Entretien avec Antoniya Argirova, coordinatrice politique de l’ASTM.
Le rapport de l’ASTM « Entreprises de l’État au Luxembourg : des modèles en matière de droits humains ? » a analysé les politiques de 27 entreprises d’État (17 sociétés privées et 10 établissements publics) qui opèrent dans des secteurs économiques à risque en matière de droits humains. Ces entreprises répondent à 2 critères : 1) elles opèrent dans un secteur économique à risque en matière de droits humains (finances, construction, ICT, services, logistique) et l’État luxembourgeois détient la majorité ou la plus grande participation par rapport aux autres actionnaires.
Méthodologie
L’analyse est basée sur une méthode d’évaluation développée par la World Benchmarking Alliance: Corporate Human Rights Benchmark (CHRB) Core UNGP Indicator Assessment. Cette méthodologie permet d’obtenir une vue d’ensemble de la mise en œuvre des principales dispositions des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (PDNU) par les entreprises. Elle est composée de 12 indicateurs qui portent sur les trois domaines principaux des PDNU : A. les engagements politiques à respecter les droits humains, B. la diligence raisonnable en matière de droits humains et C. l’accès à des voies de recours. |
1. L’étude prend comme point de départ le PAN 2020-2022 (Plan d’action national du Luxembourg pour la mise en œuvre des Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme 2020-2022). Quelle est l’importance du PAN 2020-2022 dans le contexte actuel et comment s’inscrit-il dans l’étude ?
Le PAN est censé être l’expression de la stratégie du gouvernement dans le domaine des entreprises et des droits humains. En principe, il doit montrer comment l’État compte respecter son devoir de protéger les personnes affectées par les activités économiques tout au long de la chaîne de valeur des entreprises, c’est-à-dire ici mais aussi dans le Sud global. Il doit garantir que les entreprises assument leur responsabilité de respecter les droits humains découlant des Principes directeurs en adoptant une diligence raisonnable. Le plan doit également prévoir des mesures de réparation si des dommages sont causés suite aux activités des entreprises.
Le PAN 2020-2022 du Luxembourg comporte une vingtaine d’actions de nature très différente : de la sensibilisation et de la formation à l’étude de la possibilité de légiférer sur un devoir de vigilance pour les entreprises en matière de droits humains et d’environnement. Il reflète ainsi l’esprit des Principes directeurs qui préconisent la mise en place d’un « smart mix » de mesures : volontaires et contraignantes.
Le plan arrivant à son terme, il est devenu évident que l’État privilégie l’approche volontaire en ce qui concerne la mise en œuvre des Principes directeurs alors que la société civile dénonce depuis des années les limites et la lenteur de cette démarche. L’étude de l’ASTM confirme et justifie ces préoccupations.
Une des actions prévues dans le PAN concerne la mise en place de projets pilotes sur la diligence raisonnable en matière de droits humains dans les entreprises à participation majoritaire de l’État. Les résultats de l’étude montrent que la mise en œuvre volontaire des Principes directeurs par ces entreprises est globalement faible.
À présent, la société civile demande une évaluation indépendante du PAN par un expert externe car elle estime que l’instrument, dans son état actuel, n’est pas à la hauteur des défis auxquels le Luxembourg fait face. L’État manque d’outils pour pouvoir protéger les personnes affectées par les activités économiques. Cette impuissance est particulièrement tangible lorsqu’il s’agit d’agir dans des cas très concrets comme la disparition de deux défenseurs des droits humains au Mexique, Antonio Diaz et Ricardo Lagunes, qui s’est produite dans le cadre d’un conflit lié aux activités minières de l’entreprise Ternium établie au Luxembourg (voir encadré).
