Fermeture des frontières et des aéroports, état d’urgence, couvre-feu ; mesures d’isolement, de confinement, de quarantaine… ces multiples décisions gouvernementales se sont avérées peu adaptées aux contextes locaux des pays en développement. La déstabilisation des chaînes d’approvisionnement, la fermeture des frontières des pays exportateurs et l’effondrement du commerce mondial, font peser une lourde menace pour la sécurité alimentaire dans nombre de pays, en particulier les pays subsahariens qui sont très dépendants d’importations alimentaires : en 2018, l’Afrique de l’Ouest a dépensé 4 milliards de dollars pour l’achat de riz en provenance d’Asie.
Les actuelles restrictions aux exportations imposées par des pays comme le Vietnam mettent en péril son approvisionnement, alors même que « La production mondiale de céréales et les stocks alimentaires sont à un niveau excellent », comme l’explique Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l’ONU sur l’extrême pauvreté et les droits humains (et ancien rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation) qui pointe du doigt les anomalies du système alimentaire mondial : « nous avons un système qui a encouragé chaque région à se spécialiser pour satisfaire les besoins du marché mondial ». L’Ukraine et la Russie fournissent le blé ; le Vietnam, l’Inde et la Thaïlande produisent du riz pour l’Afrique de l’Ouest, tandis que l’Europe l’inonde de lait en poudre réengraissé en matière grasse végétale. « Tout cela fonctionne bien… jusqu’au jour où les chaînes d’approvisionnement sont rompues pour des raisons climatiques, sanitaires, économiques ou encore géopolitiques. Et alors le système trahit au fond toute sa fragilité. »
Déjà présentes avant la crise de COVID-19, ces difficultés d’approvisionnement sur le marché mondial ont des conséquences tragiques lorsque les mesures de confinement restreignent les capacités de résilience du monde paysan; alors qu’ils représentent plus de 70% de la populations d’Afrique de l’Ouest, les paysans ne peuvent plus accéder à leurs terres pour les travailler, n’ont pas les moyens d’acheter leurs intrants, hypothéquant l’avenir de leur exploitation, tandis que leur approvisionnement sur les marchés locaux est rendu encore plus difficile par la hausse brutale des prix conjuguée à la chute de leurs revenus. D’innombrables îlots de pénurie liées à la rareté locale se créent.
C’est le lot des pays où règne l’économie informelle : si les individus ne peuvent plus sortir tous les jours pour gagner leur pain quotidien, tout se bloque : ils n’ont pas de réserves, pas de compte en banque, pas d’État qui paye le salaire que l’entreprise ne peut pas verser… :
Selon Olivier De Schutter, la récession économique qui se profile va affecter en premier lieu les « 4 milliards d’individus sur la planète [qui] vivent sans aucun filet social ».
De fait, les populations sont d’autant plus fragilisées par les conséquences de la pandémie que les Etats sont eux-mêmes en manque de capacité de financement : à la catégorie des pays les moins avancés, l’ONU ajoute désormais une autre catégorie, celle des pays « à faible revenu et à déficit vivrier (PFRDV) » qui concernait, en 2018, 51 pays dont 37 en Afrique ! Ces pays cumulent tous les handicaps, n’ayant pas de production vivrière suffisante pour assurer leur sécurité alimentaire, et pas non plus suffisamment de devises pour acheter sur les marchés extérieurs.
Dans un système alimentaire déjà en peine, le COVID 19 est un facteur aggravant: tout indique que les populations des pays déjà touchées par une situation de précarité alimentaire s’approchent du gouffre. L’urgence sanitaire ne doit pas occulter l’urgence de changer les règles du jeu du commerce mondial, ni masquer l’urgence de développement. Pour l’instant, les mesures prises pour lutter contre les conséquences économiques du COVID-19 ne font que renforcer les inégalités existantes entre les bénéficiaires de filets de protection que sont les citoyens des pays où les gouvernements ont la capacité de mettre en œuvre des politiques de relance, et le reste de la population mondiale qui doit comme toujours mais en pire, vivre au jour le jour, soit, pour beaucoup, sans lendemain.
Le sénégalais Mamadou Cissokho, leader paysan ouest-africain explique : « Quand la crise sanitaire est survenue dans les pays riches, une des premières préoccupations a été de nourrir la population, de faire des stocks, de fermer les frontières. Or, c’est tout ce qu’on nous empêche de faire ici. Nous n’avons aucun stock. Même les années où on produit bien, tout est bradé. La sécurité alimentaire de nos pays n’est pas garantie alors que nous avons un potentiel productif énorme ». Face à ce cercle vicieux que la pandémie renforce, Mamadou Cissokho s’irrite : Les fondamentaux ne changent pas, les gouvernements semblent coincés dans un système qu’ils ne maîtrisent pas (…) Nos politiques agricoles restent noyautées par les institutions internationales, les bailleurs de fonds et les multinationales de l’agroalimentaire. (…) Tout le monde vient vendre ses marchandises subventionnées chez nous, à des prix qui concurrencent désavantageusement nos propres produits. Nous devons être mieux protégés par des politiques régionales et nationales. (…) Nos producteurs n’ont besoin que de petits coups de pouce (accès au crédit à bas coût et à taux bonifié, subvention des intrants agricoles) pour être plus performants. À chaque fois qu’on les a appuyés, ils ont pu montrer leur potentiel. Après la crise alimentaire de 2007-2008 et l’instauration de subventions dans la filière riz au Mali, la production rizicole a augmenté de 30 %. Nous avons la possibilité de nourrir toute la population, y compris dans les capitales, j’en suis convaincu. » |