Avec la crise du Covid, certains observateur⸱trice⸱s ont cru observer un retour en force de l’État : soutien massif à l’activité économique, planification de la production, restrictions conséquentes apportées aux libertés, … Depuis, nul débat, nulle réflexion, nulle action en rapport avec les grandes problématiques sociétales sans que ne soit questionné le rôle de l’État. Nous profitons de cette actualité pour nous interroger, dans ce dossier, sur les implications qu’engendre la forme contemporaine de l’État sur le sort des peuples. Dans quelle mesure les institutions qui lui sont propres agissent-elles en faveur, ou à l’encontre, de l’émancipation des peuples du Sud global ?
La pensée moderne présente l’État-nation comme l’unité de référence de l’action sociale et politique. La théorie contemporaine de l’État, qui marque tellement notre imaginaire et qui continue de façonner la géopolitique mondiale, s’est formée dans la tradition intellectuelle européenne à partir du 17ème siècle (sachant que les sources d’inspiration sont aussi venues d’ailleurs). Au départ, l’idée – car il s’agit bien d’une idée, pas d’une réalité – que l’homme, en son état naturel, cruel, compétiteur, fondamentalement égoïste, serait condamné à « la guerre de tous contre tous ». Puis, sa lente prise de conscience que l’ordre social sera plus bénéfique, qu’il doit par conséquent renoncer à une part de « liberté » en acceptant l’autorité d’un pouvoir central. Apparaît ainsi, de toute pièce, la fiction du « contrat social » : l’État exerce sa souveraineté sur un territoire, assise spatiale d’une « nation » ayant consenti à la domination étatique. La théorie s’affinera ensuite : l’élection des dirigeants au travers des mécanismes de la démocratie représentative – à laquelle la démocratie est souvent réduite – renouvelle rituellement le contrat social. Dans cette construction, le pouvoir politique, l’État, apparaît comme extérieur et autonome, extrait des rapports sociaux ; investi du « bien public », il se tient à bonne distance des intérêts particuliers.
Ce récit, idéologique, peut être déconstruit en chacune de ses composantes. Il continue toutefois de servir tantôt de soubassement, tantôt de légitimation fallacieuse à la domination exercée par les classes dirigeantes sur les populations.
Fabian Scheidler dénonce la fiction d’un l’État autonome, externe, arbitre : selon lui, l’État s’est construit en parallèle et de manière imbriquée avec le développement de la puissance marchande puis industrielle et reste, aujourd’hui aussi, intrinsèquement lié aux dominants économiques et financiers, qu’il n’a de cesse de protéger et de soutenir.
Aseem Kshirsagar raconte l’histoire de l’impuissance des institutions parlementaires indiennes, malgré les intentions initiales, à tendre vers davantage d’égalité réelle entre citoyen⸱ne⸱s ; les instruments de l’État, aux mains de l’élite économique, servent leurs intérêts. Il pointe du doigt la composante nationaliste, autocratique et autoritaire du régime de Modi, malheureusement pas une exception à l’échelle planétaire. Ce qui nous rappelle que le capitalisme mondialisé s’accommode bien des régimes oppressifs.
Au Chili, Pablo Barnier-Khawam explique que la reconnaissance de l’autodétermination des peuples indigènes s’est heurtée à l’attachement de la droite à la souveraineté territoriale (uni)nationale héritée de la colonisation. Pour elle, si la pluri-culturalité peut être tolérée, l’autodétermination en aucun cas, dès lors qu’elle comporte le risque pour les industriels de perdre l’accès aux ressources naturelles. A l’inverse, aux yeux des Mapuches les plus radicaux, une autodétermination culturelle dépourvue de composante économique n’avait pas de sens.
Dilar Dirik développe pourquoi et comment la composante syrienne du peuple Kurde, exclu depuis toujours du cercle des États, entend tourner le dos à l’État-nation comme forme d’organisation sociale pour mettre en place, dans le Rojava, un dispositif alternatif, « le confédéralisme démocratique », inspiré de l’écologie sociale, communaliste et libertaire, de Murray Bookchin, selon des approches hétérodoxes de la nation et de la démocratie.
Bonne lecture.