Face à la COP 26 et au capitalisme vert, l’espoir est dans les luttes de terrain

Les catastrophes climatiques qui se multiplient aux quatre coins du globe sont la conséquence d’un réchauffement de 1,1°C « à peine » par rapport à l’ère préindustrielle. De la lecture du rapport spécial 1,5°C du GIEC[1], n’importe quel.le lecteur/trice raisonnable conclura que tout doit être mis en oeuvre pour que la Terre reste bien au-dessous de ce niveau de réchauffement. Au-delà, non seulement les risques augmentent qualitativement (notamment le risque de disparition sous la mer des principales villes de la civilisation et celui de vastes zones rendues inhabitables par la combinaison de chaleur et d’humidité), mais en plus la possibilité grandit de voir une cascade de rétroactions positives provoquer le basculement irréversible de la Terre dans un régime qu’aucun humain n’a jamais connu. Avec, à terme, un niveau des océans supérieur au niveau actuel de treize mètres, voire de plusieurs dizaines de mètres[2].

Vu le temps perdu depuis le Sommet de la Terre (Rio, 1992) – et depuis Paris, il n’est pas certain que la limite du 1,5°C puisse encore être respectée. En revanche, il est certain qu’elle ne peut l’être sans rupture avec le productivisme de l’économie de marché qui creuse les inégalités sociales et détruit la nature. Comme l’a dit très justement Greta Thunberg, « La crise climatique et écologique ne peut tout simplement plus être résolue dans le cadre des systèmes politiques et économiques actuels. Ce n’est pas une opinion, simplement une question de mathématiques ».[3]

Le capitalisme vert est un oxymore

Les données chiffrées de l’équation ne laissent en effet aucun doute. Résumons-les: 1°) rester au-dessous de 1,5°C nécessite une diminution des émissions mondiales nettes de CO2 de 59% d’ici 2030 et de 100% d’ici 2050 ;[4] 2°) 80% de ces émissions sont dues à la combustion des combustibles fossiles; 3°) ceux-ci couvraient encore en 2019 84,3% des besoins énergétiques de l’humanité; 4°) les infrastructures fossiles (mines, pipelines, raffineries, terminaux gaziers, centrales électriques, etc) – dont la construction ne faiblit pas, ou à peine!- sont des équipements lourds, dans lesquels le capital s’investit pour une quarantaine d’années. Dès lors, sachant que trois milliards d’êtres humains manquent de l’essentiel et que les 10% les plus riches de la population émettent plus de 50% du CO2 global, la conclusion est imparable: changer de système énergétique pour rester sous 1,5°C tout en consacrant plus d’énergie à satisfaire les droits légitimes des démuni.e.s est rigoureusement incompatible avec la poursuite de l’accumulation capitaliste. La catastrophe ne peut être stoppée que par un double mouvement qui réduit la production globale en la réorientant au service des besoins humains réels, démocratiquement déterminés. Ce double mouvement passe forcément par la suppression des productions inutiles ou nuisibles et l’expropriation des monopoles de l’énergie, de la la finance et de l’agrobusiness. L’alternative est dramatiquement simple: soit l’humanité liquidera le capitalisme, soit le capitalisme liquidera des millions d’innocent.e.s pour continuer sa course barbare sur une planète mutilée, et peut-être invivable.

04/02/2020. London, United Kingdom. Britain’s Prime Minister Boris Johnson with Sir David Attenborough talk to school children at the Science Museum for Launch of the UK hosting of the 26th UN Climate Change Conference (COP26). Picture by Andrew Parsons / No10 Downing Street

« Neutralité carbone », le miroir aux alouettes

Depuis que Trump a cédé la place à Biden, les principaux gouvernements de la planète affichent bruyamment leur intention de parvenir à « la neutralité carbone » en 2050. Pourtant, les émissions mondiales continuent d’augmenter (sauf lors de la crise de 2008 et de la pandémie de 2020) et les plans climat nationaux d’ici 2030 impliquent un réchauffement de 3,5°C avant la fin du siècle. La persistance du fossé entre les paroles et les actes s’explique assez simplement. Premièrement, les émissions de l’aviation et du transport maritime ne sont pas comptabilisées, alors qu’elles explosent du fait de la mondialisation des échanges. Deuxièmement, les pays riches n’honorent pas leur promesse d’octroyer 100 milliards de dollars par an aux pays « en développement » pour les aider à sortir des fossiles, et les grands pollueurs se disputent sur la répartition des efforts. Troisièmement et surtout: tous les décideurs s’inscrivent – sans le dire – dans le scénario dit de « dépassement temporaire » du 1,5°C.

