L’explosion sociale à l’origine de la convention constituante
Le 15 novembre 2019, les partis politiques chiliens, à l’exception du parti communiste, ont adopté un accord afin de mettre fin à un mouvement social d’ampleur qui, pour la première fois depuis la transition démocratique en 1989, a rassemblé l’ensemble des secteurs sociaux pour exiger une rupture avec l’héritage de la dictature d’Augusto Pinochet.[1] Parmi cet héritage, se trouve la constitution du pays, adoptée en 1980, qui restructure l’État chilien autour du principe de subsidiarité. La subsidiarité justifie le désengagement de l’État de la majorité des services publics, y compris la santé, l’éducation et les pensions de retraite, pour laisser agir l’échelon le plus local, le plus souvent au profit du secteur privé. Développé par le juriste de la dictature Jaime Gúzman, à l’origine de la rédaction de la constitution, ce principe mêle un héritage chrétien conservateur à l’idéologie néolibérale.[2]
L’accord des partis politiques, intitulé pour la paix et une nouvelle constitution, proposait justement de changer la carta magna du pays alors que le Chili n’avait pas suivi le mouvement continental de réforme et changement constitutionnel des années 1990 en Colombie, en Argentine et au Venezuela, puis dans les années 2000 en Équateur et en Bolivie. Les partis politiques chiliens répondaient ainsi aux demandes du mouvement social de l’estallido social (explosion sociale) ou du Chile despertó (le Chili s’est réveillé), bien que la seule focalisation sur le changement constitutionnel tendait à écarter les mesures sociales d’urgence réclamées par les manifestant·e·s. Les partis ne résolvaient pas non plus les violations massives des droits humains perpétrées par le gouvernement de Sebastián Piñera afin de réprimer le mouvement social.[3] La déclaration de l’état d’urgence le 19 octobre 2019, les couvre-feux et le déploiement des militaires dans les rues du pays reflètent le retour des « pratiques propres à la dictature » ou « des verrous autoritaires », comme Manuel Antonio Garretón les appelle, qui sont toujours inscrits dans le corpus législatif chilien.[4]
La pandémie de la Covid-19 a contraint à reporter le référendum constitutionnel d’avril à octobre 2020. Avec un taux de participation de 50 %, le plus élevé depuis la fin du vote obligatoire, 78 % des Chilien·ne·s ont voté en faveur d’un changement constitutionnel et 79 % pour l’option d’une Convention constituante (CC) dont l’ensemble des membres serait élu, contrairement à l’option de la Convention constitutionnelle mixte qui serait aussi composée de membres du Congrès chilien. Les élections de mai 2021 pour constituer cette convention ont donné une majorité aux listes indépendantes des partis politiques, suivies par la coalition de la droite et du Front ample, et à gauche par la coalition de la concertation. Cette dernière regroupe les partis politiques à l’origine de la transition démocratique, mais qui sont largement délégitimés depuis, à cause de leur acquiescement aux politiques néolibérales. Elle réunit le plus faible nombre de sièges.
