En quoi est-il plus grave de risquer de mourir en prison que de risquer de mourir de faim ?

Entretien par Michaël Lucas

Karen Akoka est sociologue et Maîtresse de conférences en science politique à l’université Paris Nanterre. Elle a notamment publié Asile et exil. Histoire de la distinction réfugiés/migrants aux Editions La Découverte en 2021, enquête précise et détaillée par laquelle elle montre que les politiques migratoires en France sont orientées par des considérations diplomatiques, géo-politiques et électoralistes, bien plus que par la prise en considération de la situation des droits humains des exilé.e.s. De la même manière qu’elle conteste la validité de la distinction qui est faite entre asile politique et migration économique, elle estime qu’il devrait être possible d’accueillir les personnes fuyant les dérèglements climatiques en ouvrant les possibilités de régularisation au titre de l’immigration et l’asile plutôt qu’en créant un statut de réfugié climatique qui se transformerait inévitablement en nouveau statut d’exception distribué au compte goutte sans changement profond et paradigmatique des politiques migratoires.  

Depuis les années 1950, la question des flux de populations se caractérise, d’un point de vue institutionnel, par la distinction qui est faite entre l’asile (politique), qui concerne des « réfugié.e.s », et la migration (économique), qui vise des « migrant.e.s ». Quels sont les pourtours de ces deux catégories ? Quelles sont les circonstances historiques politiques de leur émergence ?  

Il n’existe pas de définition juridique internationale du/de la migrant.e -chaque pays a la sienne-mais bien du/de la réfugié.e. C’est dans l’entre-deux-guerres, sous l’égide de la Société des Nations (SDN), qu’apparaît dans le droit international cette nouvelle catégorie. Etaient considéré.e comme réfugié.e les personnes qui faisaient partie de groupes spécifiques désignés par l’organisation internationale (arméniens, russes…) et qui avaient quitté leur pays. La définition était collective : si on appartiennait à un des groupes désignés, on était potentiellement automatiquement « réfugié.e ». Par contre, des citoyen.e.s qui risquaient toutes les violences du monde mais n’appartenaient pas au « bon » groupe, étaient exclu.e.s du statut de réfugié.e. Le choix par la SdN des groupes nationaux bénéficiant du statut de réfugié.e était loin d’être neutre. En particulier, on avait en vue les Russes qui fuyaient la révolution bolchévique, à un moment où l’enjeu pour la SdN était la lutte contre le communisme. La crainte d’une expansion bolchévique occupait les esprits bien plus que la peur du fascisme. Les italien.ne.s opposant.e.s au régime de Mussolini n’étaient pas considéré.e.s comme réfugié.e.s. Le cas des juif.ve.s d’Allemagne est aussi très parlant: ce n’est qu’après l’échec, en 1938, des tentatives de conciliation entre l’Allemagne et les grands États de la SdN que le statut de réfugié.e leur sera reconnu, alors que les persécutions avaient commencé dès 1933. Les ressortissants des pays membres de la SdN même fascistes (Espagne, Italie, Allemagne) ne sont pas éligibles au statut de réfugié.e.s. Le dispositif est éminemment politique.

La définition contemporaine de réfugié.e nous vient de la Convention de Genève adoptée en 1951 . Elle aussi reflète un choix politique puisqu’elle discrimine entre deux formes de violences : les violences faites aux droits civils et politiques d’une part, et les violences faites aux droits économiques et sociaux d’autre part. La Convention de Genève protège uniquement les personnes dont les droits civils et politiques sont attaqués. Tout cela n’est pas un hasard. On est au début de la guerre froide et le choix opéré en 1951 permet de dénoncer l’URSS et l’idéologie communiste : on protège toutes les personnes qui fuient l’Union soviétique et ses satellites. Par contre, les victimes de violences socio-économiques de par le monde restent entièrement dans l’ombre. L’Union soviétique n’a pas signé la convention de Genève. Le statut de réfugié.e tel que défini en 1951 a, comme sous la Société des Nations, une portée indiscutablement politique, privilégiant des droits qui nous viennent de l’héritage des démocraties libérales.

Fondamentalement, on peut questionner la hiérarchie établie en 1951 par les auteurs de la Convention de Genève : en quoi est-il plus grave de risquer de mourir en prison que de risquer de mourir de faim ? Pourquoi l’absence de libertés civiques et politiques est-il pire que l’absence d’horizon socio-économique ?

L’asile étant défini internationalement, comment définir la migration économique ? 