L’idée de ce scénario est de laisser le mercure filer au-dessus du 1,5°C de réchauffement en pariant que le dépassement pourra être limité grâce au déploiement massif du nucléaire (baptisé « technologie bas carbone » pour l’occasion) et compensé ensuite grâce à de soi-disant « technologies à émissions négatives » (TEN). Or, d’une part, la dangerosité du nucléaire n’est plus à démontrer. D’autre part, les TEN n’existent pour la plupart qu’au stade du prototype ou de la démonstration. Alors que le point de bascule de la calotte groenlandaise – qui contient assez de glace pour faire monter le niveau des océans de sept mètres – se situe probablement entre 1,5 et 2°C et que le 1,5°C sera franchi avant 2040 au rythme actuel des émissions[5], on voudrait nous faire croire que la planète pourrait être refroidie plus tard, en retirant d’énormes quantités de CO2 de l’atmosphère et en les stockant sous terre. Il est évident que ce scénario insensé a pour but essentiel de sauver la vache sacrée de la croissance capitaliste pour protéger les profits des multinationales du pétrole, du charbon, du gaz et de l’agrobusiness, ainsi que des banques qui financent leurs investissements destructeurs. A part la guerre mondiale nucléaire, aucune folie n’éclaire aussi crûment la menace existentielle que le capitalisme fait peser sur l’humanité.

Un récent rapport de l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) balise le chemin pour la concrétisation de cette politique[6]. Selon l’AIE, pour atteindre le « zéro émissions nettes » en 2050 tout en relançant la croissance post-pandémie, il faudrait: deux fois plus de centrales nucléaires; accepter qu’un cinquième de l’énergie mondiale continue à venir de la combustion d’énergie fossile (émettant 7,6Gt CO2/an); capturer et stocker sous terre, chaque année, ces 7,6Gt de CO2 dans des réservoirs géologiques (dont l’étanchéité n’est pas garantie); consacrer un tiers (410 Mo ha) de la surface agricole en culture permanente aux monocultures industrielles de biomasse énergétique; utiliser cette biomasse à la place des fossiles dans les centrales électriques (en capturant là aussi le CO2 émis pour le stocker sous terre); produire de l’hydrogène à partir du charbon (avec capture du CO2, toujours!) en espérant que l’électrolyse industrielle de l’eau prendra le relais plus tard; doubler le nombre de grands barrages; et… continuer à tout détruire – jusque sur la Lune – pour accaparer les « terres rares » indispensables aux éoliennes, panneaux photovoltaïques et autres « technologies vertes » à déployer massivement. Voilà le vrai visage de la « croissance verte »!

Politiques de marché, désastre assuré

Avec des variantes[7], telle est l’orientation délirante adoptée – en catimini, répétons-le! – par les gouvernements qui jurent la main sur le coeur que la « neutralité carbone » sauvera la planète… Le marché est censé coordonner la transition au « capitalisme vert »- par des taxes, des incitants et une généralisation du système des droits d’émission échangeables. L’Union Européenne est en première ligne avec son plan « Fit for 55 », visant à réduire ses émissions de 55% en 2030, par rapport à 1990 (promesse insuffisante: il faudrait 65%). Pionnière dans la mise en oeuvre des droits de polluer au niveau de ses grands secteurs industriels, l’Union les étendra aux domaines de la construction et de la mobilité. Il en résultera pour les consommateurs/trices des hausses de prix d’autant plus importantes que leur logement sera mal isolé ou que leur véhicule sera plus polluant. En clair: les revenus modestes seront pénalisés. Les économies du Sud seront pénalisées également – et leurs populations à travers elles – par le truchement de la « compensation carbone »[8] et de la taxe carbone aux frontières. Et tout ça pour un plan qui (sauf en trichant), n’atteindra même pas son objectif insuffisant, inaccessible par des mécanismes de marché.

« On ne résout pas un problème par les moyens qui ont causé le problème », disait Albert Einstein. Le marché étant le rouage essentiel du capitalisme, qui est la cause de la crise écosociale, on ne sortira pas de la crise écosociale par des mécanismes de marché. CQFD. Le marché n’est pas neutre. Si on laisse faire le marché, les « solutions » iront spontanément dans le sens du marché… c’est-à-dire en défaveur des classes populaires, des peuples dominés et de la nature, et en faveur des possédant.e.s.[9] Réduire les émissions de 55%, c’est mieux que rien, dira-t-on. Sans doute mais, contrairement à ce qu’affirment même certains spécialistes, « Fit for 55 » ne va pas « dans la bonne direction ». Climatiquement, ce plan ne nous met pas sur le chemin pour rester sous 1.5 degrés de réchauffement: en matière d’émissions, il y a un écart significatif entre le chemin vers 55% et le chemin vers 65% de réduction en 2030, et cet écart ne pourra pas être rattrapé par la suite, car le CO2 s’accumule dans l’atmosphère. Socialement, il ne va pas dans la bonne direction non plus car il implique une accentuation des mécanismes coloniaux de domination, de la marchandisation de la nature et des politiques néolibérales sur le dos des classes populaires.

