Jorge Acosta est un dirigeant syndical et un défenseur des droits humains. Il est le coordinateur du syndicat des travailleurs de la banane, ASTAC (Asociación Sindical de Trabajadores Agrícolas y Campesinos), qui regroupe environ 1500 travailleurs et travailleuses dans tout l’Équateu
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Les luttes des syndicats et de ceux qui défendent les droits des travailleurs et les droits humains dans les pays du Sud global sont très différents de ceux menés par des acteurs similaires dans les pays du Nord global. Dans le cadre d’une recherche exploratoire sur la manière de repolitiser les discussions ici dans le Nord global et aussi au Luxembourg, j’ai contacté M. Jorge Acosta Orellana. Le contact a été établi via Acción Ecológica, un partenaire de longue date de l’ASTM.
1. M. Acosta Orellana, vous êtes équatorien, défenseur des droits du travail et des droits humains, fondateur et aujourd’hui coordinateur général du syndicat de branche ASTAC. Pourriez-vous décrire et expliquer brièvement les raisons et contextes personnels et plus généraux qui vous ont amené à plaider pour et à défendre les droits des travailleurs et, plus généralement, les droits humains ?
Bonjour, après avoir fait une licence de pilote, j’ai été pilote militaire puis pilote civil, avant de devenir pilote spécialisé dans l’aviation agricole. En 2007, j’ai eu des problèmes de santé, car lorsque je pulvérisais les plantations de bananes, j’avais une sensation de tachycardie et une vision floue. J’ai pensé qu’il s’agissait d’un problème cardiaque. J’ai donc consulté un médecin spécialiste qui m’a dit que ce n’était pas le cas, ce qui m’a fait penser que c’était peut-être l’exposition aux pesticides qui m’affectait. J’ai découvert que celui que nous utilisions le plus, MANCOZEB, était un pesticide pour lequel l’Agence de protection de l’environnement des États-Unis avait imposé de sévères restrictions d’utilisation et que les symptômes que j’avais étaient liés à l’exposition à ce pesticide. Quand j’ai parlé à mes collègues et que nous avons découvert que beaucoup d’entre eux avaient les mêmes symptômes que moi, j’ai porté plainte. Ensuite les travailleurs des plantations de bananes m’ont approché et m’ont dit qu’en plus des problèmes de santé, ils avaient des problèmes parce qu’on ne respectait pas leurs droits du travail. En 2009, j’étais alors d’abord à la tête d’une action en justice de 600 travailleurs et habitants vivant proche des plantations de bananes contre les producteurs de MANCOZEB et ceci devant les tribunaux à Washington, aux États-Unis. Le plus important dans tout cela, c’est que cela m’a permis de connaître la réalité des travailleurs du secteur bananier qui non seulement affecte leur santé mais aussi viole leurs droits humains. À partir de ce moment-là, j’ai cru que la solution était de les [travailleurs du secteur bananier] organiser en syndicat. Cependant, ils avaient beaucoup de griefs à propos des syndicats, des syndicats d’entreprise, qui existaient déjà et qui étaient censés les défendre. Par conséquent, nous avons décidé de créer un syndicat par branche[1]. Au début, nous avons créé des associations de travailleurs par secteur de résidence, qui se réunissaient au sein de ce que nous appelions alors la Coordinadora de Trabajadores Bananeros (Coordination des travailleurs du secteur bananier), qui est devenue l’ASTAC en 2014.
2. Le secteur bananier peut être considéré comme un secteur à « haut risque » en termes de violations des droits humains et des droits des travailleurs. Toutefois, les grandes entreprises (trans)nationales ont rarement à craindre les conséquences de leurs pratiques, dont elles sont directement responsables. En outre, en raison d’intérêts économiques, les gouvernements, tant du côté des importateurs que des exportateurs, tolèrent des conditions de travail abominables et ne prennent pas de mesures décisives pour y remédier. Je crois savoir qu’en Équateur, la situation est particulièrement délicate, car le président Daniel Noboa a des liens familiaux directs avec la Noboa Corporation, qui regroupe plus de 150 entités commerciales dans la production bananière globale. Comment parvenir à atteindre les travailleurs et coordonner ensuite leurs efforts syndicaux dans ce contexte national, combiné à la structuration de plus en plus complexe des entreprises internationales ?
