Qui souhaite, au départ de tes écrits, saisir ta pensée, identifie immanquablement une constante : ton souci de mettre au jour toutes les formes de domination, les processus sociaux qui mènent à leur consécration et les liens systémiques qui les relient. Tu cherches à comprendre comment les structures sociales de domination engendrent la violence politique et privée. L’assassinat de ton ami Hrant Dink t’a amenée à « sonder les ténèbres », à découvrir les causes qui conduisent un enfant à se muer, plus tard, en assassin et tu t’es alors penchée sur une institution-clef en Turquie, l’armée, qui apparait comme le ferment emblématique du nationalisme, du militarisme et du sexisme[1].
L’enquête que j’ai menée il y a une quinzaine d’années auprès de 80 hommes turcs m’a permis de montrer comment le service militaire, au côté des autres étapes de la formation à la masculinité hégémonique, formate les hommes à obéir, à se soumettre, à supprimer leur propre jugement, à se conformer, à accepter l’homogénéisation de la vie, à intérioriser la domination au point de vouloir la reproduire dès que cela est possible, envers les personnes plus faibles que soi. L’armée crée la soumission volontaire et engendre des hommes-soldats aux ordres et prêts à dominer à leur tour. C’est une mécanique qui sert « l’État-papa » et ses desseins nationalistes et capitalistes, une mécanique qui s’infiltre aussi dans la sphère privée familiale. En travaillant sur le sujet, la conviction que « le privé est politique » est encore devenue plus évidente pour moi.
Le service militaire et l’armée ont aujourd’hui perdu en importance dans mon pays, même si cette perte est toute relative. Dans la majorité des pays occidentaux, le service obligatoire a disparu et l’armée se fait discrète. Mais d’autres institutions ont pris le relais. Le militarisme se réinvente en prenant de nouvelles formes, paramilitaires par exemple. En Turquie, les « Loups gris » noyautent l’État profond qui s’appuie sur eux. Ailleurs, les milices privées sévissent ; les gangs et les mafias terrorisent les populations. D’autres processus sociaux, plus insidieux, sont à l’œuvre en parallèle, pour perpétuer les dominations, au travers des médias de masse, de l’école, du travail salarié, des technologies de l’information, de la publicité. Ces processus tendent à assurer l’acceptabilité sociale de la hiérarchie et du pouvoir comme des réalités propres à l’humanité. C’est un phénomène que je pointe du doigt dans la conclusion de mon récent essai Le chaudron militaire turc, en me référant à l’enseignement de Hannah Arendt et la notion de banalité du mal. Presqu’un siècle après l’émergence des totalitarismes, la force du capitalisme, aujourd’hui, est qu’il ne fait pas marcher au pas comme l’ordre dictatorial ou militaire mais qu’il agit comme un ordre invisible, une discipline intériorisée qui s’impose à tout le monde. L’éducation et l’université n’enseignent pas à se battre contre le système capitaliste mais à savoir courir pour s’en sortir au mieux individuellement dans cette course effrénée[2].
La domination est une notion qu’il n’est pas difficile, spontanément, de condamner ; par contre, la hiérarchie et le pouvoir sont davantage admis et légitimés dans les discours ambiants. En quoi le pouvoir au sens de « pouvoir sur », la hiérarchie et la domination sont-ils problématiques ?
Depuis ma plus petite jeunesse, je suis sensible à la justice, en ce sens que l’injustice m’est profondément insupportable. Le pouvoir suppose une situation de supériorité d’une personne, d’une collectivité ou d’une communauté sur une autre. Souvent, les rapports de domination sont naturalisés : ils seraient normaux, évidents…, naturels. Parfois aussi, on les passe sous silence. En Turquie, les Arméniens sont fondamentalement déconsidérés, mais la discrimination qui les vise n’est dite ni conscientisée, même pas dans les milieux progressistes. Bien que naturalisées ou invisibilisées, les dominations sont omniprésentes et elles m’apparaissent injustes parce qu’elles nient le principe de l’égalité. La domination et la hiérarchie sont par ailleurs problématiques en ce qu’elles s’opposent aux libertés. Comme activiste auprès des personnes LGBTQI+ à Istanbul, je luttais avec elles pour défendre notre liberté de ne pas nous conformer au modèle machiste hégémonique. Ce faisant, nous affrontions la rhétorique sexiste et militariste de la droite conservatrice. Mais nous subissions aussi la critique de la gauche révolutionnaire, qui déclassait notre combat comme libéral, petit-bourgeois. Or, pour mes ami.e.s et moi, la défense des libertés contre tout type d’oppression ne peut être l’apanage des libéraux : je suis libertaire et anticapitaliste et je revendique le droit de défendre les libertés, qui, à mes yeux, vont de pair avec la justice.
