Et au Luxembourg ? : Décoloniser le Multikulti

© Ane Erezue

Sandrine Gashonga est formatrice et militante antiraciste et féministe décoloniale. Née au Rwanda en 1977, elle arrive au Luxembourg en 1997 en tant que réfugiée. Elle étudie la philosophie et débute dans l’activisme en 2013 au sein d’Amnesty International Luxembourg, avant de co-fonder Lëtz Rise Up en septembre 2019.

Au Luxembourg, comme chez les voisins belges et français, la démarche décoloniale s’inspire nettement des « Postcolonial Studies » et des « Decolonial Studies ». À propos des « Postcolonial Studies », on peut relever cette citation de Zarka Yves Charles : « Il s’agit d’une véritable lame de fond qui a accompagné et suivi la décolonisation, et s’est exprimée sous la forme d’un retour sur la colonisation, sa signification et ses conséquences, mais aussi sur les formes nouvelles de sa persistance aujourd’hui[1] ». Parallèlement aux Postcolonial Studies, qui s’intéressent plus particulièrement au discours colonial et ses représentations, il existe les Decolonial Studies qui se concentrent prioritairement sur « l’étude de la géopolitique du pouvoir et du savoir hégémonique de l’Occident[2] ».

Dans le contexte luxembourgeois également, il faut comprendre par « décolonial » l’analyse, la déconstruction et la dénonciation des représentations et des pratiques issues de la colonisation dans l’objectif d’autonomiser des régions soumises au néo-colonialisme et de lutter contre les discriminations présentes notamment dans les pays occidentaux. En d’autres termes, l’objectif est de déconstruire les rapports de dominations matériels et symboliques issus de la colonisation qui sont encore présents tant dans les anciennes colonies que dans les anciennes sociétés coloniales. Mais comment décoloniser un état qui a longtemps refusé de considérer son passé colonial ? Malgré la documentation existante, l’organisation au mois de juin d’un débat réunissant activistes antiracistes, historiens et politiques, avec comme titre interrogatif « Le Luxembourg : un état colonial ? » par le Musée National d’Histoire et d’Arts, est la preuve qu’une étape n’a pas encore été franchie.

 

Le Luxembourg, un état colonial ?

Pourtant, dans son livre intitulé Cette colonie qui nous appartient un peu : La communauté luxembourgeoise au Congo belge 1883-1960[3], Régis Moes montre de quelle façon non seulement le Luxembourg a été un partenaire actif de la colonisation du Congo belge, mais aussi comment l’état luxembourgeois tente d’effacer cette participation de la mémoire collective depuis les années 1960. Selon Moes, cette tentative d’occultation est la raison pour laquelle aucun représentant luxembourgeois n’était présent aux commémorations officielles des 50 ans de l’indépendance de la République Démocratique du Congo. Prétendre que le Luxembourg n’a jamais été un état colonial, c’est affirmer que ce pays n’a jamais été officiellement ou juridiquement propriétaire d’un autre territoire. Mais sur quelles bases peut-on alors dire que le Luxembourg est un état colonial ? De nombreux luxembourgeois partaient travailler dans l’empire colonial belge[4], étaient employés des grandes sociétés coloniales belges, missionnaires, fonctionnaires de l’Administration territoriale, artisans et commerçants indépendants, ou exploitants agricoles. Cette participation active est notamment visible par la présence de luxembourgeois à des rôles clés, à commencer par le lieutenant Nicolas Crang qui était parmi les 150 premiers compagnons de Henry Stanley[5], ou Nicola Cito, le directeur d’exploitation de la première ligne de chemin de fer du Congo[6]. D’autres luxembourgeois ont travaillé dans l’exploitation des ressources naturelles, l’une des activités les plus sanglantes de toute l’histoire de la colonisation avec des prises d’otages, l’assassinats des rebelles, ou la destruction de villages entiers. En 1922, l’entrée en vigueur du traité instituant l’Union Économique Belgo-Luxembourgeoise (UEBL), permet l’assimilation officieuse des Luxembourgeois du Congo aux belges dans les services administratifs et judiciaires du Congo, et plus tard la formalisation de ce statut avec l’article 6 du nouveau statut des fonctionnaires belges après la Seconde Guerre Mondiale.