Disparition d’Antonio Diaz et Ricardo Lagunes
Le 15 janvier 2023, le véhicule d’Antonio Diaz et de Ricardo Lagunes a été retrouvé abandonné sur le bord d’une autoroute, criblé de balles. Ils ont disparu après avoir participé à une assemblée communautaire au cours de laquelle ils ont abordé des questions liées à l’exploitation de la mine de fer Las Encinas qui appartient à Ternium, une société holding dont le siège se trouve au Luxembourg. Depuis environ quatre ans, Ricardo Lagunes apportait un soutien juridique à la communauté afin d’obliger l’entreprise à respecter un accord conclu avec la population locale. Antonio Díaz Valencia a accompagné Ricardo dans le processus de documentation et dans l’établissement d’un dialogue avec la communauté. Malgré les appels pressants de la communauté internationale et du gouvernement luxembourgeois pour que les autorités mexicaines et la société Ternium fassent tout ce qui est en leur pouvoir pour retrouver les deux défenseurs, aucune information n’a été fournie aux familles jusqu’à présent. |
2. Pourquoi l’étude se concentre-t-elle uniquement sur les entreprises d’État ?
L’étude se concentre sur les entreprises d’État car elle est inspirée de la logique des Principes directeurs. Ces derniers mettent les entreprises publiques particulièrement en avant en précisant que les États doivent prendre des mesures plus rigoureuses pour exercer une protection contre les violations des droits humains lorsqu’il s’agit de leurs propres entreprises. C’est-à-dire, l’État doit donner l’exemple à travers les entreprises dans lesquelles il détient un pouvoir d’influence. Il y a plusieurs raisons pour être plus exigeant à l’égard de ces entreprises.
Tout d’abord, les entreprises d’État ont de plus en plus d’activités transnationales et opèrent dans des secteurs à risque en matière de droits humains.
Ensuite, l’État a une obligation légale de protéger contre les violations des droits humains en vertu du droit international. Une violation par une entreprise d’État peut également constituer une violation des obligations de droit international de l’État si les actes de l’entreprise peuvent lui être attribués.
Finalement, c’est aussi une question de crédibilité. L’État ne peut pas demander aux acteurs privés de respecter les droits humains si lui-même ne l’exige pas de ses propres entreprises.
3. Dans l’étude, les entreprises publiques sont définies comme des entreprises dans lesquelles l’État luxembourgeois détient la majorité ou la plus grande participation par rapport aux autres actionnaires. Existe-t-il des entreprises entièrement détenues par l’État ?
L’étude se concentre sur l’analyse des politiques en matière de droits humains de 27 entreprises d’État, dont 17 sociétés privées et 10 établissements publics. Les établissements publics sont détenus à 100% par l’État. En ce qui concerne les entreprises privées, il y en a six parmi les entités analysées qui sont détenues entièrement par l’État comme Lux Airport, Technoport ou LuxConnect. Malheureusement, même au sein des entreprises que l’État contrôle entièrement, la pratique d’une diligence raisonnable en matière de droits humains n’est pas suffisamment développée. Or, l’État peut facilement y remédier s’il y a une volonté politique.
4. Le rôle du secteur privé a été remis en question à plusieurs reprises dans le magazine Brennpunkt et de manière approfondie dans le dossier « Secteur privé à la rescousse : faire entrer le loup dans la bergerie ? » (BP316, février 2022). Le dossier aborde la tendance à confier au secteur privé des activités essentielles au fonctionnement de la société, par exemple les soins de santé, l’éducation, la sécurité, etc. Qu’est-ce que cela signifie en termes de respect des droits humains et de protection de l’environnement ?
L’ASTM exprime depuis des années ses préoccupations par rapport au fait de confier des missions d’intérêt général à des acteurs du secteur privé. Or, cette tendance ne cesse de prendre de l’ampleur. Récemment, un groupe d’organisations de la société civile, dont l’ASTM, a critiqué une campagne publique sur la « finance durable » lancée par la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF), le Ministère de la protection des consommateurs et les associations de lobbying du secteur financier, l’ABBL et l’ALFI. Les organisations ont dénoncé, entre autres, ce partenariat problématique car il représente un conflit d’intérêts avec la mission publique des entités étatiques en question.
D’ailleurs, l’étude de l’ASTM « Luxembourg’s financial sector and its human rights policies », publiée en 2022, pointait déjà du doigt la frontière un peu floue entre sphère publique et privée, notamment en ce qui concerne la finance durable ou inclusive. L’ASTM considère que l’État doit prendre ses responsabilités dans ce domaine et ne pas laisser le volant aux acteurs privés et aux lobbyistes. Il devrait prendre la tête de ces discussions et veiller à inclure toutes les parties prenantes, y compris les organisations de la société civile.
