Notre monde fortement globalisé souffre de crises structurelles qui se chevauchent. Pour commencer, l’inégalité, la pauvreté, la polarisation et le racisme sont en hausse. De même, l’inflation, les troubles civils et le risque de guerre augmentent. Ces deux phénomènes sont alimentés par l’accélération du changement climatique et la dégradation de la biodiversité, des océans et des sols[1] – le résultat d’un extractivisme en constante expansion. La pollution et la destruction de l’environnement au nom du développement[2] ont pris une telle ampleur que la capacité de la Terre à maintenir la vie telle que nous la connaissons est remise en question. Les rapports scientifiques se suivent et se ressemblent : nous sommes en train de franchir les limites planétaires de la Terre. La science s’accorde sur un point : de graves impacts sont désormais inévitables. Mais elle ne peut pas prédire le moment du déclenchement des boucles de « rétroaction climatique positives » ni les répercussions de ces cercles vicieux. Nous traversons un territoire inconnu et il est urgent d’agir.
Et des gens agissent. Aujourd’hui, environ 80 % de la biodiversité restante sur la planète est protégée par les peuples Autochtones[3], alors que ceux-ci ne représentent qu’environ 5 % de la population mondiale. Ce n’est pas une coïncidence. Ces peuples Autochtones vivent en équilibre avec la nature et permettent à la biodiversité de prospérer. Leur lutte pour l’autonomie et l’autodétermination est intimement liée aux écosystèmes qu’ils protègent (la majeure partie de la biodiversité sur Terre). Le dernier rapport du GIEC[4], le AR6, reconnaît pour la première fois la nécessité d’inclure les connaissances des peuples Autochtones pour apporter des solutions à la crise climatique. La science rattrape son retard. Selon le rapport AR6, le moyen d’éviter le pire de la crise climatique est l’équité et la justice sociale et climatique. Dans ce même rapport, le GIEC reconnaît pour la première fois que le colonialisme est un facteur ancien et récent de la crise climatique.
C’est pourquoi nous nous concentrons principalement sur certaines voix du Sud global, en particulier celles qui émanent de et avec les peuples Autochtones : ceux qui sont en première ligne pour protéger la vie. Leur appel à décoloniser fait valoir que les crises qui se chevauchent sont causées par le système social, politique et économique mondialisé qui s’est développé à partir de la colonisation moderne et qui, aujourd’hui, s’incarne dans le capitalisme. Pour eux, le capitalisme sonne comme une condamnation à mort :
« Quand le dernier arbre sera coupé, le dernier poisson pêché et la dernière rivière polluée, quand respirer l’air sera écœurant, vous réaliserez, trop tard, que la richesse ne se trouve pas dans les comptes en banque et que l’argent ne se mange pas. »
– attribué à Alanis Obomsawin[5] (1972) et inspiré d’un dicton amérindien.
Mais commençons par le début.
Une brève histoire de la colonisation et de la colonialité modernes
Pour le Sud global, le processus de colonisation moderne est compris comme la marchandisation et l’exploitation systématiques de tout ce qui est « Autre » : le territoire, la nature et des civilisations entières. Il a commencé au XVe siècle avec ce que les colons européens, les rois et l’Église ont appelé la conquête de terres inhabitées, terra nullius[6], dans le « Nouveau Monde » (le continent que nous appelons aujourd’hui l’« Amérique »). Ce processus s’est ensuite étendu à l’Afrique et à l’Asie aux XVIIIe et XIXe siècles.
Pour les peuples Autochtones (hommes, femmes et enfants), la colonisation moderne a signifié le déplacement forcé, le viol, l’esclavage, l’exploitation, les maladies et/ou l’extermination à différentes étapes et dans différentes circonstances. Selon Virgilio Enriques[7], le processus de colonisation a impliqué cinq phénomènes. Premièrement, la négation et l’effacement de la culture, de la valeur ou du mérite des peuples Autochtones. Deuxièmement, la éradication et la destruction des expressions écrites, de l’art, des temples, des sites sacrés et des écosystèmes des peuples Autochtones (menée par les colonisateurs et parfois avec la complicité de certains groupes Autochtones). Troisièmement, le dénigrement, la dévalorisation et l’insulte de toute pratique continue des peuples Autochtones par le biais du système nouvellement établi et de ses institutions. Quatrièmement, le tokénisme et l’accommodement superficiel avec ce qui reste de la culture autochtone comme une démonstration de la tolérance et de l’humanité coloniales face à l’ignorance des peuples Autochtones. Cinquièmement, la transformation et l’exploitation de tout reste de la culture autochtone dans la société coloniale dominante. Les différentes civilisations ont été homogénéisées (par exemple, sur le « nouveau » continent, de la Patagonie à l’Alaska, tous étaient des « Indiens ») et ce qui reste de leurs connaissances, de leur histoire et de leur culture a été infériorisé et dévalorisé en les qualifiant de folkloriques, d’ethniques et/ou d’exotiques par rapport aux connaissances, à l’éducation et à l’histoire occidentales « correctes ».