Malgré la faible mobilisation des peuples autochtones lors du mouvement Chile despertó,[5] ils ont réussi à obtenir à ce que 17 sièges leur soient réservés au sein de la CC. Les sièges ont été répartis en fonction du poids démographique de chacune des neuf « ethnies » reconnues par la loi de 1993 – la catégorie de peuples autochtones n’y apparaît pas. Sept sièges reviennent aux Mapuche, deux aux Aymara et un pour chaque peuple restant. Les programmes des candidat·e·s élu·e·s insistent sur la création d’un État plurinational qui respecte le droit à l’autodétermination des peuples autochtones. Ils soulignent l’importance de contrôler les ressources naturelles et de ne pas laisser le texte constitutionnel lettre morte, comme cela fut le cas en Bolivie et en Équateur.[6]
Batailles autour du modèle plurinational
Au cours de la première session de la CC, le 4 juillet 2021, la linguiste et militante mapuche, Elisa Loncón, a été élue présidente. Elle a prononcé un discours en mapudungun, la langue des Mapuche, et a plaidé pour un État chilien plurinational. La droite et l’extrême droite se sont rapidement opposées à tout débat sur la plurinationalité. Une campagne a été menée contre la présidence d’Elisa Loncón, sur Internet, notamment sur Twitter, afin de réclamer sa destitution.[7] Un membre de l’Union démocrate indépendante (UDI), parti d’extrême droite et fondé par Jaime Gúzman, a accusé Elisa Loncón de vouloir « refonder » le pays et de « censurer » ceux qui pensent différemment. Selon cette personne, la campagne menée à l’encontre de la présidente serait une invention afin de justifier un « autodénigrement » et une victimisation.[8] Une élue du parti républicain de José Antonio Kast, également positionné à l’extrême droite et pinochetiste, a accusé une autre élue mapuche, Francisca Linconao, connue pour son engagement en faveur des droits des peuples autochtones, « de ne jamais perdre une opportunité de faire le show » en parlant mapudungun.[9]
La CC a adopté son règlement le 14 septembre et a entamé les débats le 18 octobre 2021, deux ans après le début du mouvement social qui a permis sa mise en place. Ses travaux s’achèveront le 5 juillet 2022, soit un an après son inauguration. Les votes relatifs aux droits fondamentaux, tels que la liberté de pensée et de religion, le logement, les soins et les droits des personnes handicapées ont recueillis une large majorité, avec un soutien de 80 % de la part de la droite modérée. Cette même droite, ainsi que l’extrême droite, s’opposent cependant aux droits qui remettent en cause le secteur privé, tels que la sécurité sociale, les négociations collectives ou l’éducation. Elles rejettent massivement les droits autour des questions environnementales.
Cependant, ce sont les articles relatifs aux peuples autochtones et à la plurinationalité qui ont reçu le moins de votes de la droite. Une partie du centre modéré et progressiste a permis d’adopter les articles en question afin d’atteindre le quorum nécessaire des 103 votes, soit des deux tiers, alors que la gauche a réuni 96 élu·e·s. L’approbation de la reconnaissance des droits collectifs des peuples autochtones, y compris le droit à l’autodétermination, à l’autonomie, aux terres, aux territoires et aux ressources, a donc été obtenue avec le moins de soutien transversal au sein de la CC. La droite a uniquement voté en faveur de l’autonomie de Rapa Nui (ou île de Pâques) et de l’archipel Juan Fernández, contredisant son discours en faveur de l’unité de la nation qui ne semblait alors s’appliquer qu’au territoire chilien continental. La mise en cause d’intérêts matériels métropolitains motive très certainement ce rejet.[10]
Le projet de constitution, long de 388 articles, fait de l’État chilien un État plurinational et interculturel qui reconnaît les peuples autochtones, leurs langues et leurs droits collectifs, dont le droit à l’autodétermination et à l’autonomie, à la consultation, à la terre, aux territoires et aux ressources, à des sièges réservés dans les instances représentatives au niveau local, régional et national, et à une justice autochtone (voir respectivement les articles 1, 5, 12, 18, 34-187-234-235, 66, 79, 162 et 309).[11] L’autonomie territoriale autochtone qu’il énonce met précisément en œuvre l’ensemble des droits collectifs qui constituent l’originalité du régime juridique international propre aux peuples autochtones, les distinguant des droits individuels et en les rapprochant ainsi de l’organisation politique qu’est l’État, tout en écartant le principe de souveraineté au profit de l’autodétermination. Mais les détails de son application restaient à définir après l’adoption du projet constitutionnel. Ce dernier se situe ainsi entre la Constitution bolivienne et équatorienne, la première étant la plus avancée dans la reconnaissance des droits des peuples autochtones, avec plus d’une cinquantaine d’articles qui leur sont dédiés.