Or, la réalité est très différente. Depuis des années, on laisse le terrain libre aux acteurs privés de définir eux-mêmes leur responsabilité en matière de droits humains et d’environnement et de choisir leurs priorités en fonction d’opportunités économiques ou d’image. Le dernier exemple en vue est la création de la « House of Sustainability » par la Chambre de commerce et la Chambre des métiers. Elle propose des conseils et des services en matière de durabilité « en fonction des besoins des entreprises ». Il faut changer de perspective et l’État y a un rôle à jouer : la responsabilité en matière de droits humains et d’environnement des entreprises devrait avoir comme point de départ les besoins de la société et non pas ceux des acteurs privés.
5. Comment cette étude complète-t-elle la campagne de l’Initiative pour un devoir de vigilance lancée par 17 organisations, dont l’ASTM ?
Actuellement, il y a des négociations au sein de l’Union européenne concernant l’adoption d’une directive sur le devoir de vigilance qui rendra obligatoire le processus de diligence raisonnable pour certaines entreprises. Mais l’entrée en vigueur de cette directive et la transposition au Luxembourg risquent de prendre plusieurs années. Par ailleurs, les seuils de la proposition de directive concernant le nombre d’employés et le chiffre d’affaires sont très élevés et certaines entreprises d’État ne rentreront pas dans ces seuils.
L’ASTM considère donc qu’il faut rendre obligatoire le devoir de vigilance en matière de droits humains et d’environnement le plus vite possible dans les entreprises dans lesquelles l’État dispose d’un pouvoir d’influence suffisamment important. Tout comme l’Initiative pour un devoir de vigilance, nous appelons le prochain gouvernement à intégrer un tel engagement dans l’accord de coalition.
L’étude réitère également la demande de l’Initiative pour un devoir de vigilance d’adopter sans tarder une loi nationale sur le devoir de vigilance en respectant ainsi la volonté de 92% de la population au Luxembourg. Dans ce contexte, notre étude a pour objectif de renforcer le débat sur une loi nationale qui évolue très lentement car il y a une opposition extrêmement forte de la part de certaines associations patronales. Alors que l’opinion publique, voire certaines entreprises, semble favorable à l’adoption d’une législation, certains acteurs « recadrent » régulièrement les discussions avec des arguments comme « le level playing field » ou « l’impossibilité de le faire » en entravant ainsi l’émergence de nouvelles visions et pratiques. Pourtant, l’étude montre que les outils pour mener des activités économiques tout en respectant les droits humains et l’environnement sont là (ils sont d’ailleurs inspirés de processus d’entreprise existants). Ce qui manque, c’est la volonté politique de les imposer.
Résultats Principaux ● En général, l’engagement des entreprises d’État est très insuffisant. ● Les entreprises ont très peu de conscience de leur responsabilité en tant qu’acteurs économiques et de la nécessité d’identifier et d’évaluer systématiquement les risques de violations de droits humains dans la chaîne de valeur. ● Les mauvais résultats sont regrettables si l’on considère qu’il s’agit d’entreprises dans lesquelles l’État luxembourgeois, membre du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, dispose d’un pouvoir d’influence. ● Sur les 27 entreprises analysées, 18 ont obtenu 0 points, car elles n’ont publié aucun document faisant référence à la prise en compte des droits humains dans leurs activités. ● Aucune des entreprises examinées n’obtient ne serait-ce que la moitié des points à attribuer. Il n’existe donc pas actuellement des « leaders » parmi les entreprises analysées. ● Aucune entreprise ne démontre un alignement complet sur la responsabilité de respecter les droits humains telle que définie par les Principes directeurs des Nations Unies (PDNU). |
**Le rapport « Entreprises de l’État au Luxembourg : des modèles en matière de droits humains ? » (et les revendications aux acteurs politiques ainsi que les recommandations aux entreprises analysées) est disponible sur www.droitshumains-entreprises.org.