Depuis 2012, les organisations non-gouvernementales de développement – ONGD – luxembourgeoises dédient une publication spéciale au suivi de la cohérence des politiques pour le développement (CPD) du Grand-Duché de Luxembourg. Après deux « dépêches spéciales » sur la CPD en 2021 et 2023, le troisième numéro régulier du Fair Politics est publié en septembre 2024. À travers 7 articles dédiés à des sujets comme la justice climatique, les droits humains, la justice fiscale, le devoir de diligence ou encore les risques et opportunités d’une implication du secteur privé (à profit) dans la coopération internationale, les auteur.e.s dressent un état des lieux de la CPD au Luxembourg et proposent des recommandations pour remédier aux déficiences actuelles. Le constat principal ? Qu’une vraie cohérence des politiques ne saurait être créée en suivant le primat de l’intérêt privé, mais seulement en se basant sur une approche intersectionnelle, transversale, et décoloniale.
Qu’est-ce que la cohérence des politiques ?
La politique de coopération internationale du Grand-Duché du Luxembourg est soumise à des normes de qualité auxquelles le pays a adhéré à travers différents traités internationaux. Si d’importants traités globaux, tels que les accords de Busan de 2011, définissent des critères pour une « coopération efficace au service du développement »[1], la cohérence des politiques pour le développement (CPD) est inscrite, entre autres, dans le Traité de Lisbonne de l’Union Européenne de 2007 et confirmée dans la loi modifiée sur la Coopération au Développement du 9 mai 2012. L’Union européenne (UE) précise qu’à travers la CPD, les États membres « cherchent à prendre en compte les objectifs de développement dans les politiques à impact probable sur les pays en développement. La CPD vise à réduire les contradictions et à construire des synergies entre différentes politiques de l’UE. Elle cherche à augmenter l’efficacité de la coopération au développement au profit des pays partenaires »[2]. La CPD décrit donc d’abord un critère de qualité des politiques d’un pays, postulant par exemple que la politique de commerce extérieur ne doit pas faciliter l’exportation de produits agricoles fortement subventionnés vers des pays où la coopération œuvre en même temps à la consolidation d’un marché alimentaire local, souverain et indépendant d’importations. Mais la poursuite d’une CPD comprend aussi des efforts méthodologiques pour identifier des incohérences et promouvoir des cohérences, par exemple à travers des outils d’évaluation (tels que la Better Regulation Toolbox[3] de l’UE) ou des procédures de coordination (telles que des commissions interministérielles). Au Luxembourg, différents acteurs de la société civile sont impliqués dans le suivi de la CPD, dont notamment le Cercle de Coopération des ONGD, qui compte la veille de la CPD parmi ses missions principales et qui intervient régulièrement à son sujet auprès de la Direction de la coopération au développement et à l’action humanitaire. À travers CONCORD Europe, le Cercle participe également à la veille de la CPD au niveau européen, et contribue à l’échange entre pairs à ce sujet avec d’autres acteurs de la société civile européenne.
Le Fair Politics 2024
Dans le cadre d’un monitoring de la CPD, les ONGD au Luxembourg élaborent et publient, une fois par période législative, une brochure Fair Politics dont le signe distinctif est une évaluation sous forme de « baromètre » graphique de la « prise de conscience » et des actions entreprises par le gouvernement luxembourgeois en matière de CPD. En 2024, le Fair Politics observe un « primat de l’économique » dans la vision de la coopération internationale proposée par l’accord de coalition 2023-2028, dont l’ambition est d’accorder un rôle de plus en plus important au secteur privé dans la coopération. Cette vision relègue les ONGD au second plan et fait preuve d’une compréhension insuffisante du rôle fondamental du respect des droits humains et de la société civile pour un développement durable des (pays) partenaires de la coopération.
Incohérence exemplaire : la coopération avec le Rwanda
Considérons l’évolution des partenariats bilatéraux de la coopération luxembourgeoise en 2024 pour illustrer la manière dont ces manquements en matière de vision, d’ambition et de compréhension de la part du gouvernement se traduisent par des manquements pratiques en matière de CPD.
