L’ancien président français Jacques Chirac déclarait en 1990 que « le multipartisme est une sorte de luxe que les pays en voie de développement n’ont pas les moyens de s’offrir », autrement dit, l’Afrique ne serait pas prête pour la démocratie. Bienvenue au pays de la colonialité.
Par honnêteté intellectuelle, rappelons que le même président Chirac fut frappé, dirait-on plutôt rattrapé, par la lucidité quand il déclara au sortir de sa présidence – une sorte d’amende honorable – que « on oublie seulement une chose. C’est qu’une grande partie de l’argent qui est dans notre porte-monnaie vient précisément de l’exploitation, depuis des siècles, de l’Afrique. Pas uniquement. Mais beaucoup vient de l’exploitation de l’Afrique. Alors, il faut avoir un petit peu de bon sens. Je ne dis pas de générosité. De bon sens, de justice, pour rendre aux Africains, je dirais, ce qu’on leur a pris. D’autant que c’est nécessaire, si on veut éviter les pires convulsions ou difficultés, avec les conséquences politiques que ça comporte dans un proche avenir ».
Point n’est besoin de se livrer un cours magistral d’histoire, tel dans un amphithéâtre, devant un auditoire avide de savoir, de connaissances sur la démocratie africaine. Il existe à foison une littérature dense et riche d’enseignement sur le sujet. Des dizaines d’auteurs, toutes spécialités confondues, se sont penchés sur la question tout au long des siècles. On pourrait ajouter les innombrables articles ou analyses publiés par des journalistes, témoins de l’évolution de l’humanité. Je vais, pour illustrer ces considérations, citer Achille Mbembe, professeur d’histoire, un des intellectuels africains le plus traduit au monde. Il disait que « les cultures africaines tolèrent plus ou moins l’idée de l’inégalité, mais les idées d’exclusion et de non partage y sont frappées d’anathème. Ces pratiques cultures, si elles étaient prises en compte, ouvriraient la voie à des schémas institutionnels capables d’inculturer la démocratie. (…) La question c’est de s’atteler à ce travail patient et critique d’invention de formes sociales d’échanges qui correspondent à la mémoire et aux pratiques des gens. Or pour le moment, l’affrontement politique en Afrique est un jeu à sommes nulles où le gagnant gagne et le perdant perd tout. »[1]
Mon propos se bornera à répondre à des assertions récentes, eu égard à l’enchaînement des coups d’Etat en Afrique, plus particulièrement dans sa partie ouest, et d’autres bouleversements politiques fâcheux dans la région, selon lesquelles la démocratie serait en recul, ou en danger, ou encore en train de mourir en Afrique. De l’Afrique n’est pas mûre pour la démocratie au recul de celle-ci sur le même continent pendant à peine trois décennies, il faut savoir.
Par souci d’éthique, je voudrais parler de l’Afrique de l’Ouest pour éviter tout réflexe de raccourci illégitime, mais aussi pour ne pas cautionner cette paresse intellectuelle ambiante qui voudrait que l’Afrique soit traitée comme un pays. De par mon rapport à ce continent, mais plus encore à sa partie occidentale, je pense et affirme que ces assertions sont trompeuses et tronquent la marche pluriséculaire des Peuples de ce continent vers la liberté. Elles portent des prémisses erronées qui ne peuvent conduire qu’à des conclusions tout aussi fausses.
La question qui vaille, et qui sera en même temps une réponse auxdites affirmations, c’est : avant que la démocratie en Afrique contemporaine ne meure, y a-t-elle vraiment déjà existé ?
On pourrait la décliner en plusieurs questions : les populations des pays de l’Afrique de l’Ouest ont-elles goûté à la saveur d’un Etat de droit ? Les pays francophones de l’Afrique de l’Ouest, en particulier, ont-ils instauré des institutions fortes et stables pouvant garantir les valeurs et principes démocratiques ?
A la vérité, la majeure partie des peuples/citoyens de cette région ne partage pas le narratif d’une démocratie « qui se meurt ». Pour eux, la réalité démocratique n’est qu’un leurre dans leurs contextes. Ce qui s’y vit depuis les années 90, c’est ce qu’on appelle une « démocrature » qui est définie dans le Larousse comme un « régime politique qui, tout en ayant certains attributs de la démocratie, comme le pluripartisme, n’en est pas moins dirigé d’une façon autoritaire, voire dictatoriale. Il remet en cause l’État de droit ». Il s’agit donc d’un simulacre de démocratie. Dans sa conception de « régime politique dans lequel la dévolution du pouvoir d’État est soumise au vote dans des conditions transparentes de concurrence et de participation »[2], la démocratie est encore une utopie pour ces peuples.