Tentatives d’explication d’un rejet
L’opposition de droite à la plurinationalité au sein de la CC a ensuite été transférée à la campagne pour le rechazo, soit l’option du rejet du projet constitutionnel. Les 61 % de la population chilienne qui se sont prononcés le 4 septembre 2022 pour le refus du projet de constitution semblent confirmer le succès de cette campagne. Des personnalités de droite diffusent de fausses informations (fake news) à propos des peuples autochtones. Ximena Rincón du parti démocrate-chrétien a par exemple affirmé que les dispositions transitoires de la constitution devraient être prises avec le consentement des peuples autochtones, ce qui a été démenti par un journaliste en direct à la télévision.[12] De fausses copies du projet constitutionnel ont également été distribuées par des membres de la campagne du rechazo.[13]
La moitié des électeurs et électrices ayant voté pour le rejet motivent leur choix par la peur que l’État ne s’approprie non seulement leurs propriétés, mais qu’il instaure également deux systèmes parallèles, l’un pour les Chilien·ne·s et l’autre pour les peuples autochtones, ce qui profiterait à ces derniers. Le contrôle des médias par la droite a permis une campagne reprenant les attaques anticommunistes de la Guerre froide, faisant du projet constitutionnel l’antichambre d’un État collectiviste et autoritaire.[14]
Néanmoins, cette seule campagne ne suffit pas à expliquer ce rejet massif. Il reflète également un conservatisme omniprésent dans la société chilienne, rendu possible par la persistance de l’idéologie de la dictature, mais aussi par la défense d’une unité républicaine qui structure l’histoire institutionnelle chilienne. Comme le montrent les enquêtes d’opinion publique, seuls 17% des Chilien·ne·s approuvent l’option d’un État plurinational car elle touche précisément à l’unité de la république par la reconnaissance de plusieurs nations au sein d’un même pays et, surtout, de leur droit à l’autodétermination. Au contraire, le soutien au multiculturalisme est plus important, avec une approbation de 97 % des enquêté·e·s pour la reconnaissance constitutionnelle des peuples autochtones et 49 % en faveur d’un État multiculturel.[15] Comme l’a montré Guillaume Boccara dans le cas des Mapuche, le multiculturalisme s’accommode d’un État néolibéral qui vise le développement des peuples autochtones par la marchandisation de leur spécificité culturelle.[16] Il exclut la prise en compte des droits collectifs des peuples autochtones et les réduit à leur composante culturelle.
Le conservatisme de la société chilienne s’observe particulièrement dans la région de l’Araucanie, au sud du Chili, où se situe le territoire originel des Mapuche et une part importante de leur population. La région arrive en deuxième position au niveau national pour l’option du rejet, avec 73,8 % des votes opposés au projet constitutionnel. Ce résultat reflète, certes, les résidus idéologiques de la dictature mais aussi la force politique des intérêts liés aux compagnies forestières et aux grands propriétaires terriens qui ont bénéficié de nombreuses faveurs dans le cadre des politiques pinochetistes. Le vote obligatoire lors du référendum sur le projet de constitution a provoqué la mobilisation de cette part conservatrice de la société chilienne, qui ne s’était pas nécessairement déplacée pour l’approbation de la CC et l’élection de ses représentant·e·s.
Deux autres facteurs, plus conjoncturels que le conservatisme de la société chilienne, complètent l’explication du rejet. Ce vote massif exprime d’abord la désapprobation du gouvernement de Gabriel Boric qui fait face à une importante impopularité. Les déclarations sur la difficulté de mettre en œuvre certaines réformes institutionnelles sans modification de la constitution ont fortement facilité l’association entre le président et l’option apruebo. La critique du gouvernement trouve une raison plus générale dans un anti-élitisme qui touche autant les responsables politiques que les membres de la CC, pourtant en majorité issus de secteurs peu professionnalisés politiquement. La lourde charge de travail a notamment contribué à éloigner les élu·e·s de la population.[17]
L’anti-élitisme exprime enfin un fort manque de confiance envers les institutions en général. Cela est particulièrement le cas des groupes mapuches les plus radicaux, qui n’ont pas considéré les avancées importantes du projet de constitution comme un progrès mais comme une énième tentative de séduction qui resterait lettre morte. Les déclarations d’Héctor Llaitul, de la Coordination Arauco-Malleco, reflètent cette position lorsqu’il affirme que les Mapuche ne demandent pas la plurinationalité, mais plutôt l’autonomie et l’autodétermination, qui ne peuvent être obtenues que par l’occupation illégale des terres ancestrales. Les garanties matérielles de la reconnaissance priment ici sur l’inscription de cette dernière dans le droit, ce que le projet constitutionnel ne pouvait évidemment pas garantir. Mais ce positionnement s’est fait aujourd’hui au prix de l’ouverture d’un nouveau processus constitutionnel dirigé par une extrême droite pinochetiste plus que désireuse d’exclure toute reconnaissance juridique des peuples autochtones.