Vous posez là la question des « catégories juridiques » et de leur (non) correspondance aux réalités. Mon travail consiste précisément à questionner la pertinence de ces catégorisations. Les définitions de « réfugié.e.s » et de « migrant.e.s » sont construites sur des dichotomies : d’un côté on fuirait une violence politique, de l’autre, une violence économique ; d’un côté, on serait obligé de partir, de l’autre, on partirait volontairement ; enfin, le « véritable » réfugié serait individuellement persécuté ; les personnes appartenant à des groupes menacés collectivement accèdent davantage à des protection subsidiaires qu’au statut de réfugié. La différence entre réfugié.e et migrant.e est basée sur ces trois dichotomies. Or, celles-ci sont tout-à-fait artificielles. Il suffit de se pencher sur la trajectoire des migrant.e.s, la complexité de leur parcours. On a tendance à penser que ces catégories existent en tant que telles mais on oublie qu’elles ont été construites de toute pièce, à la fois pour essayer d’organiser le monde et à la fois pour des raisons politiques. Il y a des vies complexes et des raisons complexes pour partir et on a inventé une manière de les classifier. Et pourquoi est-ce artificiel ? Non seulement, les gens – y compris les figures paradigmatiques de réfugié.e.s politiques – partent pour un tas de raisons dont il est difficile de discerner l’économique du politique. Mais au-delà de ce constat, la distinction, elle-même, entre politique et économique est arbitraire, construite et politique. Pourquoi l’économie ne serait-elle pas politique ? Ne dit-on pas que migrer, c’est voter avec ses pieds ? Partir de son pays, c’est aussi un acte politique. Cette dichotomie entre économique et politique est ancrée dans la pensée libérale qui, comme l’a mis en exergue Karl Polanyi , a inventé deux sphères prétendument autonomes, l’économie et le politique, alors que la première est « encastrée », en réalité, dans la seconde.

La dichotomie « départ forcé » / « départ volontaire » est, elle aussi, hautement contestable. Peut-on parler de départ volontaire quand on quitte son pays parce qu’on risque de mourir de faim, alors que lorsqu’on le quitte parce qu’on risque la prison, il est admis qu’on quitte de manière contrainte ?

Sur la distinction entre individuel et collectif, la plupart des histoires individuelles sont enchâssées dans des histoires collectives plus larges. On a souvent en tête la figure archétypale du dissident individuellement persécuté mais ce cas-là, aujourd’hui comme hier, représente une minorité de personnes parmi celles qui partent.

Vous relevez que la différenciation entre les deux catégories est assez poreuse et que les autorités, face à des situations comparables, ont fait appel à l’un ou l’autre dispositif, selon les intérêts diplomatiques et/ou économiques en jeu plutôt qu’en fonction des définitions juridiques propres à chaque catégorie. 

En effet. Même quand on tient une définition unique et stable, en l’occurrence, celle de la Convention de Genève, la manière dont elle est interprétée change selon les groupes nationaux qui sollicitent le statut de réfugié.e. Ce qu’on observe en France par exemple avant les années 80, c’est que quand le pays d’origine est diplomatiquement proche, on évite de donner le statut de réfugié.e à ses ressortissant.e.s mais quand on est face à des régimes communistes, le statut de réfugié.e est attribué de manière quasi automatique. Ainsi, il suffisait d’être soviétique, hongrois.e, tchécoslovaque et, plus tard, vietnamien.ne, cambodgien.ne ou laotien.ne pour obtenir le statut de réfugié.e. On ne demandait aucune preuve de persécution individuelle. Par contre, si le.a demandeur.euse était portugais.e, zaïrois.e ou yougoslave (la Yougoslavie communiste de Tito fut un temps appréciée en France), il s’agissait de ménager l’allié, fût-il persécuteur, et le statut de réfugié.e était plus difficilement accordé. Ces personnes/groupes là seront davantage orienté.e.s vers les procédures d’immigration. S’ils ne sont pas désiré.e.s comme réfugié.e.s, on les accepte sans difficulté comme travailleur.euse.s migrant.e.s. A cette époque-là, la question du vrai ou du faux est beaucoup moins centrale. Les autorités orientent les exilé.e.s vers l’un ou l’autre dispositif, asile ou migration, en fonction de leurs considérations politiques ou diplomatiques. De même, les personnes concernées peuvent davantage qu’aujourd’hui choisir quelle catégorie et procédure reflète le mieux leur manière de se projeter en France et les liens qu’il/elle souhaite maintenir avec son pays d’origine. Cette souplesse est possible parce que les deux procédures sont ouvertes et que les droits attribués au réfugié.e et au/à la migrant.e sont relativement similaires.

Au tournant des années 70/80, les conditions de la migration organisée vont devenir plus strictes, voire la rendre impossible. Seul restera l’asile pour les persécuté.e.s politiques. Une nouvelle hiérarchie va s’imposer. D’un côté, les réfugié.e.s sont considéré.e.s comme méritant la protection de la France (« C’est une question de défense de la démocratie ») ; de l’autre, les laissé.e.s-pour-compte économiques ne sont plus les bienvenu.e.s (« On ne peut accueillir toute la misère du monde »).  

Tout dégringole à partir du moment où l’on construit l’immigration comme un problème, qu’on ferme donc les possibilités de régularisation par le travail (migration économique) puis qu’on rigidife les critères d’accès au statut de réfugié. Pour pouvoir rester en France les étrangers sont obligés de se tourner vers les procédures d’asile et de tenter de correspondre à des exigences toujours plus strictes. C’est là que surgit la question « du vrai ou du faux », c’est à dire la question de l’identité de réfugié.e ou de migrant.e. Une question qui, en réalité, n’a pas de sens parce ces identités n’existent pas dans les faits. Elles ne sont pas un « déjà-là » antérieures à l’acte de dénomination, mais procèdent précisément de l’ « étiquetage » à postériori.