L’espoir est dans les luttes

Il n’y a rien à attendre des gouvernements néolibéraux. Cela fait plus de trente ans qu’ils prétendent avoir compris la menace écologique, mais ils n’ont quasiment rien fait. Ou plutôt si, ils ont fait beaucoup: leur politique d’austérité, de privatisations, d’aide à la maximisation des profits des multinationales et de soutien à l’agrobusiness a ruiné la biodiversité et défiguré les écosystèmes tout en nous poussant au bord du gouffre climatique. Ils nous promettent le « zéro émissions nettes », mais leur objectif n’est pas de sauver la planète: il est d’endormir les populations en atténuant la catastrophe et d’offrir aux capitalistes les profits du marché des nouvelles technologies « propres » et de celui de la « capture-séquestration »… Inutile de dire que cela implique aussi, pour « attirer les investisseurs », de continuer les politiques néolibérales-autoritaires de destruction des droits sociaux et démocratiques. Il est vain de plaider dans le but de convaincre ces gens-là de mener une autre politique: seuls des rapports de forces pourront les faire reculer.

Quelques jours avant les élections qui ont vu les Grünen atteindre le score historique de 14,8%, Greta Thunberg participait à une manifestation contre l’exploitation du lignite, en Allemagne. S’exprimant devant la dernière ferme habitée du village de Lützerat, éventré par l’expansion d’une mine géante, l’activiste suédoise a dit que les élections « ne résoudront la crise climatique ». « Peu importe leur résultat, il faudra continuer à mobiliser, à s’organiser et à descendre dans les rues ». « Le dévouement et l’engagement de tous ceux qui habitent ici et se battent pour la préservation de ces villages et contre la destruction du climat et de l’environnement me donner de l’espoir », a-t-elle ajouté[10]. Son discours n’a certainement pas plu aux « realos » qui misent sur la gestion du capitalisme et le soutien au « Green deal » européen. Mais Greta Thunberg a mille fois raison: l’espoir réside dans les luttes contre les projets productivistes destructeurs de la nature et des gens. Naomi Klein, dans son livre sur la crise climatique, a proposé de désigner ces luttes par le terme général de Blockadia[11]. C’est dans le creuset de cette « Blockadia écologique », et dans sa convergence avec une « Blockadia sociale » tout aussi urgente, qu’émergera un nouveau projet écosocialiste d’alternative au rouleau compresseur du Capital.

 

Cette contribution reprend sous une forme adaptée une partie de l’introduction à l’ouvrage « Luttes écologiques et sociales dans le monde. Le rouge s’allie au vert », sous la direction de Daniel Tanuro et Michael Löwy, Textuel (à paraître fin octobre 2020)


Notes:

[1] GIEC, rapport spécial 1,5°C, https://www.ipcc.ch/sr15/

[2] Will STEFFEN et al., « Trajectories of the Earth System in the Anthropocene », PNAS, Aug. 2018

[3] https://twitter.com/gretathunberg/status/1274618877247455233?lang=en

[4] GIEC, rapport 1,5°C. Les « émissions nettes » sont obtenues en déduisant des émissions de CO2 les augmentations des absorptions par les forêts et par les sols, pour peu qu’elles soient provoquées délibérément. 59% est un objectif global. En tenant compte des responsabilités différentes du Nord et du Sud, les pays développés devraient réduire leurs émissions de 65% au moins d’ici 2030, et atteindre le « zéro émissions nettes » bien avant 2050.

[5] GIEC, rapport spécial 1,5°C

[6] https://www.iea.org/reports/net-zero-by-2050

[7] Avec ou sans recours aux absorptions de CO2 par des plantations d’arbres, notamment: l’AIE propose de ne pays y recourir, l’UE compte planter trois milliards d’arbres d’ici 2030.

[8] La compensation carbone consiste pour un pays ou une entreprise à remplacer ses réductions d’émissions par des investissements réduisant les émissions ou par des plantations d’arbres dans un autre pays, généralement au Sud.

[9] En faveur par exemple du secteur de l’automobile, que l’UE veut booster en interdisant la vente de véhicules neufs à moteur thermique au-delà de 2035

[10] La Libre Belgique, 25/9/2021

[11] Naomi Klein, « This Changes Everything. Capitalism vs the Climate », A. Knopf, 2014.

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