En 1958, 575 Luxembourgeois résidaient au Congo. Après l’indépendance en 1960, cette partie de l’histoire du Luxembourg va peu à peu disparaître des mémoires alors que, selon Moes, « c’est aussi à travers le système colonial que le Grand-Duché a commencé à entretenir des relations avec les pays du Sud et bon nombre des représentations de l’autre qu’ont certains Luxembourgeois aujourd’hui sont l’écho d’une propagande coloniale qui montrait les Africains comme étant de « grands enfants » immatures et incapables de gérer eux-mêmes leur vie ». Autrement dit, se confronter à ce passé est indispensable pour comprendre le racisme au Luxembourg, et le combattre.

 

Un Nation Branding encombrant

L’ouverture du débat sur ce passé colonial n’a pas été chose facile. Plusieurs éléments ont constitué des freins à cette confrontation, l’un d’eux étant probablement, et paradoxalement, l’une des caractéristiques du « Nation Branding » adopté par le Luxembourg : l’ouverture qui inclut le multiculturalisme, le fameux esprit « Multi Kulti ». « Le Multi Kulti » est une expression utilisée pour décrire la situation du Luxembourg en soulignant sa spécificité démographique, c’est-à-dire la diversité de sa population qui est presque unique au monde, avec une population étrangère passée de 13,2% au début des années 1960 à 47,2% en 2021. Mais le multiculturalisme de fait conduit-il nécessairement à la réduction des inégalités raciales ? Pour les activistes antiracistes, cette question conduit plutôt à l’éviction de la question du racisme du débat public. C’est d’ailleurs par le biais de l’activisme contre le racisme et non celle de la défense des droits des étrangers, que la question de la décolonisation est arrivée dans le débat public. Le décès de Georges Floyd en 2020 et la manifestation qui a suivi ont permis la prise de mesures concrètes. Le 5 juin 2020, plus de 2000 personnes se sont rassemblées devant l’ambassade des États-Unis à l’appel de l’association Lëtz Rise Up. Les manifestants exprimaient leur colère et leur solidarité avec le mouvement Black Lives Matter, mais demandaient également à l’état luxembourgeois de s’attaquer au racisme et à la discrimination structurels.

 

Décoloniser l’espace public

Le mouvement initié par les manifestants en juin a mené à l’organisation d’un débat sur le racisme au Parlement luxembourgeois en juillet 2020, qui aboutit à l’adoption de deux motions et d’une résolution relatives à la lutte contre le racisme[7]. Entre temps, le parti Piraten adressa au Premier Ministre Xavier Bettel une question parlementaire, dans laquelle le parti demandait aux citoyens et à l’État une « analyse autocritique», ainsi que «des excuses pour l’implication du Grand-Duché dans l’épisode colonial belge », et pointait parmi d’autres facteurs, la responsabilité du colonialisme dans la persistance du racisme. À l’heure où, chez le voisin belge, une statue du roi Léopold II était remisée au musée après avoir été recouverte de peinture par les manifestants antiracistes, le collectif artistique luxembourgeois Richtung 22 mettait derrière les barreaux le mémorial en l’honneur de Nicola Cito à Bascharage, rappelant que le roi belge Léopold II, mais aussi un certain nombre de Luxembourgeois, étaient responsables d’injustices, d’exploitation et de crimes au Congo belge.