La pensée des Lumières a nourri la logique qui a permis la marchandisation et l’exploitation de tout Autre « dérangeant »[8]: l’homme (européen et éclairé) était supérieur à tout le reste. L’homme éclairé était défini comme un sujet doté de rationalité et de volition, contrairement au reste de l’existence. En outre, il était l’expression de l’évolution. Le « mission » de l’homme éclairé était de « découvrir » et d’exploiter animé par une vision pratique et instrumentale du monde. Tout ce qui touchait à la terre, à l’air et à l’eau devenait un objet d’exploitation, y compris les autres humains, selon Vandana Shiva[9]. Les actions et les crimes du colonisateur étaient légitimées sur le plan éthique par un prétendu impératif d’apporter la modernité et plus tard, le progrès ou le développement. Cette justification cachait néanmoins la motivation première, résumée par la formule: « l’or, de Dieu et de la gloire »[10].
Selon Linda Tuhiwai Smith[11], la science et la recherche ont joué un rôle essentiel dans la colonisation. Tout comme les plantes et les animaux étaient classés, la « science » a poursuivi la classification des peuples Autochtones en fonction de leurs caractéristiques physiques (couleur de la peau, taille du cerveau, sexe, entre autres) en regard de l’homme blanc européen (ce qui persiste aujourd’hui dans le système social de la suprématie blanche). A la faveur des débats houleux qui se demandaient si les peuples conquis étaient des bêtes, des semi-bêtes ou des humains, la « recherche scientifique » a élaboré la notion de races pour créer une hiérarchie au sein de l’humanité. L’idéologie de la race et du racisme était au cœur du colonialisme en tant que mécanisme de contrôle pour maintenir les relations coloniales, selon Frantz Fanon[12]. Elle justifiait la violence. La « science » a fourni les arguments permettant de traiter les peuples Autochtones comme des êtres intrinsèquement inférieurs et comme des objets d’étude, et non comme des sujets. Cette construction mentale et sociale de la race (et, en parallèle, du sexe inférieur) s’est depuis longtemps avérée sans fondement scientifique et invalide.
La colonisation moderne a pris fin avec l’indépendance politique de la plupart des anciennes colonies européennes dans la seconde moitié du XXe siècle, mais la « colonialité » persiste, selon Nelson Maldonado-Torres[13]. Ce dernier affirme que la colonialité est constituée de « modèles de pouvoir de longue date » créés pendant la colonisation et qui se maintiennent jusqu’aujourd’hui.
La colonialité définit « la culture, le travail, les relations d’intersubjectivité et la production de connaissances bien au-delà des limites strictes des administrations coloniales. (…) Elle est maintenue vivante dans les livres, dans les critères de performance académique, dans les modèles culturels, dans ce qui relève du sens commun, dans l’image qu’ont les peuples d’eux-même, dans les aspirations du moi, et dans tant d’autres aspects de notre expérience moderne ». Il conclut que nous, en tant que « sujets modernes », respirons la colonialité « tout le temps et tous les jours ».
Selon Maldonado-Torres, les formes centrales de domination et de subordination de la colonisation se sont étendues à travers le monde comme modèle de pouvoir pour devenir la base de l’identité moderne : « encadrée par le capitalisme mondial et un système de domination basé sur l’idée de race ».
L’appel à décoloniser rend compte d’une crise existentielle qui est plus large que la crise climatique.
