Habiter la terre et faire monde en commun

Entretien avec Sénamé Koffi Agbodjinou, architecte-anthropologue togolais

Sénamé Koffi Agbodjinou est architecte et anthropologue. Il est assez rare qu’une même personne réunisse ces deux disciplines, pourtant connectées. Un alliage inédit qui donne lieu à une pensée originale et un activisme ancré. En 2012, il initiait dans un quartier de Lomé, capitale du Togo, un projet dénommé « Hubcité », qui couvre un territoire d’un kilomètre de rayon dans lequel les technologies digitales sont déployées par les habitants pour générer des activités et des services de proximité. Son approche est à l’exact opposé de la smartcity promue par les géants de la Big Tech, typiquement « top down ». Sénamé voit en Hubcité une résistance à l’expansion menaçante des GAFAM sur le territoire africain, dont les grandes villes, prévient-il, sont des proies idéales. L’originalité de la pensée de l’architecte-anthropologue réside dans sa conviction que le numérique est par nature positif puisqu’il permet un échange horizontal et ouvert, et donc en phase avec les structures sociales traditionnelles. Il n’y a, pour lui, aucune contradiction entre les nouvelles technologies et la société organique. « Le digital ramène vers le naturel ». Aussi, à rebours de l’idée que le digital, même le plus alternatif, risque toujours d’être récupéré par les forces capitalistes, il y voit au contraire un puissant levier anticapitaliste.

Comment les autorités togolaises avaient-elles accueilli, en 2012, le projet Hubcité ?

Notre réseau de Labs était initialement conçu pour s’installer dans des espaces délaissés. Chaque quartier proposerait un lieu en son centre que nous transformerions en espace d’innovation, où les gens du quartier pourraient converger et développer des technologies, transformant ainsi leur quartier en un smart quartier. A l’époque, les autorités locales sont restées assez indifférentes à notre démarche, ce qui nous a en réalité permis de rester sous les radars : nous avons créé le Lab sans faire de vague. Petit à petit, nous avons commencé à avoir du succès sur le terrain, puis, de la reconnaissance au niveau international : des jeunes du Lab étaient invités partout dans le monde, au point qu’il était devenu compliqué pour la Ministre des TIC de faire un voyage à l’étranger sans qu’on lui rappelle qu’elle venait du pays du Woelab (le nom donné au Lab). Elle a fini par visiter notre projet et elle était très enthousiaste. Elle nous a demandé de formuler une proposition pour répliquer cette expérimentation grass root sur tout le territoire, ce que nous avons fait. Malheureusement, notre dossier de 80 pages est resté dans un tiroir du Ministère. La Ministre a préféré faire venir des gens de la Silicon Valley qui ont défini une stratégie digitale dont les résultats n’ont pas été concluants.

Aujourd’hui, néanmoins, les GAFAM sont bien présents à Lomé !

Je vois très concrètement que l’Afrique est la dernière frontière pour les Big Tech. Tous se battent pour y arriver parce qu’ils ont compris que ce sera demain la plus grosse réserve d’humains, puisque dans 30 ans, 1 humain sur 4 sera Africain et les 5 plus grandes villes du monde seront africaines. L’une de ces villes sera l’ensemble Lagos-Abidjan. Il y aura une seule conurbation à cheval sur 5 pays et Lomé en sera le centre. Toute une bataille a eu lieu pour savoir qui sera le premier à connecter l’Afrique. Google l’a bien compris et a choisi la capitale togolaise comme point d’ancrage pour son câble sous-marin de fibres optiques. Avec ce câble sous-marin relié à Lomé, la multinationale de Montain View s’offre une grande porte d’entrée pour son arrivée triomphale, à l’instar d’un empereur romain qui entrerait dans une ville conquise, une ville qui sera potentiellement la plus grande ville au monde. Certaines firmes tendent aujourd’hui à se substituer aux États. Auparavant, la tendance était de transformer les États en entreprises, mais cela ne suffit plus. Les grands groupes ont de plus en plus de pouvoir et leur ambition finale passera nécessairement par la smartcity. Celui qui contrôlera la ville aura le pouvoir. C’est ce que Google s’apprête à faire en irrigant les territoires urbains de ses technologies.

Comment résister ?