Notes:
[1] « Acuerdo por la paz social y la nueva constitución », Wikisource, 15 novembre 2019, https://es.wikisource.org/wiki/Acuerdo_por_la_paz_social_y_la_nueva_constituci%C3%B3n (consulté le 19 juillet 2023).
[2] Renato Cristi, El pensamiento político de Jaime Guzmán. Una biografía intelectual, Santiago, LOM, 2011.
[3] Office of the High Commissioner for Human Rights, Report of the Mission to Chile from 30 October to 22 November 2019, , Nations unies, Genève, 2019.
[4] Garretón, M.A.,Garretón, R., « La democracia incompleta en Chile: La realidad tras los rankings internacionales », Revista de ciencia política (Santiago), 2010, vol. 30, nᵒ 1, p. 115-148.
[5] Pour plus de détails, je me permets de renvoyer à un précédent article : Barnier-Khawam, P., « Entre plurinationalité et autonomie. Les peuples autochtones dans le système politique chilien (2019-2022) », IdeAs. Idées d’Amériques, 2023, nᵒ 21.
[6] « Plurinacionalidad con apellido? Constituyentes indígenas definen propuestas y alianzas », Mapuexpress, 2 juin 2021.
[7] « Las cuentas detrás del hashtag que pide la destitución de Elisa Loncón », Interpreta, 29 juillet 2021, https://www.interpreta.org/post/las-cuentas-detr%C3%A1s-del-hashtag-que-pide-la-destituci%C3%B3n-de-elisa-lonc%C3%B3n, (consulté le 19 juillet 2023).
[8] Herrera, M.,« Marcela Cubillos y primer mes de la Convención: « Ha habido demasiadas noticias negativas… y no es culpa de la prensa » », El Libero, 6 août 2021 https://ellibero.cl/actualidad/marcela-cubillos-y-primer-mes-de-la-convencion-ha-habido-demasiadas-noticias-negativas-y-no-es-culpa-de-la-prensa/ (consulté le 19 juillet 2023).
[9] « Convencional Ramona Reyes por tuits de Teresa Marinovic: » Promueve el odio racial » », Radio Universidad de Chile, 21 juillet 2021, https://radio.uchile.cl/2021/07/21/convencional-ramona-reyes-por-tuits-de-teresa-marinovic-promueve-el-odio-racial/ (consulté le 19 juillet 2023).
[10] L’analyse des votes est due au travail important de Claudio Fuentes. Voir Fuentes, C., « Quién vota qué. Revisión de la votación en los incisos clave de la nueva Constitución », Tercera Dosis, 24 mai 2022, , https://terceradosis.cl/2022/05/24/quien-vota-que-revision-de-la-votacion-en-los-incisos-clave-de-la-nueva-constitucion/ (consulté le 20 juillet 2023).
[11] Propuesta Constitución política de la República de Chile, Santiago, Convención constitucional, 2022.
[12] Neira, C., « La fake news sobre pueblos originarios de Ximena Rincón que fue desmentida en vivo por Daniel Matamala », El Desconcierto, 11 juillet 2022, https://www.eldesconcierto.cl/tipos-moviles/pantalla/2022/07/11/video-la-fake-news-sobre-pueblos-originarios-de-ximena-rincon-que-fue-desmentida-en-vivo-por-daniel-matamala.html (consulté le 20 juillet 2023).
[13] Vergara, C., « Chile’s Rejection », New Left Review, 9 septembre 2023.
[14] Larrouqué, D., « Chili, l’acte constitutionnel manqué », Études, 2022, nᵒ 11, p. 22.
[15] Centro de Estudios Interculturales e Indígenas, Estudio de Opinión Pública : Pueblos Originarios y Nueva Constitución, Santiago, 2021.
[16] Boccara, G., « Multiculturalisme, néolibéralisme, démocratisation » dans Gros, C. et Dumoulin-Kervran, D. (eds.), Le multiculturalisme au concret : Un modèle latino-américain ?, Paris, Presse Sorbonne Nouvelle, 2012, p. 55-69.
[17] Maillet, A. et Faure, A., « Le Chili après le rechazo. Quels horizons ? » dans Dabène, O., (ed.), Amérique latine. L’année politique 2022, Paris, CERI, 2023, p. 23-28.