Combattre les dominations : comment faire ? Par où commencer ? Ta trajectoire de vie t’a amenée à côtoyer, de près, différents types de contestation politique. Ton grand-père et ton père ont été des figures emblématiques de la gauche parlementaire d’inspiration social-démocrate. Tes recherches, en tant que sociologue et ta propre expérience de la prison t’ont mise en contact avec une autre gauche, la gauche révolutionnaire armée, agissant dans la clandestinité. Enfin, tes combats sociaux à Istanbul auprès de populations marginalisées (les enfants de la rue, les prostitué.e.s, les LGBTQI+), ta proximité avec l’écologie sociale de Murray Bookchin et tes engagements actuels te rapprochent de la mouvance féministe libertaire.
Au substantif « révolution », je préfère le verbe « révolutionner », qui renvoie à un processus dynamique et diversifié. Dans la tradition marxiste-léniniste, il y a ce principe de la conquête préalable du pouvoir, qui, une fois conquis, s’effacera progressivement au profit d’une société alternative, égalitaire. Au Moyen-Orient, en Turquie même, il y a par ailleurs l’habitude de prendre les armes, c’est pour ainsi dire une tradition. Donc, pour l’heure, trouver une autre forme de résistance est plus difficile, mais ce n’est pas impossible. Je pense qu’il faut insister sur ce point. Car la violence nous détruit. Je ne connais aucune transformation libertaire qui s’appuie sur une armée[3]. A cet égard, je ne condamne pas les Kurdes qui ont pris les armes au Rojava ; ils ont choisi de résister ainsi à la barbarie. Mais penser que leur organisation révolutionnaire est libertaire relève du mythe.
Je pense que l’alternative commence maintenant « sans attendre la révolution », et qu’il est impossible de dissocier les moyens des fins. Si les moyens que je déploie sont empreints de dominations, sexistes, militaires, raciales, politiques, ils me transforment et j’œuvre infailliblement à leur reproduction. Agir ici et maintenant signifie qu’il nous appartient d’agir dès aujourd’hui au changement radical, c’est-à-dire, en s’en prenant à la racine des maux sociaux, écologiques et sociétaux dont souffre le monde. Et cette racine se trouve précisément dans la domination.
Je crois aux miracles, en nos miracles plus précisément, par nos actions patientes et énergiques, mais je ne crois pas aux prophètes. Je ne pense pas qu’il y ait une et unique théorie de l’alternative, une et unique idéologie englobante valide. Je me sens proche de penseurs comme Murray Bookchin[4] ; ses analyses, ses concepts et ses idées me paraissent justes et forts, mais je puise mon inspiration aussi ailleurs. La réalité est complexe, les problèmes sont multidimensionnels. La domination est comme une pieuvre. Chaque penseur.euse qui s’empare de la question l’appréhende et l’analyse avec sa subjectivité, révèle l’un ou l’autre aspect de la complexité. De son côté, chaque activiste s’engage dans un ou plusieurs combats mais en délaisse d’autres, selon ses affinités et son histoire. Pour moi, il n’y a pas de pensée unique, pas plus qu’il n’y a un combat à prioriser ni d’hiérarchie à établir entre les dominations ; c’est ce que m’a appris l’intellectuelle féministe afro-américaine, bell hooks[5]. Toutes les luttes contre les dominations sont imbriquées et liées. Je ne peux pas être féministe sans être anticapitaliste, être écologiste sans être anarchiste, être antinationaliste sans être antimilitariste. Simplement parce que tous ces combats affrontent des dominations qui procèdent d’une même rationalité. Comment puis-je, en tant qu’écologiste, contester la domination de l’humain sur le non humain si je ne conteste pas la domination de l’homme sur la femme, des capitalistes sur les travailleurs et travailleuses, d’une ethnie sur une autre. Dans ce même ordre d’idée, je conçois le féminisme comme une politique de la liberté qui dépasse vraiment les frontières d’une position qui vise seulement l’égalité entre les genres. Lutter contre le patriarcat, c’est lutter contre tous les systèmes de domination. Vous commencez à combattre l’État, le capitalisme, le système qui écrase la nature, le nationalisme, le racisme, le militarisme, l’hétérosexisme.[6]
L’articulation entre les différentes luttes requière de l’acrobatie, de la souplesse et de la ruse. C’est un peu comme naviguer sur un voilier : en manœuvrant avec justesse et doigté, il est possible de garder le cap malgré le vent contraire.
Tu relèves souvent que le « non » a besoin du « oui », le « contre » du « pour ». Que le refus de ce qui est doit s’accompagner de la construction de ce que nous voulons.