De nouvelles organisations antiracistes se sont constituées en 2019 et ont commencé à prendre de l’ampleur dans un paysage associatif luxembourgeois dominé par, d’une part, les associations culturelles communautaires sans vocation politique, et d’autre part, des organisations travaillant dans le domaine de l’intégration des immigrants ou de l’action sociale, mais dans lesquelles les personnes racisées sont très minoritaires. Ces nouvelles organisations ont été les premières à faire du plaidoyer politique et des actions antiracistes tout en étant gérées uniquement par des personnes non blanches, et à remettre la question de la décolonisation de l’espace public dans le débat. En juin et juillet 2021, les recherches du collectif Richtung 22 sur le passé colonial du Luxembourg se sont concrétisées par une campagne incluant des visites guidées décoloniales en collaboration avec Lëtz Rise Up, des visites à travers la capitale pour montrer à quel point, plusieurs décennies après la fin annoncée de la colonisation, les stigmates de cette partie de l’histoire sont encore visibles dans l’espace public. Cette campagne s’est accompagnée de revendications adressées à l’état luxembourgeois, notamment la demande d’excuses officielles et publiques de la part du gouvernement, de l’Église et de la monarchie luxembourgeoise pour les crimes commis pendant la colonisation, ainsi que la demande de promotion des connaissances sur la culture, l’histoire et le patrimoine des personnes d’ascendance africaine, notamment en encourageant la pleine intégration dans les programmes scolaires de leur véritable histoire et de leur contribution.

En mars 2021, le Musée National d’Histoire et d’Arts (MNHA) a constitué un comité consultatif rassemblant plusieurs représentant de la société civile dans le cadre de la préparation de l’exposition intitulée « Le passé colonial du Luxembourg ». Cette exposition, qui a pour commissaire l’historien Régis Moes, a pour but de montrer comment l’idéologie coloniale, qui repose sur le principe d’inégalité entre Européens en Indigènes, n’a pas épargné le Luxembourg. Tout comme le comité mis en place à partir de 2014 par le Musée royal de l’Afrique centrale (AfricaMuseum) de Tervuren[8] lors de sa rénovation, la création du comité du MNHA avait pour but d’associer à la conception de sa nouvelle exposition des représentants des diasporas africaines, dans un processus consultatif. Sauf que le MNHA a décidé d’inclure dans le comité des organisations non afrodescendantes, participant à une certaine confusion. Quelle légitimité pourraient avoir des organisations blanches pour donner un regard décolonial sur une exposition ? En Belgique, seuls les représentants des diasporas africaines constituaient le Comraf (Comité de concertation MRAC-Associations africaines), ce qui semble naturel au vu des rapports de force qui subsistent et qui ne s’arrêtent pas aux portes des réunions. Toutefois, il faut reconnaître que l’inauguration de l’exposition luxembourgeoise n’a pas suscité la même déception que celle de l’AfricaMuseum. En effet, le fait que le MNHA ait parfaitement intégré le travail d’organisations afrodescendantes et antiracistes dans son exposition est le signe d’une volonté de décolonisation manifeste.

Il faut regretter le faible nombre de réunions tenues par le comité du MNHA (seules deux réunions ont eu lieu entre mars 2021 et juin 2022), et plus encore, le fait qu’aucun expert Afrodescendant n’ait été invité à donner une conférence dans le programme établi autour de l’exposition. L’absence d’Afrodescendants dans la partie « scientifique » de l’évènement et leur présence uniquement en tant qu’« acteurs de terrain » reproduisent les stéréotypes coloniaux selon lesquels la rationalité appartiendrait aux Blancs et l’émotions aux Noirs. Nous devons dépasser ces visions rétrogrades pour arriver à plus d’égalité, et cela ne se fera pas sans nous.

