« Purifier l’air de Delhi est devenu une obsession pour ses citoyens. La ville fait face à une urgence de pollution en ce moment même. Les écoles doivent fermer. Il y a beaucoup d’inquiétude : les gens se préoccupent de la santé de leurs enfants, ils sont scandalisés.
Je veux surtout partager avec vous ce que nous apprenons en essayant de nettoyer notre ville car c’est également important pour votre lutte, notre lutte. Afin d’éviter la pollution, les gens ont besoin d’alternatives. Revenir à un air pur est possible si nous subvenons aux besoins de toutes les couches de la population, y compris des plus pauvres. La pollution de l’air est le plus grand égalisateur mondial : lorsqu’il s’agit d’air, il n’y a pas d’options, les riches et les pauvres en ont tous besoin. Si nous voulons que l’air soit pur, il faut une croissance inclusive qui prenne en compte tant les besoins des uns que des autres. »
C’est par les leçons apprises du combat au sein de sa propre ville que Sunita Narain a commencé son exposé sur les défis de la justice climatique. Selon elle, la première leçon apprise est que si la croissance n’est pas inclusive, elle ne sera pas durable. La deuxième est que l’Inde ne peut pas adopter une approche graduelle pour nettoyer l’air.
Surpasser les solutions européennes
«L’approche graduelle n’a pas fonctionné», a déclaré d’office Sunita Narain. « Elle n’a pas fonctionné en Europe et elle ne fonctionnera pas non plus en Inde ». Sunita Narain a expliqué que l’Europe avait investi beaucoup de temps, d’argent et de ressources à essayer de concevoir des voitures moins polluantes. Or, même si chaque génération de voitures a été améliorée, l’Europe est toujours restée en retard par rapport à l’évolution des problèmes environnementaux liés à l’utilisation des véhicules.
« Nous ne pouvons pas nous permettre de reproduire ce schéma : continuer à développer des moyens plus « propres», investir et être toujours dépassé. Personne n’a ce genre de ressources. En Inde, nous n’utilisons pas de diesel mais du gaz naturel et cette solution nous a déjà propulsé devant l’Europe ».
Pourquoi ne pas continuer à «réparer» les voitures ? En Inde, moins de 20 % de la population possède un véhicule ou fait la navette en voiture. Les voitures occupent jusqu’à 90 % de l’espace routier. A 20%, les villes sont déjà polluées et congestionnées. Où est l’espace routier pour les 80 % restants de la population ?
« C’est la question que tout le monde devrait se poser. Nous devons planifier les routes sur la base d’une équité d’utilisation. Nous ne pouvons pas assainir l’air si nous ne remodelons pas notre système de transport. Si nous ne travaillons pas sur un autre système de mobilité – où nous déplaçons les gens et pas les voitures – nous ne pourrons pas obtenir de l’air pur. Si nous ne faisons pas de place – les riches doivent faire de la place – pour le bus ou le vélo, nous n’aurons pas d’air pur. »
Actuellement en Inde, la plupart des gens dans les villes continuent à faire du vélo, à marcher et à prendre les transports en commun. Est-ce une opportunité d’être pauvre et de ne pouvoir accéder aux voitures s’interroge Sunita Narain. L’Inde peut-elle continuer à se développer tout en sautant la « phase de la voiture » ?
« Pour pouvoir sauter cette étape, nous avons besoin d’un système de transport inclusif qui fonctionne pour les pauvres et les riches. Ceci demande des investissements et des subventions massifs car d’un côté le système de transport doit être abordable pour tout le monde, y compris les pauvres et d’un autre côté, il doit être moderne, confortable, sûr et rapide afin que les riches aient envie de l’utiliser (au lieu de prendre leurs voitures) ».
Changement climatique et droit au développement
Quand Sunita Narain était à la conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement en 1992, elle ne pensait pas qu’elle serait encore vivante pour voir l’impact du changement climatique. La vitesse du changement est tout simplement incroyable selon elle. Les pauvres dans le monde sont les premières victimes du changement climatique et la crise des moyens de subsistance et de survie rendra le monde plus instable. Mais les impacts climatiques ne se limiteront pas aux pauvres – les températures augmenteront à mesure que les humains continueront à pomper les émissions dans l’atmosphère. Tout le monde sera touché.
« Si les pauvres ont besoin de réduire les émissions, alors nous avons besoin de coopération ; cela exigera de l’équité – un accord juste pour tous. L’accord exigera de fournir des options réelles pour les pauvres – passer à une énergie plus propre tout en respectant leur droit au développement. La question du droit au développement est essentielle même dans un monde en crise climatique ».
