peu importe les dommages que la prolongation de la grossesse peut causer à la femme, elles sont restées à l’arrière-plan.
C’est l’histoire de Beatriz
Elle vivait dans une communauté rurale, était âgée de 22 ans et avait un fils qui, il y a un an, était né prématuré avec de nombreux problèmes de santé. Suite à sa naissance, elle n’a pas choisi la stérilisation, car bien qu’elle souffrait de polyarthrite rhumatoïde avec chevauchement avec le lupus érythémateux disséminé et la néphrite lupique (albuminurie), elle voulait être mère et craignait que son premier enfant ne survive.
Sa deuxième grossesse s’est présentée avec des complications, exacerbant ses problèmes de santé. Les médecins lui ont expliqué que les chances de survie de son fils étaient nulles, qu’il était anencéphale. Aussi , compte tenu de tous ces risques, des maladies de base dont elle souffrait et des antécédents de complications pendant sa grossesse précédente,Beatriz a demandé l’interruption de sa grossesse. Les médecins ont alors dit que légalement ce n’était pas permis dans le pays et que s’ils procédaient, elle et eux pourraient être poursuivis en justice.
S’accrochant à son désir de » je veux vivre « , Beatriz rencontre des organisations féministes avec lesquelles elle établit un accord de représentation pour obtenir l’autorisation légale de procéder à l’interruption de sa grossesse. Avec cet accord, il a été demandé aux médecins de mener à bien la procédure, puis, suite à leur refus, un recours a été introduit auprès de la Cour Suprême de justice. L’indifférence et l’absence de réponse institutionnelle ont forcé les organisations à une forte mobilisation sociale. D’autre part, un examen public a été ouvert où les gens ont donné leur avis – avec ou sans connaissance des circonstances spécifiques – sur la question de savoir si les médecins devaient pratiquer l’interruption de grossesse.
Plusieurs semaines ont passé et les unes des principaux journaux publiaient des voix anti-droits qui disaient « Beatriz ne le tue pas, il peut avoir tes yeux ». Entre-temps, l’angoisse de Beatriz augmentait et elle s’est mise à recevoir des appels de personnes qui se disaient « pro-vie » et qui lui proposaient de l’ « aide » , comme l’emmener dans un hôpital privé ou donner un emploi à son mari, si elle renonçait à sa pétition. Sa fermeté fit basculer le soutien social de son côté , la plupart des gens pensant que l’État devait procéder à l’interruption de cette grossesse.
La Cour de justice a rejeté le recours au motif que Beatriz n’était pas en danger imminent de mort. Pour leur part, et par désespoir face à l’absence de réponse positive, les organisations ont fait appel aux organismes internationaux de justice. Enfin, la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) a accordé à Beatriz des mesures de protection, créant les conditions juridiques permettant au personnel médical de procéder à l’interruption de la grossesse. Beatriz reçut de nombreuses manifestations de solidarité nationale et internationale par sa simple demande, « Je veux vivre ». Parce que c’était un désir et un droit refusé.
Pendant les 81 jours d’attente, nombre de ses droits ont été violés, ce qui lui a causé d’énormes souffrances et des conséquences sanitaires qu’elle n’a jamais réussi à surmonter. Beatriz est décédée il y a près d’un an, quelques jours après que son cas ait été admis par la CIDH. Elle n’a jamais su que son procès avait progressé, mais elle a signalé qu’elle ne voulait pas que d’autres femmes vivent ce qu’elle avait vécu.
Malheureusement, l’expérience de Beatriz n’est pas exceptionnelle au Salvador,bien qu’elle soit la plus connue à ce jour. C’est une réalité qui menace toutes les Salvadoriennes en âge de procréer qui peuvent se voir confrontées à une grossesse à risque menaçant leur santé et leur vie, mais surtout celles qui ne peuvent se permettre un voyage à l’étranger ou une intervention coûteuse et discrète dans une clinique privée. Pour elles, dans ces circonstances, l’article 65 de la Constitution signalant que « La santé des habitants de la République constitue un bien public. L’État et les particuliers sont tenus d’en assurer la préservation et la restauration » n’est pas d’application1.
Les enfants d’abord… tant que ce ne sont pas des filles ou des adolescentes enceintes
Un autre visage du déni des droits qu’implique cette culture associée à la législation sur l’avortement est le manque d’alternatives que la société salvadorienne et l’État imposent aux filles et aux adolescentes enceintes du fait des violences sexuelles. Une fois enceintes, la seule voie qui s’offre à elles est la continuité de la grossesse. Leurs projets de vie sont alors tronqués, elles sont mises de côté et traitées comme de nouvelles mères qui ont la responsabilité d’apprendre à se soucier des autres.
On suppose que le Salvador dispose aujourd’hui d’une législation moderne qui protège les enfants et les adolescents, appelée LEPINA (loi sur la protection intégrale des enfants et des adolescents) et bien que de nombreuses responsabilités institutionnelles requises par cette loi ne soient pas remplies, elle a été largement diffusée, notamment les 7 fois où elle mentionne que la protection doit être exercée « dès le moment de la conception ».