L’histoire des travailleurs du secteur de la banane en Équateur est difficile. En 2010, nous avons rencontré une rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les formes contemporaines d’esclavage, qui, sur la base des informations qu’elle a recueillies et des contributions que nous lui avons apportées, a conclu qu’il existait dans le secteur de la banane une forme analogue à l’esclavage. Son rapport a été présenté lors de la 15e session du Conseil des droits de l’homme des Nations unies[2]. La même année, nous avons fait une dénonciation auprès du bureau de l’ombudsman équatorien pour violation des droits humains dans les plantations de bananes. Il faut également reconnaître que depuis 2009, plusieurs médias internationaux tels qu’Al Jazzera, NDR – la chaîne de télévision publique allemande –, DAHL – la chaîne néerlandaise –, RAI-3, ont rapporté toutes les plaintes que nous avons déposées. L’industrie bananière équatorienne, en complicité avec les gouvernements, les sociétés d’importation et les supermarchés européens et nord-américains, a permis une grave violation des droits humains dans les plantations. Nous avons résisté à tous les assauts de l’industrie, à toutes les actions et omissions des gouvernements et des entreprises bananières en Équateur. Nous avons maintenant un président bananier, Daniel Noboa. En 2019, alors que je défendais un groupe de travailleurs de l’une des propriétés de l’actuel président de la République, un juge de la ville de Babahoyo m’a détenu pendant des heures en m’accusant de violer leur vie privée, avec une peine possible de 7 ans d’emprisonnement. La réaction internationale en défense de notre syndicat a été décisive pour que le juge abandonne cette affaire. Il s’agissait clairement d’une mesure d’intimidation de la part de l’entreprise. Je ne sais pas si l’actuel président de la République a ordonné de prendre cette mesure contre moi, mais le fait est qu’il s’agissait d’une de ses plantations de bananes.
Nous avons récemment fait campagne contre les questions du référendum et nous avons recueilli le témoignage des travailleurs de la banane qui travaillent actuellement sur les domaines de M. Noboa. La situation est grave et difficile, c’est une des plus grandes entreprises et une de celles qui maintient ses travailleurs dans les pires conditions. Il est difficile de défendre les droits des travailleurs qui sont employés dans la deuxième plus grande industrie du pays, qui par conséquent dispose d’un grand pouvoir économique et politique. Pourtant je pense, en étant optimiste, que nous avons obtenu certains succès qui ne sont pas reconnus par les gouvernements ou les entreprises, mais qui sont l’effet de la lutte que nous avons menée. Par exemple, les supermarchés de détail allemands ont présenté un projet de conditions de travail justes dans le cadre duquel ils sont censés veiller à ce que les travailleurs de la banane dans les exploitations qui les approvisionnent en fruits aient un salaire de subsistance. Mais ce projet est en fait le résultat de la campagne que nous menons avec Oxfam en Allemagne depuis 2016, où nous avons clairement désigné les supermarchés allemands comme coresponsables de la violation des droits humains dans les plantations de bananes. Nous avons toujours cherché à sensibiliser les consommateurs aux conditions des travailleurs et à la responsabilité des sociétés d’importation et des supermarchés, donc évidemment ce projet proposé par les détaillants allemands est le résultat de notre lutte.
En 2023, nous avons déposé deux plaintes contre deux supermarchés allemands dans le cadre de la loi allemande sur le devoir de vigilance ( «Lieferkettengesetz» ). Nous ne faisons que peu de progrès, mais nous en faisons. L’important est qu’il est clair que les droits humains sont violés dans l’industrie équatorienne de la banane.