A cette période le dispositif juridique perd donc la souplesse qui lui permettait d’appréhender la complexité la réalité sociale. La rigidification et la question du vrai et du faux ne s’accommode pas de la complexité du réel. On entre ainsi dans un cercle vicieux absurde : les autorités posent de nouvelles exigences, qui donnent lieu à de nouvelles stratégies d’adaptation, qui engendrent à leur tour, en réaction, des exigences supplémentaires, et ainsi de suite.

Comment expliquer, historiquement, cette double évolution qui a consisté, pour la majorité des pays occidentaux, à arrêter l’immigration économique et à restreindre drastiquement l’accès au statut de réfugié.e ?

Plusieurs grandes transformations expliquent cette évolution, à l’échelle internationale et à l’échelle nationale : la fin de la guerre froide (et donc, la fin de l’utilité de désigner certains pays comme « persécuteurs »), la construction de l’immigration comme problème (avec comme corolaire la fermeture de l’immigration, la rigidification de l’immigration mais aussi la montée en puissance de l’extrême droite) et la contestation néolibérale du modèle de l’Etat providence (produisant une rigueur à la fois budgétaire et juridique). Concernant la France, la politique de la « Françafrique », qui suppose une politique accommodante avec des régimes autoritaires ou dictatoriaux a également joué un rôle.

Aujourd’hui, c’est une idée reçue de penser que l’immigration est un coût pour les sociétés d’accueil. En général, l’opinion se partage entre ceux qui affirment que nous devons assumer ce coût et ceux qui défendent que cela est impossible et pas souhaitable. Mais ce qu’on ne questionne pas, c’est que l’immigration soit un coût. Un corpus étendu de travaux d’économistes, dont certains sont issus d’organisations, comme l’OCDE, qu’on ne peut soupçonner de radicalité, démontrent pourtant que l’immigration, le plus souvent, profite au pays d’accueil et qu’il n’existe pas de corrélation entre immigration et augmentation du chômage ou réduction des salaires. Les populations migrantes se trouvent principalement dans la catégorie de la tranche d’âge 25-50 ans, ce que les économistes appellent les « prêts à l’emploi »: elles rapportent plus, par leur consommation notamment, que ce qu’elles ne coûtent à l’Etat. De plus, en parlant des coûts, si on veut procéder à une évaluation complète, il faudrait également mettre dans la balance l’ensemble des dépenses que les dispositifs migratoires actuels engendrent: barrières physiques, expulsions, centres de rétention, contrôle aux frontières et en mer, etc.

En conclusion, on est loin d’être obligé d’adopter les politiques migratoires violentes qui sont les notre aujourd’hui et justifiées par le fait « qu’on ne pourrait a économiquement pas faire autrement ». En fait, il y a un choix et ce choix est politique.

Quelle est votre opinion concernant la constitution d’un statut de réfugié·e climatique ?

Dans le contexte extrêmement restrictif actuel, marqué par des politiques mortifères à l’encontre des exilé.e.s, élargir la catégorie des personnes qui peuvent être accueillies semble une bonne chose. Mais, à bien y réfléchir, tant sur le plan intellectuel que politique, l’idée n’est peut-être pas aussi appropriée que cela. La première question qui me vient à l’esprit est celle de savoir comment on ferait la part des choses, parmi les mobiles de la migration. J’en reviens aux critiques émises plus haut. Tout est imbriqué. Dans la décision de quitter son pays, quelle est la part de mobiles économique, climatique et politique ? Ces trois dimensions ne sont-elles d’ailleurs pas les expressions d’une même réalité ? Les catastrophes environnementales sont les conséquences de choix politiques ; les guerres sont aussi parfois des conséquences de la raréfaction des ressources liée au réchauffement climatique. Enfin, pourquoi un.e réfugié.e climatique serait davantage digne de notre protection qu’un.e migrant.e économique ? La catégorie des réfugié.e.s de la faim est une catégorie « orpheline » alors que le groupe « réfugié.e.s climatiques » acquiert petit à petit une légitimité dans les discours public. Même si la catégorie n’existe pas juridiquement, on en parle. C’est très représentatif de la manière dont on évacue les inégalités Sud/Nord et la responsabilité du Nord sur les problèmes économiques du Sud. Au fond, il y a l’idée que si les personnes fuient les problèmes économiques de leur pays, c’est la faute de leurs dirigeants politiques et donc, de leurs concitoyens. Avec la notion de réfugié climatique, il y a une forme de reconnaissance de la responsabilité du Nord, ce qu’on ne retrouve pas du tout concernant les inégalités socio-économiques. L’opinion publique ignore (et rien n’est fait pour changer cela) les processus économiques néocoloniaux de sujétion, d’exploitation, d’extraction et plus généralement de domination du Sud par le Nord.

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