L’idée derrière Hubcity c’est que pour se désintriquer du système capitaliste, il faut changer d’échelle. Continuer à penser l’échelle industrielle est archaïque puisque nous avons des technologies qui nous permettent de revenir à des solutions d’organicité. Lorsque les nouvelles technologies sont respectées, elles nous invitent à changer d’échelle, à revenir à des petites échelles et à nous mettre en réseau. On peut imaginer qu’une grande ville fonctionne avec des petits îlots et que tous les îlots participent à un seul réseau. L’idée est donc de revenir à la trame vernaculaire et de rebasculer vers des petites échelles, à l’intérieur desquelles on développe des technologies qui peuvent échapper au contrôle des Big Tech. La seule façon de se soustraire à l’emprise de la Big Tech est de partir du quartier. Hubcity crée de petits labos dans la ville et chacun a l’ambition de transformer sa proximité, dans un rayon d’un kilomètre. C’est notre hypothèse de travail. Toutes les technologies sont développées par le Lab avec les gens de ce territoire. A Woelab, nous avons une plateforme pour récolter les déchets plastiques, un grenier approvisionné par de nombreux petits jardins potagers et doté d’une plateforme où l’on peut vérifier l’état du grenier, commander des produits et les échanger. Notre monnaie locale, SysWoe, stimule le commerce local. Des imprimantes 3D sont assemblées avec des matériaux récupérés. Enfin, le quartier a son propre réseau social en ligne. Au fur et à mesure qu’on crée de nouveaux Labs distants de 2 km, on multiplie les îlots. Ainsi se crée un smart territoire.

Réduire l’échelle, grâce au numérique, pour résister aux pouvoirs centralisés que sont les États et les entreprises ?

Si vous regardez les sociétés traditionnelles dans le monde, elles sont le plus souvent acéphales. Plus l’échelle est réduite, moins il y a besoin d’un chef. Les choses peuvent se passer sans autorité centrale, sans pouvoir coercitif, comme l’avait souligné l’anthropologue-ethnologue français Pierre Clastres: comme tout est sous le regard de tous, il n’y a pas de besoin de médiateur. Dans l’économie de cette microsociété se développe un système distribué de dons et de contre-dons, comme une sorte de blockchain dont le livre de compte est la mémoire collective. Toutes les tensions, tous les conflits sont réglés collectivement parce l’échelle permet d’avoir une mémoire de tout ce qui s’est passé. Les anthropologues anarchistes expliquent qu’avec la transition vers les cités-États, l’échelle a tellement augmenté que cette éthique complètement distribuée est devenue impossible : si j’ai une dette à l’autre bout de la ville, il est difficile pour moi de la réclamer là-bas ; il n’est plus possible d’être en confiance. Il a donc fallu mettre en place des systèmes d’autorités, des centres qui sont responsables de produire pour tout le monde et de juger tout le monde. L’urbanité est une grande machine de régulation centralisée. La technologie numérique offre la possibilité de revenir à des systèmes organiques : on peut désormais imaginer qu’on puisse, même à l’échelle d’une grande ville, entrer dans des logiques d’échanges généralisés en utilisant toute une série de technologies qui nous permettent de nous passer d’un organisateur central. La technologie permet au village de coloniser la ville.

Chantier de construction d’une école en terre en Pays Tamberma, techniques verniculaires, Togo du Nord, 2006.

Encore faut-il que cette technologie n’écrase pas les structures sociales existantes.

