La Bolivie, au cœur de l’Amérique du Sud, se distingue internationalement non seulement par le fait que c’est historiquement l’un des pays les plus pauvres d’Amérique, mais aussi par les luttes sociales qui ont inspiré d’importantes demandes de justice et d’équité : la guerre de l’eau (2000), qui a mis en évidence l’inégalité et la marginalisation résultant de la privatisation des services de base ou la Guerre du gaz (2003), qui a montré la crise et les conflits sociaux résultant de la recette néolibérale des organisations multilatérales, entre autres. Ces processus sociaux ont favorisé un changement de gouvernement (2005) qui a fixé comme horizon de transformation le paradigme du « bien vivre », qui récupérait les principes et les propositions de ces luttes sociales, en y intégrant les connaissances et les valeurs des cultures qui caractérisaient la Bolivie depuis l’Antiquité. Une partie fondamentale de ce paradigme était la remise en question de l’état actuel des choses au niveau civilisateur et notamment :
- de la concentration de la richesse dans quelques mains, du consumérisme, de l’individualisme (« vivre mieux »)
- du capitalisme, de la crise écologique, du réchauffement climatique et des dommages causés à « Mère Nature »
- du développement et de l’exploitation irrationnelle des ressources naturelles.
Ce paradigme a cependant subi de profonds changements lors de sa mise en œuvre et lors des différents processus de discussion au sujet des plans nationaux de développement (2006-2011 et 2016-2020), de l’agenda national pour 2025, de l’évaluation des Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) et de l’élaboration des Objectifs de Développement Durable (ODD). Dans le cadre des réflexions sur l’Agenda 2030, nous aimerions souligner quelques idées centrales de ces transformations.
La sacralisation des objectifs et des indicateurs : l’irréalité des chiffres
L’agenda 2030 a été critiqué pour les difficultés qui existent en ce qui concerne les objectifs et les indicateurs et la capacité de les mesurer au niveau global. Ce problème s’est déjà manifesté dans le cadre des OMD et le cas de l’eau potable en Bolivie en est une illustration.
En 2014, au moment de l’évaluation des OMD, la Bolivie se vantait d’avoir dépassé les objectifs fixés plus tôt que prévu en se basant sur les données récentes de recensement (2012). Alors que les données semblaient montrer que cela était vrai en ce qui concerne l’accès à l’eau potable – ce qui n’était pas le cas de l’assainissement de base – elles cachaient plusieurs inégalités : 92% de la population urbaine avait accès à l’eau, mais seulement 58% dans les zones rurales ; les zones métropolitaines avaient près d’un demi-million d’habitants sans accès à l’eau et plus de 2 millions sans assainissement de base. Pire encore, ces indicateurs ne disaient rien sur la quantité, la qualité, la continuité ou l’accessibilité de ces services de base. Bref, l’établissement d’objectifs, bien qu’important pour le suivi et l’évaluation des progrès, a réduit les problèmes et les solutions en Bolivie à un chiffre qui cache plus qu’il n’est censé refléter.
Une contradiction ouverte à plusieurs reprises: l’empire de l’extractivisme
Alors que plusieurs facettes et outils du capitalisme mondial ont été explicitement remis en question, la pratique du gouvernement est entrée en contradiction ouverte avec ces questionnements. Un exemple est celui des biocarburants : alors qu’en 2007 Evo Morales proposait explicitement la «répudiation des plans et projets de production d’énergie tels que les biocarburants, qui détruisent et refusent au peuple l’accès à la nourriture» et la condamnation de « l’utilisation de semences transgéniques parce qu’elles mettent fin à nos semences millénaires et nous obligent à dépendre de l’agro-industrie »…… en 2018, non seulement l’utilisation de graines de soja génétiquement modifiées s’est répandue, mais les entreprises agro-industrielles négocient avec le gouvernement des projets pilotes pour le maïs, le riz et le coton. Parallèlement, les incitations pour la production d’éthanol sont devenues officielles… Ces contradictions – permanentes et sur des questions multiples – montrent qu’à la place du bien vivre, les politiques gouvernementales ont priorisé les revenus économiques des activités extractives, et ce malgré les violations des droits humains qu’elles engendrent aux niveaux local et national.
Le développement économique à tout prix
Finalement, nous sommes revenus au début des problèmes : le problème central de l’Agenda 2030 et des plans et agendas de développement en Bolivie a été celui de remettre le développement économique au centre du débat. Bien que cela ne soit pas seulement un résultat de l’agenda 2030, « le bien-vivre » et de multiples mouvements sociaux réclamant la justice sociale ont été réduits par le développement et ses objectifs, démantelant ainsi une importante proposition alternative au modèle civilisateur actuel. Une contradiction semblable à celle de l’Agenda 2030 : un accord qui cherche à éradiquer la pauvreté, à combattre les inégalités, à promouvoir la prospérité et à protéger l’environnement sans s’attaquer aux problèmes économiques qui les génèrent.
Le « Bien Vivre » ne peut pas être assimilé au développement, car le développement, tel qu’il est conçu dans le monde occidental, est inapproprié et très dangereux à appliquer dans les sociétés autochtones. L’introduction du développement parmi les peuples autochtones détruit lentement notre propre philosophie du Bien Vivre, car il désintègre la vie communautaire et culturelle de nos communautés en anéantissant les fondements de la subsistance et de nos capacités et connaissances pour répondre à nos propres besoins.
Fernando Huanacuni Mamani, 2010, actuel ministre des Affaires étrangères de la Bolivie cité dans (Gudynas, 2011) |