En mai 2024, le ministre de la Coopération au développement et de l’action humanitaire, Xavier Bettel, souligne lors de son discours d’ouverture des Assises de la Coopération luxembourgeoise l’importance qu’il donne personnellement au maintien de l’État de droit, et affirme que le soutien de cette forme de gouvernance sera désormais central au cap donné à la coopération luxembourgeoise. Par conséquent, il ne lui sera pas possible de continuer à soutenir bilatéralement 3 des 6 pays partenaires privilégiés de la coopération, à savoir le Mali, le Burkina Faso et le Niger, dont les gouvernements sont issus de coups d’État. Peu après, le rapport annuel 2023 de la coopération confirme ce positionnement.
En juin 2024, le même ministre de la Coopération au développement et de l’action humanitaire, Xavier Bettel, signe à Kigali un memorandum of understanding (MoU) avec la République du Rwanda. Comme le rapporte le communiqué du Ministère :
« La signature de ce MoU marque un pas important dans notre partenariat avec le Rwanda qui permet d’approfondir davantage nos relations dans le domaine de la coopération au développement. Avec cinq projets déjà lancés, nous avons fait des progrès considérables dans notre collaboration en seulement quelques années. L’accord signé aujourd’hui témoigne de notre volonté de continuer à accompagner le Rwanda dans sa trajectoire de développement au bénéfice de l’ensemble de sa population » a souligné le ministre Bettel. »[4]
Un autre communiqué signé par LuxDev et le Ministère rwandais de la finance et du planning économique loue le « first class human capital for the financial sector » que la coopération avec le Luxembourg permettra au Rwanda de « cultivate ». Or, si des ONG internationales comme Human Rights Watch et Amnesty International documentent depuis longtemps des graves violations des droits humains au sein du Rwanda, depuis les annonces du ministre Bettel en mai soulignant l’importance qu’il accorde à l’État de droit, plusieurs importants médias européens ont publié des recherches qui « mettent au jour les intimidations, voire les disparitions dans des circonstances troubles de Rwandais exilés », notamment en Suède, aux Pays-Bas et en Belgique. Leurs recherches dénoncent, entre autres, le rôle des ambassades rwandaises en Europe dans ce contexte et « suggèrent que le Rwanda a élaboré un système de surveillance et de répression, allant jusqu’à la prévision d’assassinats, à l’encontre de membres de sa diaspora en Europe et en Afrique », ce « qui vaut au pays de figurer parmi le « top 10 des perpétrateurs de répression transnationale », selon l’ONG Freedom House »[5]. Au même moment, un rapport des Nations unies confirme que le Rwanda participe activement à la déstabilisation du Congo, l’un de ses pays voisins, non seulement via le soutien des rebelles du groupe M23, mais aussi via le maintien de la force militaire la plus importante dans la région est du Congo, avec un déploiement d’au moins 3.000 à 4.000 soldats rwandais réguliers dans la province du Nord-Kivu[6]. En juillet 2024, peu après la visite du ministre Bettel à Kigali, Paul Kagame est réélu président du Rwanda avec 99,18% des votes, avec un taux de participation de 98%. Comme le soulignait France24, pour son 4ième mandat (rendu possible grâce à une modification de la constitution en 2015), « le chef de l’État sortant, âgé de 66 ans, réalise un score encore supérieur à ses 98,79 % de la présidentielle 2017, après avoir obtenu 95,05% en 2003 et 93,08 % en 2010. »[7].
La CPD : une mission de veille et de proposition pour les ONGD
D’un côté, la politique de coopération du Luxembourg avec le Rwanda n’est pas cohérente en elle-même, si mesurée par rapport à ses propres ambitions en matière de gouvernance, de promotion de l’État de droit, des droits humains ou de la sécurité régionale et en comparant les différents poids et mesures appliqués au différents pays partenaires. D’un autre côté, considérant que le Luxembourg a œuvré longtemps et avec succès au niveau européen pour exclure les acteurs du secteur de la finance d’un devoir de vigilance en matière de droits humains, leur mise au centre d’un partenariat de coopération avec un pays qui montre un mépris agressif des normes internationales, suit une logique commerciale qui est conséquente en tant que telle. Néanmoins, au dégrée où elle cherche à faciliter la création de profits pour des acteurs privés basés au Luxembourg, cette politique commerciale risque d’être incohérente avec la priorité de la coopération luxembourgeoise de réduire la pauvreté dans ses pays partenaires. Ce trade-off qui favorise les objectifs de la politique commerciale au prix des engagements de la politique de coopération constitue un exemple classique d’incohérence des politiques pour le développement, qu’il incombe aux acteurs de la société civile d’identifier et de signaler. Il donne aussi preuve de comment la veille de la CPD peut déceler des risques d’une instrumentalisation de la politique de coopération internationale par d’autres domaines politiques, comme par exemple la politique de commerce extérieur (un risque qui est renforcé par la réunion dans une même personne de ces deux portfolios ministériaux).