3. Vous avez porté le combat au niveau international et on ne peut que vous féliciter pour le travail politique que vous avez accompli à ce niveau. En ce qui concerne le devoir de diligence et la responsabilité des entreprises, certains considèrent la directive sur la responsabilité sociale des entreprises, récemment votée, mais diluée, comme une réglementation européenne historique. Comment évaluez-vous l’impact que cette directive pourrait avoir ? Considérez-vous que ce type de réglementation soit efficace ?
Nous avons apporté nos petites contributions à la directive européenne sur le devoir de diligence grâce à MISERIOR, l’une des ONG partenaires de l’ASTAC en Europe.
Les lois sur le devoir de diligence ou la directive européenne sur le devoir de diligence ne sont pas tout ce que nous voudrions qu’elles soient, nous serions bien mieux servis par un traité contraignant sur les entreprises et les droits humains, comme celui qui est en cours aux Nations Unies, et qui prévoit des mesures de réparation. Mais par expérience, parce que nous avons agi dans le cadre de la loi allemande sur le devoir de diligence, celle-ci contribue à résoudre certains problèmes. L’entreprise de bananes qui fournissait le supermarché REWE en Allemagne a été contrainte d’améliorer les conditions des travailleurs, même s’il ne s’agissait que d’une partie des travailleurs, mais c’est un outil qui permet de faire pression sur des entreprises comme les supermarchés pour qu’elles prennent leurs responsabilités en tant qu’acteurs de la chaîne d’approvisionnement.
Certaines préoccupations subsistent, par exemple le fait qu’il faille que ce soit le travailleur individuel qui dépose une plainte. Pour nous, cette position revient à ignorer la représentation que nous avons en tant que syndicat. Selon les conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT), les syndicats représentent les travailleurs, et c’est donc à eux qu’il revient de traiter les plaintes relatives aux violations subies par les travailleurs affiliés à leur organisation. Cette directive européenne, dont nous savons qu’elle a subi des modifications de dernière minute proposées par les entreprises, devrait déjà être mise en œuvre. Malgré certaines lacunes, la loi allemande sur le devoir de diligence a servi d’outil pour faire pression en faveur du respect des droits des travailleurs.
4. « Nous pensons que si les relations commerciales sont mondialisées, les syndicats doivent mondialiser la lutte. »[3] Quelles sont vos réflexions et votre vision derrière cette déclaration ?
Les entreprises ont resserré leurs rangs dans le monde entier pour provoquer les changements qui sont dans leur intérêt, et ces changements, dans de nombreux pays du monde, ont des effets négatifs sur la population, sur la nature et sur la planète. Sachant qu’il y a environ 8 milliards de personnes dans le monde, dont, selon l’OIT, 5 660 millions de personnes en âge de travailler, dont 3 300 millions sont des travailleurs, sans compter les chômeurs qui sont des travailleurs sans emploi. Nous sommes donc la majorité. Imaginez les changements que nous pourrions apporter si nous, les mouvements sociaux et les syndicats, nous unissions.
5. Pour faire suite à la question précédente, pourriez-vous donner un exemple de collaboration fructueuse entre des organisations de la société civile, telles que des syndicats et des ONG du Nord et du Sud ?
Le travail que nous effectuons avec nos alliés en Europe, comme OXFAM et MISERIO en Allemagne, Action Aid en France, SWEDWATCH en Suède, UGT-ISCOD en Espagne. Auparavant, nous avons également travaillé avec FOS de Belgique, qui a été la première organisation européenne à nous soutenir, et cette collaboration a été très fructueuse. Les services de conseil juridique du Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l’homme (ECCHR) et de l’American Bar Association (États-Unis) font aussi partie de la combinaison d’acteurs qui nous permet d’influencer les politiques mondiales et nationales.
Notes :
[1] Les syndicats d’entreprise sont en fait des organes de représentation des travailleurs, mais ils sont financés et donc dépendent de l’entreprise elle-même. Un syndicat par branche professionnelle, comme il a été créé par Jorge Acosta, est alors une organisation indépendante qui représente les intérêts et droits des travailleurs.
[2] En espagnol : « defensoría del pueblo de Ecuador »
[3] (Déclaration de l’interviewé ; citation directe extraite de l’épisode n°10 du podcast « Workers Rock »)