L’étude et l’analyse des mécanismes de domination sont essentielles. Il nous faut comprendre les processus sociaux qui servent les dominations ; les comprendre et les dénoncer inlassablement. Rendre visible l’invisible. Sans lecture politique de la réalité, l’action s’inscrit dans le registre des bons sentiments, de l’incantation, de la morale individuelle, registre que les dominant.e.s investissent avec beaucoup de facilité dans la mesure où celui-ci ne met pas en question les structures de domination. Mais en parallèle au travail indispensable de décryptage et de dénonciation politique, il convient de construire et d’expérimenter. Faire ensemble crée la solidarité. La démocratie radicale enrichit toutes celles et ceux qui la pratiquent. Le changement doit opérer à petite échelle, au quotidien. Il est aussi « travail sur soi ». Il n’y a pas de système en dehors de nous. On ne peut pas changer un système quand on ne se transforme pas. [7]
Vingt-cinq ans après ton arrestation à Istanbul et la fausse accusation portée à ton encontre, le risque de condamnation à une peine d’emprisonnement à perpétuité par la justice turque subsiste, aujourd’hui encore. Les autorités là-bas te persécutent, procès après procès. En France et dans d’autres pays, un large mouvement de soutien s’est créé autour de toi. Cette situation t’a conduite à questionner le concept de solidarité.
La solidarité est parfois conçue comme l’aide portée à une victime. Je suis bien entendu reconnaissante du soutien qui m’est donné. Les mobilisations internationales autour de mes procès en Turquie sont précieuses, pour moi et aussi pour mon père et ma sœur, directement exposés au harcèlement et aux menaces de l’ordre dominant. Mais la solidarité n’est pas cela, pour moi. Je ne veux pas être assignée à un rôle de victime qui me place dans une relation de soumission et réduit mon identité à la violence subie, m’innocentant pour ainsi dire pour l’éternité. La solidarité opère là où des personnes unissent leurs énergies pour mener ensemble des combats contre les dominations ; la solidarité surgit là où sont jetés des ponts entre tous les groupes sociaux opprimés.
![]() Pinar Selek est une militante féministe libertaire turque, sociologue et romancière. Elle a grandi dans un environnement familial engagé à gauche. Son père, avocat, a été emprisonné durant cinq ans, après le coup d’État militaire de 1980, pour ses opinions et son action politique en faveur des opprimés. Jeune étudiante, Pinar s’intéresse aux groupes marginalisés d’Istanbul : elle se rapproche des enfants de la rue, des prostitué.e.s et des transgenres notamment. Elle partage leur quotidien et leurs combats. Chercheuse, elle étudie le statut des groupes dominés (les femmes, les Arméniens, les Kurdes) et les processus sociaux générant la domination. Elle questionne et conteste, par son action et sa recherche, le nationalisme, le militarisme et le sexisme de l’ordre dominant. Elle s’intéresse également à l’écologie sociale théorisée par le penseur états-unien Murray Bookchin. Alors qu’elle enquête, fin des années 90, sur le mouvement kurde, les autorités l’arrêtent et la somment de dévoiler ses sources. Face à son refus, elle est torturée durant deux semaines, puis, casée, elle est privée de liberté durant deux ans et demi. Depuis sa libération, en 2000, elle sera acquittée quatre fois d’une accusation montée de toutes pièces, tendant à l’impliquer de manière fictive dans un attentat qui n’a pas eu lieu. Chaque acquittement donnera lieu à l’ouverture d’un nouveau procès : le pouvoir souhaite réduire au silence cette personnalité charismatique, qui, au fil de ses combats solidaires, a suscité un large soutien populaire. En 2009, menacée d’une nouvelle arrestation, elle quittera la Turquie de manière précipitée, munie d’une seule petite valise. Aujourd’hui installée en France, elle poursuit ses engagements, ses recherches et son écriture. À Istanbul, qu’elle n’a plus revu depuis 2009, les autorités ont entrepris un nouveau procès contre elle, le cinquième. Aucun élément nouveau n’apparaît dans le dossier. Pour l’État turc profond, la voix de Pinar Selek ne devrait plus résonner que dans les couloirs de ses prisons. Une bibliographie complète de Pinar Selek, tout comme des nouvelles sur son actualité, peuvent être trouvées sur le site www.pinarselek.fr . |
Notes :
[1] Le choix du tutoiement s’est imposé naturellement au cours de l’entretien.
[2] Lire Gamblin, G., L’insolente, Dialogues avec Pinar Selek, Ed. Cambourakis, 2019, p 226.
[3] Lire Selek, P., « Espoirs et limites de l’autogestion au Rojava », Revue Silence, numéro 464, Février 2018.
[4] Murray Bookchin (1921-2006) est un penseur écologiste libertaire états-unien. Il a théorisé « l’écologie sociale » et « le municipalisme libertaire », aussi appelé « communalisme ».
[5] bell hooks (1952-2021), de son vrai nom, Gloria Jean Watkins, penseuse états-unienne et militante du féminisme afro-américain.
[6] Lire L’insolente, op. cit., p. 151.
[7] Lire L’insolente, op. cit, p. 239.