Au Salvador, il n’est pas rare de voir des filles enceintes, les registres sanitaires de contrôle prénatal parlent de filles de 9, 10 et 11 ans enceintes et assistées dans un accouchement, parfois en couple avec des hommes plus âgés. Les statistiques montrent qu’environ 1500 filles âgées de 9 à 14 ans sont enceintes chaque année et qu’environ 30% de toutes les naissances sont le fait de filles et d’adolescentes. On parle de viols collectifs et de viols par les membres de gangs. Malgré la gravité du problème, l’Assemblée législative a refusé d’examiner deux projets de loi visant à dépénaliser l’avortement dans le cas des filles et des adolescentes enceintes.
Cette situation a une conséquence encore plus grave : une augmentation des suicides chez les adolescentes enceintes. « Ce n’est pas un accident, c’est une intoxication auto-infligée», explique un médecin qui parle de la mortalité maternelle, « les filles dont la grossesse est imposée ne se tuent pas avec une arme à feu ou un couteau, elles s’empoisonnent ». Aujourd’hui, c’est la principale cause de mortalité maternelle chez les adolescentes. »
Peu importe ce qui s’est passé…. si elle a l’air avoir avorté, c’est une criminelle
La pénalisation de l’avortement génère une culture qui criminalise les femmes. Ceci ne touche pas seulement le Salvador puisque tous les pays qui érigent l’avortement en crime dans leur code pénal sont confrontés à ce phénomène. Ce qui est assez exceptionnel dans le système judiciaire salvadorien, c’est que les femmes qui n’ont rien fait pour interrompre leur grossesse, mais qui font face à des complications obstétriques à un stade avancé de leur processus de gestation ou qui ont accouché à l’extérieur de l’hôpital à l’improviste où le nouveau-né est mort et qui arrivent dans les hôpitaux publics avec des hémorragies sévères, sont initialement accusées d’avortement et ensuite condamnées pour homicide volontaire avec circonstances aggravantes, passible de 30 à 40 ans de prison.
Bien que cela se produise depuis que la loi sur l’avortement a été modifiée en 1998, ce n’est qu’en 2009 qu’il a commencé à être reconnu comme un problème reflétant une violation systématique des droits des femmes. Cette année-là, on a accordé à une femme condamnée à 30 ans de prison une révision de sa peine, sa libération et la reconnaissance d’une erreur judiciaire.
La campagne » Une fleur pour les 17, ne laissons pas leur vie se flétrir « 2 , qui a appelé en 2014 à la libération de dix-sept femmes purgeant des peines de 30 ans et plus en prison, a souligné la violation flagrante des droits procéduraux de femmes initialement accusées d’avortement, qui sont transférées directement d’hôpital en prison et ne comprennent souvent pas ce qui leur est arrivé. Elles ne comprennent pas qu’elles n’ont jamais eu le droit d’être présumées innocentes, parce qu’elles ont déjà été condamnées car considérées dans la pratique comme « suspectes d’avortement ».
Plus de 20 femmes ont retrouvé leur liberté grâce aux luttes sociales et aux diverses stratégies juridiques promues par les organisations. Mais presque le même nombre d’entre elles est toujours en prison et certaines sont sur le point d’être condamnées. Il y a encore des plaintes dans les hôpitaux publics, car bien qu’une organisation de médecins ait été formée en faveur de la vie et de la santé des femmes3, il y a encore des opérateurs de santé qui violent le secret professionnel et parfois par peur, dénoncent leurs patients.
Imelda Palacios est actuellement confrontée à un processus de criminalisation de ce type. Sa fille n’est pas morte, elle a survécu après avoir vu le jour dans la fosse septique de sa maison dans une communauté rurale. Le bébé a été secouru, va bien et a été pris en charge par sa grand-mère maternelle. Imelda est arrivée à l’hôpital saignant et anémique. Elle ne savait pas qu’elle était enceinte, elle avait 18 ans à l’époque. Elle était étudiante et semblait très calme. Peu de temps après, elle a expliqué avoir été abusée par son beau-père depuis l’âge de 12 ans, qu’il l’avait menacée pour ne pas qu’elle le dise. Bien qu’il ait été prouvé que la grossesse était le résultat du viol du beau-père, le juge et tout l’appareil judiciaire refusent de reconnaître que les silences d’Imelda étaient déterminés par la peur et sa victimisation.
C’est ainsi que la criminalisation des femmes se fait dans ce pays, seules les luttes sociales et la solidarité internationale réussiront à changer cette culture et cette législation qui nuit tant aux femmes. En attendant, Imelda ne peut qu’espérer, elle n’a pas le droit de décider !
Sources:
1 Article 65 de la Constitución de la República de El Salvador.
2 La campagne qui s’appelle dorénavant « Les 17 et plus » a été promue par le « Groupement citoyen pour la dépénalisation de l’avortement thérapeutique, étique et eugénique » au Salvador et a été soutenue par des nombreuses organisations sociales nationales et internationales, y inclus Amnistie Internationale et CEJIL.
3 L’Union de médecins pour la santé et la vie des femmes a été conformée en 2017.
Morena Herrera, membre de Colectiva Feminista para el Desarrollo Local