L’anormal devient la norme
La directrice du Centre for Science and Environment n’a pas hésité à tirer la sonnette d’alarme : « Aujourd’hui quand il pleut, il ne pleut pas, c’est un déluge». Au cours de la saison des moussons de 2019, l’Inde a observé plus de 1 000 cas de pluies abondantes et extrêmes ; de nombreux endroits ont reçu de 1 000 à 3 000 % de pluie en plus en une seule journée, par rapport à leur moyenne. Il y a donc eu des inondations. Mais pire encore, après les inondations, vient la sécheresse parce que les régions, les villes, les villages n’ont pas la capacité de capter la pluie car les systèmes de drainage, les étangs et les réservoirs ont été détruits. Ainsi, des inondations ont lieu en temps de sécheresse. C’est tout à fait anormal.
Inondations, typhons, cyclones, orages de poussières : les événements extrêmes deviennent un phénomène annuel en Inde. Ils détruisent les investissements gouvernementaux de développement. A mesure qu’ils arrivent plus fréquemment, il devient plus difficile pour les populations de survivre. Les gens sont forcés de se déplacer, d’émigrer d’abord vers les villes, puis vers d’autres pays.
« Le pire du débat porte sur l’immigration, c’est ignoble et cela ne fera qu’empirer à mesure que les changements climatiques feront pencher la balance encore plus loin. Cela renforce l’insécurité croissante et les débats polarisés dans le monde. »
L’enjeu principal est l’économie (et pas l’écologie)
La croissance est liée au climat, rappelle Sunita Narain. Aucun pays n’a encore appris à s’enrichir sans émissions. Actuellement, l’effort des Etats se concentre sur le maintien de coûts d’énergie bas, mais cela augmente la consommation et annule tous les efforts visant à réduire les émissions.
Sunita Narain prône une croissance partagée : « La lutte contre le changement climatique doit prendre en compte le partage de la croissance entre les nations et entre les peuples. Les riches doivent réduire et partager les émissions pour que les pauvres puissent grandir. Il faut créer un espace écologique ».
Selon le rapport 2018 du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) Emissions Gap Report, seules six des 20 premières économies du monde, qui sont responsables de 78 % des émissions mondiales, sont en bonne voie d’atteindre leurs objectifs de réduction d’émissions de CO2.
Cependant, même si toutes les Contributions déterminées au niveau National (CDN) sont atteintes, les températures moyennes mondiales augmenteraient encore de 3,2 degrés en 2100.
Ainsi, les CDN sont non seulement pas atteints mais également pas assez ambitieux et pas équitables d’après Sunita Narain.
« Les négociations devraient porter sur l’économie et non sur l’écologie. Le changement climatique est une question de croissance économique. Aucun pays n’a (encore) construit une économie à faible intensité carbonique. Les Etats agissent trop peu et trop tard. La convention de Rio signée en 1992 établissait des principes d’équité et d’action efficace. 25 ans plus tard, le monde est toujours en train de discuter, tergiverser et trouver des excuses pour ne pas agir. »
En guise de conclusion, Sunita Narain s’est arrêté brièvement sur le buzz qu’il y a actuellement autour du concept de «net zero». On parle de net zero lorsque la quantité d’émissions rejetées dans l’atmosphère est égale à la quantité extraite de l’atmosphère. Cela veut dire que les Etats peuvent continuer à émettre mais doivent aussi «nettoyer» – en plantant des forets, en pompant le CO2 dans le sol ou en achetant des émissions des pays en développement.
« Le net zéro est quelque chose dont nous devons vraiment commencer à discuter. Il y a de nouveaux enjeux qui sont en cours. Les terrains des pauvres sont l’option la moins chère pour planter des arbres mais ces arbres risquent de les priver de leurs habitats et moyens de subsistance. La seule option concluante est que les pays réduisent drastiquement les émissions et paient les coûts réels et qu’ils reconnaissent les droits des populations, en particulier des pauvres, à des moyens de subsistance. »
Down to Earth
Down to Earth est un magazine bimensuel qui vise à apporter des changements à la façon dont nous gérons notre environnement, à protéger la santé et à assurer les moyens de subsistance et la sécurité économique pour tous. Son objectif est d’apporter des nouvelles, des perspectives et des connaissances pour préparer à changer le monde.
Le magazine examine les façons dont les gens travaillent dans les forêts, les fermes et les usines pour faire une différence. Il essaye de voir comment ces expériences peuvent être mises à l’échelle. D’après la rédaction, la mise à l’échelle exige invariablement un changement dans une politique ou une réglementation. L’objectif est de fournir cette compréhension de l’impact.
Le magazine est diponible au CITIM et sur le site internet: https://www. downtoearth.org.in/