Politiques de développement et décolonialité

La colonisation européenne a également créé des relations de pouvoir et des rapports de domination qui subsistent encore aujourd’hui dans les politiques étrangères et les pratiques sociales ordinaires. Le projet européen lui-même est basé sur la volonté de continuité de ces rapports de force, puisque les états ayant participé à fonder l’Union Européenne tels que la France, les Pays-Bas ou la Belgique, avaient encore des intérêts coloniaux au moment de la déclaration Schuman. Le Plan Schuman prévoyait d’ailleurs une gestion européenne commune du continent africain, et la signature de la convention de Yaoundé dès 1963 a initié la signature d’une série d’accords de partenariat économique entre l’UE et certains pays africains, des Caraïbes ou du Pacifique, aux conséquences désastreuses sur le développement de ces pays en favorisant les produits européens au détriment des produits locaux, impactant même les pays voisins qui refusent de les signer en raison de la facilité avec laquelle les produits circulent une fois arrivés sur le territoire. Les politiques d’immigration et les politiques d’asile, en codifiant qui a le droit de circuler librement et qui ne le peut pas, qui voyage sans visa et dans combien de pays, participent également au maintien des rapports de force.

Les politiques de développement sont étroitement liées aux politiques migratoires. Ce lien est visible notamment à travers le soutien par l’UE de projets agricoles au Niger à hauteur de 243 millions d’euros entre 2016 et 2020, tout juste après son intervention sécuritaire de 2015 qui visait à ralentir les migrations vers l’Europe. Le Luxembourg vient d’annoncer sa nouvelle stratégie pour l’aide au développement, et il faut se réjouir de la priorité donnée à l’aide apportée à la population féminine. Mais celle-ci ne devrait pas être un alibi, et l’approche du genre doit cesser d’être un instrument de diffusion du racisme en voulant « sauver » les femmes colonisées, avec l’idée que les civilisations colonisées seraient incompatibles avec le progrès et les droits des femmes. L’idée de développement elle-même n’ignore-t-elle pas, comme le dit Elisio Macamo « la nature ouverte des processus historiques [9]», c’est-à-dire l’existence possible d’un autre destin que celui du développement ?

 


Notes de bas de page:

[1] Z. Y. Charles, « Le postcolonialisme ou le crime inexpiable de l’Occident », Cités, 2017/4 (N° 72), pp. 3-8. DOI : 10.3917/cite.072.0003.

[2] C. Boidin, « Études décoloniales et postcoloniales dans les débats français », Cahiers des Amériques latines, 62, 2009

[3] Cette colonie qui nous appartient un peu: La communauté luxembourgeoise au Congo belge 1883-1960, Régis Moes, Editions d’Lëtzeburger Land, 2012. Ce livre est le fruit des recherches réalisées par Moes dans le cadre d’un diplôme de Master en Histoire.

[4] Nous nous limiterons ici au Congo belge puisque c’est la colonie pour laquelle la participation du Luxembourg est la mieux documentée, tout en sachant que des recherches sur les relations entre le Luxembourg et d’autres colonies (Indonésie, Mozambique…) sont en cours d’investigation au sein d’un département à l’Université du Luxembourg.

[5] Henry Morton Stanley, né John Rowlands le 28 janvier 1841 à Dinbych (pays de Galles) et mort le 10 mai 1904 à Londres, est un journaliste et explorateur britannique. Il est connu pour son exploration de l’Afrique et sa recherche de David Livingstone, un missionnaire et explorateur protestant.

[6] Une quinzaine de luxembourgeois participèrent à la construction de cette ligne qui reliait Matadi et Léopoldville.

[7] https://chd.lu/wps/portal/public/Accueil/TravailALaChambre/Recherche/RoleDesAffaires?action=doMotionDetails&id=3220

[8] Pour plus de détails sur la rénovation du musée, voir l’édition N° 99 du magazine Ensemble (mai 2019) disponible ici : http://www.asbl-csce.be/journal/Ensemble99dossier63

[9] Elísio Macamo « L’aide au développement : un grand malentendu » , consulté le 19/09/2022, accessible ici : https://www.alliancesud.ch/fr/politique/politique-de-developpement/laide-au-developpement-un-grand-malentendu

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