La série de brochures Fair Politics contribue à cet effort de veille de la CPD au Luxembourg. À travers différents exemples, ses auteur.e.s démontrent des conclusions qui valent autant pour leur cas précis, que pour le Rwanda ou pour toute la coopération luxembourgeoise. « Les droits humains ne sont pas seulement des valeurs fondamentales, mais aussi des prérequis essentiels pour un développement durable et équitable. », observent par exemple Fernanda Pérez (Amnesty Luxembourg) et Gilles Lanners (Comité pour une paix juste au Proche-Orient). Danielle Bruck (SOS Faim) souligne qu’il est « essentiel de préciser comment le soutien au secteur privé dans l’aide publique peut effectivement contribuer à assurer la concrétisation des droits, le développement inclusif et durable ou la création d’emplois décents, et de définir un contexte approprié, assorti d’un cadre réglementaire et de mécanismes de contrôle adéquats ». Celia Cranfield (CONCORD Europe) et Kees Knulst (Woord en Daad) insistent également sur l’importance d’études d’impact des politiques de coopération sur les communautés les plus vulnérables, couplées à une application plus stricte du principe « do not harm » que ces études permettraient. Jean-Louis Zeien (Initiative pour un devoir de vigilance) observe qu’« en effet, la responsabilisation du secteur financier constitue une urgence importante pour aboutir à un engagement plus conséquent du Luxembourg en matière de droits humains ». De leur côté, Carole Reckinger (Caritas), Dietmar Mirkes (ASTM) et Raymond Klein (ASTM) démontrent pourquoi la justice climatique est plus fondamentale pour la coopération internationale qu’un simple groupement de quelques projets « verts ».
Constater une incohérence des politiques en matière de développement n’est donc pas uniquement une critique des beaux-mais-faux discours ou d’une mauvaise coordination ou priorisation entre domaines politiques, mais bien une question de bonne pratique et d’efficacité des moyens mis en œuvre pour atteindre l’éradication de la pauvreté, qui est définie par la loi comme l’objectif principal de la coopération internationale du Luxembourg. Bien que le gouvernement du Luxembourg se soit formellement engagé, à plusieurs niveaux, à garantir une cohérence des politiques pour le développement orientée selon les besoins des populations et pays partenaires, l’exemple du Rwanda donné ci-dessus, ainsi que les différents cas présentés dans le Fair Politics 2024 montrent qu’une CPD ne saura être réalisée sans que la société civile et les ONGD assurent au plus près un suivi de la pratique de coopération du gouvernement du Grand-Duché.
Le Fair Politics 2024 a été publié par le Cercle de Coopération des ONGD en septembre 2024 et peut être téléchargé sur cercle.lu.
Notes:
[1] https://www.cooperation.lu/fr/2022/efficacite-du-developpement/partenariat-mondial-pour-une-cooperation-efficace-au-service-du-developpement
[2] https://international-partnerships.ec.europa.eu/policies/european-development-policy/policy-coherence-development_en?prefLang=fr [Traduction S.W.]
[3] https://commission.europa.eu/law/law-making-process/planning-and-proposing-law/better-regulation/better-regulation-guidelines-and-toolbox/better-regulation-toolbox_en
[4]https://cooperation.gouvernement.lu/fr/actualites.gouvernement%2Bfr%2Bactualites%2Btoutes_actualites%2Bcommuniques%2B2024%2B06-juin%2B19-bettel-rwanda.html
[5] https://forbiddenstories.org/fr/espionnage-menaces-morts-suspectes-a-letranger-le-rwanda-tente-de-reduire-ses-opposants-au-silence/
[6] https://www.economist.com/middle-east-and-africa/2024/07/25/rwandan-soldiers-may-outnumber-m23-rebels-in-congo
[7] https://www.france24.com/fr/afrique/20240718-rwanda-le-président-paul-kagame-réélu-avec-99-18-des-voix-selon-des-résultats-provisoires