Certes, l’ère « démocratique » contemporaine dans la sous-région, et dans toute l’Afrique en général à quelques rares exceptions près, fut lancée par les ex-colonisateurs. Il nous souvient le « Discours de la Baule » prononcé en 1990 par François Mitterrand, alors président de la République française, « décrétant » l’avènement de la démocratie en Afrique francophone. Après le « cadeau » des « indépendances », nous voici à l’étape du « présent » démocratique. C’est à cette même période que M. Chirac a, quant à lui, pensé que la démocratie serait un luxe pour les Africains. Je laisse les deux ex-présidents, là où ils se trouvent, trouver un terrain d’entente.
Depuis les années 90, dans la grande majorité des pays de l’Afrique de l’Ouest, surtout francophone, c’est la démocrature qui est érigée en système de gouvernance. « Pour l’Afrique, la démocratie n’est que tragédie. Elle tue. Autant que le paludisme si ce n’est plus. On pourrait même s’approprier la pensée de Jaurès en affirmant qu’en Afrique : la démocratie porte en elle la guerre comme la nuée porte l’orage. »[3]
La réalité démocratique ouest-africaine, depuis les « indépendances » jusqu’aujourd’hui en passant par les années 90 de fortes pressions populaires du fait de ses dirigeants, peut se résumer à la formule suivante : élections, contestations, répressions, dialogues. Et le cycle reprend à intervalle régulier. Les conflits électoraux ou encore les luttes pour le pouvoir d’Etat sont la manifestation de la vie politique dans ces régions.
L’existence de cette « démocrature » est aussi une caractéristique de la colonialité. Après les « indépendances », les ex-colonisateurs ont placés et/ou soutenu des régimes militaires mais aussi quelques civils autocrates à la tête de ces jeunes Etats, à travers lesquels, ils ont maintenu leur influence dans la région ; c’est ce qu’on a appelé le néocolonialisme, qui était à ses débuts.
Au début des années 90, les jeunesses, surtout estudiantines, et la nouvelle génération des classes politiques se sont soulevées partout pour dire non aux dictatures et autocraties. Elles aspiraient à la démocratie, à l’Etat de droit, au respect des droits et libertés fondamentaux. Cette fois encore, les peuples se sont fait avoir. De nouveaux régimes, civils cette fois-ci, ont prospéré, mais ont feint d’instaurer la démocratie. Sauf que, derrière eux, il y avait toujours la main des ex-puissances coloniales. Ils sont donc devenus des affairistes bon gré mal gré, manœuvrant pour des intérêts impérialistes, coloniaux, mais aussi pour les leurs propres. C’était des « démocratures ». Les rares dirigeants de cette typologie qui ont voulu ou essayé de s’affranchir de ces entraves hégémoniques des anciens maîtres ont été soit tués, soit contraints à l’exil à vie. Le cas du président congolais Pascal Lissouba, porté au pouvoir en août 1992 par la volonté émancipatrice de ses concitoyens puis renversé par l’ancien régime militaro-autocratique et la Françafrique en octobre 1997 avec le soutien financier et matériel d’Elf, en est une parfaite illustration.
Les Etats ouest-africains, pour ne pas dire dans l’Afrique globalement, souffrent profondément de l’inexistence d’institutions fortes et stables. C’est un des pas fondamentaux à franchir pour passer des « démocratures » à des démocraties. « Beaucoup d’Africains luttent pour vaincre les forces qui les maintiennent dans le provisoire. Des institutions stables constitueraient un des paravents contre cette existence précaire. Pour le moment, la vie de beaucoup de gens se déroule soit dans l’instant, soit dans le passé. Le futur est une denrée rare en Afrique. »[4]
Il est aussi une réalité que de très rares exceptions démocratiques existent dans la région et au-delà, si on croise les indicateurs de la maturité électorale et économique. On peut citer le Bénin, le Cap Vert, le Ghana et le Sénégal (qui a tangué ces quinze dernières années). Ailleurs sur le continent, il y aussi les exemples de l’Île Maurice, de la Namibie, du Botswana, de l’Afrique du Sud, de Sao Tomé-et-Principes. Même dans les pays de la première liste, qu’on peut qualifier de démocratiques, la culture de l’Etat de droit et du respect des institutions demeure fragile comme nous l’avons récemment vécu au Sénégal où, comme son prédécesseur, le président sortant, M. Macky Sall a failli détruire les acquis démocratiques. Il ne faudra donc pas que les cas rarissimes soient l’arbre qui cache la forêt. Les Peuples de l’Afrique de l’Ouest courent toujours après la démocratie, peinent à accéder à l’émancipation.