La façon dont les humains sont connectés et font famille dans les sociétés organiques est aussi une sorte de technologie. Les technologies numériques fonctionnent naturellement de la même manière mais elles sont entrées dans le corset du marché ; elles ont été détournées vers une fin qui est de juste faire de l’argent. On élague tout ce qui est « inutile » dans une conception purement mercantile. Si on posait les technologies digitales en calque sur des sociétés traditionnelles, elles fonctionneraient très bien et sublimeraient les structures sociales complexes. Malheureusement, ce n’est pas ce qui se passe actuellement en Afrique parce que la connexion profonde que ces technologies du digital ont avec la façon de faire organique des Africains n’est pas manifeste. Le numérique nous arrive déjà dénaturé par le filtre de la Silicon Valley. Au lieu de se couler dans le moule pour tisser avec les structures sociales, il les écrase ; il les remplace. Il les remplace d’autant plus facilement qu’elles fonctionnent comme ce que les Africains ont l’habitude de faire. Pour eux, c’est une évidence de frapper à la porte du voisin pour faire une course ; il le fait pour moi et je le ferai pour lui à l’occasion. Quelqu’un d’autre dans le quartier qui est au courant qu’il l’a fait pour moi, le fera pour lui, de sorte que dans le quartier, on fait tous les uns pour les autres. Un Africain sera aujourd’hui beaucoup plus facilement converti à Uber qu’un Occidental parce que ce « pair-à-pair », cette façon organique de faire est dans ses mœurs, mais comme Uber n’a pas été pensé pour sublimer ce qui se faisait déjà localement, Uber va écraser cette solidarité locale, c’est-à-dire que demain, je n’irai plus frapper à la porte du voisin et je serai pris dans les mailles d’Uber. Les technologies écrasent les structures sociales au lieu de tisser avec elles. Et c’est exactement le même phénomène qui se produit avec Airbnb. Hubcité cherche justement à déjouer cette logique mercantile propre aux dispositifs proposés par la Big Tech.

Vous mettez en garde contre l’avènement d’une dystopie de « l’humain augmenté » dont l’Afrique pourrait être le meilleur terrain d’expérimentation.

Le capitalisme s’est constitué en perturbant les logiques organiques et ce processus a connu plusieurs étapes, caractéristiques de la pensée moderne occidentale. Avec Descartes a émergé l’idée contre-intuitive que l’homme devait s’émanciper de la nature, la maîtriser et l’asservir. Jusqu’alors, les humains avaient tissé des liens avec la nature : la nature déborde en moi, je ne suis pas un être artificiel séparé d’elle ; je suis la nature et j’ai des parents dans la nature. Ensuite, il y a eu un nouvel effort historique de séparation : l’homme européen a postulé qu’il devait être séparé du groupe pour pouvoir vraiment se réaliser soi-même.. Les liens avec le collectif sont désormais vus comme des entraves. S’est donc développée une philosophie de l’homme-individu. La théorie économique y a beaucoup contribué, en postulant que la loi naturelle serait celle de l’individualisme, de la concurrence de tous contre tous et de la poursuite spontanée par chacun de son propre intérêt. Et l’épopée européenne n’en a pas fini avec la philosophie de la séparation : il y a toujours eu une chose qu’elle a rêvé de faire, un troisième niveau de séparation, celui de la séparation de l’homme avec lui-même, l’homme éthéré, c’est-à-dire abstrait de son corps. L’homme se réduirait à un esprit évoluant dans des univers composés uniquement d’esprits. Avec les technologies de la Silicon Valley, l’homme ne sentira plus, ne verra plus et ne pensera plus par lui-même. Ces trois ruptures (l’humain abstrait de la Terre, l’humain abstrait du groupe et l’humain abstrait de son corps) tendent à s’imposer à la Terre entière et elles produisent à chaque fois des mutants, des mondes purement artificiels. Si les trois niveaux de mutants coalisaient, on arriverait à une situation de dystopie terminale, parce que ce serait le réel lui-même qui serait fondamentalement changé. L’homme ne serait pas « augmenté », comme le prétendent les transhumanistes, mais bien au contraire réduit. On perdrait toute notion de la vie et de la mort ; la conscience de l’homme serait troublée. Le potentiel pour la réalisation de cette triple abstraction est en Afrique. L’Afrique est aujourd’hui la principale réserve de résistance à la dystopie, parce que c’est ici qu’on a encore le plus l’intuition de la connexion avec la nature ; c’est ici que les liens sociaux sont encore relativement forts ; c’est aussi ici qu’il n’est, en termes de sagesse, pas envisageable de s’émanciper complètement de son corps et d’imaginer qu’on ne puisse être que des sociétés de l’esprit. Si l’Afrique renonçait à la résistance, si elle adoptait par naïveté le projet dystopique, sa démographie conjuguée à sa situation politique pourraient bien produire un effet de basculement décisif pour la Terre entière.

Pour aller plus loin : écoutez l’échange entre Sénamé Koffi Agbodjinou et Marie-Yemta Moussanang, « Cosmo-éthiques africaines et nouvelles technologies pour habiter la terre en commun », Podcasts Afrotopiques, sur www.r22.fr

 

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