L’appel à décoloniser
L’appel à décoloniser est né des diverses luttes des peuples Autochtones pour la justice, l’autodétermination et l’autonomie en Amérique, en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient, et s’étend aux activistes, aux universitaires, et aux voix du Sud global en réponse à la colonisation et à la colonialité inhérente au capitalisme. Contrairement à la pensée unique de la colonialité, décoloniser, c’est permettre la diversité, la pluriversité. Il n’existe pas une seule et unique façon de vivre ou de décoloniser. Les zapatistes[14] plaident pour un monde dans lequel plusieurs mondes coexistent. Pour Vandana Shiva, la diversité est au cœur des systèmes de maintien de la vie : de la biodiversité (les semences en particulier et les êtres vivants en général) dans la nature à la diversité des identités humaines qui sont liées au paysage, au climat et aux caractéristiques qui les entourent.[15] Elle précise que cette notion de diversité ne s’oppose pas à notre identité universelle et à notre capacité à coopérer en tant que membres de la famille Terre, car nous sommes interdépendants. L’appel à décoloniser affirme que le capitalisme, de par son modèle unique, détruit la vie.
Une façon de décrire ce que signifie le fait de décoloniser est le processus de décolonisation proposé par Pōkā Laenui’s[16]. Ce dernier énonce cinq étapes. Premièrement, la redécouverte et la récupération digne de l’identité autochtone (histoire, culture, langue, coutumes) qui a été opprimée, niée et remplie de concepts d’infériorité par le pouvoir colonial.[17] Cette étape est fondamentale et implique un questionnement par désespoir, curiosité, accident ou coïncidence.
Ensuite, l’étape suivante est l’émergence naturelle du deuil ou du chagrin dû aux pertes et à la violence subies, ce qui implique la reconnaissance du traumatisme intergénérationnel porté par les peuples Autochtones. Il peut se manifester par de la frustration et de la colère.[18] Vandana Shiva et Bayo Akomolafe[19] considèrent que le deuil (personnel et collectif) en tant que moment d’obscurité est impératif pour apporter de nouvelles voix, de nouvelles perspectives et un nouvel engagement. Ils considèrent que l’idée d’un espoir sans fin est une notion coloniale qui empêche le deuil.
La troisième étape consiste à rêver des possibilités en termes de cultures, d’aspirations pour l’avenir, de structures et d’ordre social des peuples Autochtones. Rêver ne signifie pas simplement remplacer les colonisateurs par les peuples Autochtones dans les structures et les positions actuelles. Il s’agit d’oser créer un système avec des institutions et des rôles inclusifs et justes, indépendants de ceux des colonisateurs. Rêver signifie s’aventurer à créer des modes de vie visant l’autodétermination et l’autonomie.
La quatrième étape est le développement d’un engagement consensuel. Il s’agit de réunir les voix des peuples Autochtones qui s’accordent sur une direction commune pour aller de l’avant.
La cinquième étape est l’action et elle est normalement motivée par l’étape précédente. Elle est volontaire, consciente et intentionnelle. Décoloniser est divers et varié. Décoloniser peut se traduire par l’appel à la raison, mais aussi par la lutte contre les lois injustes et leur violation.
Dans l’ensemble, il s’agit d’une manière de voir le processus de décolonisation qui ne sert que de référence, car il n’y a pas une seule bonne façon ou méthode de décoloniser. La décolonisation est une libération épistémique, « une manière d’être, de penser, de faire et de devenir dans le monde »[20].
L’appel à décoloniser s’étend au Nord global et à ceux qui se trouvent entre les deux, selon Nikki Sanchez[21]. Rappelons qu’il s’agit d’un appel à rompre avec le paradigme actuel. Il ne vise pas une universalité abstraite, mais au contraire, la résurgence des identités locales, des cosmovisions et de l’autodétermination. Selon Shiva, les réponses se trouvent dans les petites choses, comme les semences. De nombreuses voix décoloniales plaident pour l’émergence de petites solutions locales, l’autodétermination locale et la résilience locale fondée sur la coopération. La croissance est conçue comme la croissance des réseaux de la vie (la biodiversité collective).[22]
L’appel à décoloniser n’est pas un retour au mythe de « l’Autochtone innocent et pur », mais un rappel de notre status de cohabitant.e.s sur la Terre: une relation de « veilleur.euse.s » (stewardship) plutôt que celle de sauveur.euse.s ou de maître.sse.s. Selon Édouard Glissant[23], nous avons besoin de la mémoire des autres, non pas par charité ou compassion, mais comme la condition même de la survie du monde.
Dans le Nord global, l’appel à décoloniser commence par l’écoute de ceux que Fanon appelait « Les Damnés de la Terre » qui sont le Sud global et la nature. Leur mémoire est celle de la protection de la Terre en tant que « veilleur.euse.s » et celle de la reconnaissance de la destruction actuelle : les territoires de sacrifice désolés et en expansion qui nous atteignent déjà. L’appel à décoloniser consiste à rejoindre leur résistance. Sinon, leur disparition sera inévitablement la nôtre.