Les successions de coups d’Etat en Afrique de l’Ouest et ailleurs, la montée en puissance d’un néosouverainisme populiste confondu à tort au panafricanisme, l’adoubement des « hommes forts et viriles » des nouveaux régimes militaires affichant ostentatoirement un rejet scénarisé de la France et des impérialistes, sont « l’effet pervers des longues années de glaciation autoritaire. »[5] mais aussi la manifestation de la « haine de l’Occident » dont parlait Jean Ziegler. Dans ces pays, « la démocratie électorale n’apparaît plus comme un levier efficace des changements profonds auxquels aspirent les nouvelles générations. Truquées en permanence, les élections elles-mêmes sont devenues la cause des conflits sanglants. »[6]. La démocratie électorale est entendue ici comme la démocrature.
Pour conclure, je dirais que l’Afrique de l’Ouest francophone, du moins contemporaine, n’a pas encore connu véritablement la démocratie. Des forces et intérêts internes mais aussi externes, d’habitude très entreliés, font tout pour maintenir ces pays dans des situations de non droit afin de pouvoir en tirer des profits sans le contrôle des citoyens. Or les peuples, les citoyens, aspirent vraiment à la démocratie, à l’État de droit, à la participation, au respect de leurs droits et libertés fondamentaux.
Certes, la démocratie n’est pas la panacée ; les pires « bêtises » humaines – le nazisme, les deux guerres mondiales, etc. – nous appellent à une certaine clairvoyance et prudence. Mais toujours est-il que le système qui, jusqu’à présent, offre des meilleures garanties au respect des droits humains, à l’Etat de droit, c’est la démocratie. Encore faut-il que l’autodétermination des peuples ouest-africains et africains advienne, réellement, et prenne le pas sur la gloutonnerie vorace et hégémonique des impérialistes néocoloniaux et autres suppôts locaux encore plus responsables. Une convergence des luttes des progressistes de par le monde, la solidarité anti-impérialiste, les défenseur.e.s des droits humains de partout doivent apporter un soutien franc et massif à ces peuples encore meurtris et martyrisés, mais toujours déterminés, pour qu’enfin, la démocratie s’installe dans la durée, afin que ceux-ci aussi puissent s’épanouir là où ils se trouvent.
Notes :
[1] Bernard, P., « Les Africains sont-ils mûrs pour la démocratie ? », Le Monde, 17 octobre 2011, https://www.lemonde.fr/idees/article/2011/10/17/les-africains-sont-ils-murs-pour-la-democratie_1589023_3232.html (consulté le 5 juin 2024).
[2] Boko, F., L’Afrique n’est pas prête pour la démocratie, in Courade Georges (dir.). L’Afrique des idées reçues, Paris : Belin, 2006, p. 197-204.
[3] Kabango, C., « ‘La démocratie est un luxe pour les Africains’ : Jacques Chirac », Le Club de Mediapart, 30 septembre 2019, https://blogs.mediapart.fr/charles-kabango/blog/280919/la-democratie-est-un-luxe-pour-les-africains-jacques-chirac (consulté le 5 juin 2024).
[4] Bernard, P., « Les Africains sont-ils mûrs pour la démocratie ? », Le Monde, 17 octobre 2011, https://www.lemonde.fr/idees/article/2011/10/17/les-africains-sont-ils-murs-pour-la-democratie_1589023_3232.html (consulté le 5 juin 2024).
[5] Mbembe, A., « La France est devenue un acteur secondaire », L’Histoire, n° 518 – avril 2024, p. 56
[6] Idem