« Si vous êtes venus pour m’aider, vous perdez votre temps. Mais si vous êtes venus parce que votre libération est liée à la mienne, alors travaillons ensemble. »
– Des militants des droits autochtones du Queensland, en Australie, dans les années 1970.
Notes de bas de page :
[1] Rien que cette année, nous avons connu, entre autres, l’accélération de la fonte des glaciers, le dégel du pergélisol, les crues subites, l’allongement des vagues de chaleur avec ses sécheresses et ses feux de forêt, et l’acidification des océans.
[2] Il existe de nombreuses tentatives pour redéfinir, voire abandonner, le concept de développement.
[3] https://unfccc.int/news/how-indigenous-peoples-enrich-climate-action
[4] GIEC signifie Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Il s’agit d’un organisme intergouvernemental des Nations unies et d’une autorité internationalement reconnue en matière de changement climatique. Le rapport AR6 représente le rapport le plus ambitieux et le plus vaste combinant les efforts scientifiques et gouvernementaux.
[5] Abénaki Américain Canadien, cinéaste, chanteur, artiste et militant pour les causes des peuples Autochtones.
[6] Un territoire sans maître, Niemandsland.
[7] Originaire des Philippines. Professeur de psychologie, défenseur de l’intégrité des sagesses autochtones. Source : Programme de la radio publique hawaïenne, « A Second Glance », 17 avril 1993.
[8] Selon Walter Mignolo, sémioticien argentin, l’un des fondateurs de l’école de pensée critique de la modernité/colonialité.
[9] Activiste environnementale indienne, défenseure de la souveraineté alimentaire, écoféministe et auteure altermondialiste.
[10] L’or signifie le gain matériel, Dieu signifie les croisades militantes et les traditions missionnaires du christianisme, et la gloire signifie la compétition entre les monarchies. « L’or, Dieu et la gloire » International Encyclopedia of the Social Sciences. Encyclopedia.com. 26 Sep. 2022.
[11] Enseignante Māori d’éducation autochtone, écrivain et militante de l’environnement. Source: Decolonizing methodologies : research and indigenous peoples (2012) Zed Books.
[12] Philosophe politique, essayiste, et psychiatre martiniquais. Il est l’un des fondateurs du courant de pensée tiers-mondiste, et une figure majeure de l’anticolonialisme.
[13] Originaire de Porto Rico. Enseignant et philosophe qui a participé à la construction du projet Modernité/Colonialité. Toutes les références ont pour source : « On the coloniality of Being: Contributions to the development of a concept », 2007.
[14] Les zapatistes sont en grande partie des indigènes, des Mayas du sud du Mexique qui ont gagné leur autonomie. Ils s’organisent et s’autogèrent depuis deux décennies.
[15] du livre Earth democracy: justice, sustainability and peace (2005)
[16] Originaire du Hawai`, Écrivain, conférencier, avocat, reconnu aux Nations Unies comme l’un des cinq pionniers des droits indigènes (1991) Source: “Processes of Decolonization, in Reclaiming Indigenous Voice and Vision”, édité par Marie Battiste, pp.150-159. 2000 UBC Press. .
[17] Un risque latent est que l’étape de redécouverte et de récupération de l’identité Autochtone devienne celle de la transformation/exploitation, la cinquième étape de la colonisation, par les peuples Autochtones et non Autochtones. Cela se produit lorsque la forme est élevée au-dessus du fond en maintenant la perspective coloniale.
[18] Les peuples Autochtones peuvent se retrouver piégés à ce stade avec un sentiment de colère justifié (et en faire une carrière) tout en perpétuant le caractère colonial du système.
[19] Né au Nigeria d’une famille Yoruba. Philosophe, écrivain, activiste, professeur de psychologie et directeur exécutif du Réseau Emergence.
[20] Walter Mignolo.
[21] Pipil et éducateur décolonial et environnemental irlandais. Source: “Decolonisation is for everyone”, TEDx SFU Talk.
[22] Vandana Shiva.
[23] Écrivain, poète, théoricien et philosophe martiniquais et français. Penseur, défenseur et illustrateur de l’« antillanité ». Une des figures les plus influentes de la pensée et du commentaire culturel des Caraïbes et de la littérature francophone.
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