L’aide au développement : perspectives et risques aux niveaux mondial, européen et national

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Lors du Forum économique mondial de Davos en 2024, le président (et rédacteur en chef) de Devex, Raj Kumar, a présenté un panel intitulé « Le système humanitaire sous pression »[1]. Il a noté que « les humanitaires (…) donnent l’impression de ne jamais s’être sentis aussi sollicités. Leurs institutions se sentent dépassées. ». Selon M. Kumar, le monde se trouve dans « un état de crises humanitaires croissantes » et les impacts peuvent être ressentis même dans les « économies avancées des pays riches » qui ont évolué avec Covid-19 et après, avec l’augmentation du coût de la vie, les impacts de la crise climatique, et les conflits tels que la guerre en Ukraine.

L’un des intervenants, Kitty Van der Heidjen, directrice générale adjointe des partenariats à l’UNICEF, a reconnu la nécessité d’aller au-delà de l’aide humanitaire pour s’attaquer aux causes profondes des crises. En d’autres termes, elle a lancé un appel pour que l’aide au développement, plus particulièrement l’aide publique au développement (APD), soit utilisée pour trouver des solutions durables à long terme. Les trois intervenants ont souligné la nécessité d’augmenter le financement, le défi de sa distribution équitable et l’importance de la société civile locale dans sa mise en œuvre. David Miliband, président et directeur général de l’International Rescue Committee, a indiqué qu’à son avis, la politisation de l’aide est le défi le plus difficile à relever.

Le sentiment de pression n’est pas propre à l’aide humanitaire.

Face à l’aide sous pression

Aide sous pression[2] est le titre d’un rapport des Nations unies publié en avril 2024 sur l’APD mondiale pour l’année 2022. Le rapport souligne l’importance de l’APD en tant que « source de financement extérieur la plus stable et la plus prévisible pour les pays en développement, en particulier en période de crise ».

L’aide publique au développement (APD) est définie comme l’aide gouvernementale destinée à promouvoir le développement économique et le niveau de vie des pays en développement. Les prêts et les crédits à des fins militaires sont exclus. L’aide peut emprunter la voie bilatérale, de donateur à bénéficiaire, ou transiter par un organisme multilatéral d’aide au développement, telle que les Nations unies ou la Banque mondiale. Source : Bibliothèque de l’OCDE.

 

L’APD mondiale a atteint un pic en 2022, totalisant 287 milliards de dollars (aux prix constants de 2021). Cela représente une augmentation impressionnante de 22 % par rapport à 2021. Pourtant, ce montant reste en deçà de l’objectif de développement durable (ODD) 17, qui consiste à fournir une APD équivalente à 0,7 % du revenu national brut (RNB). Deux éléments sont particulièrement remarquables. D’une part, l’APD des donateurs du Comité d’aide au développement (CAD) est restée inférieure à l’objectif de l’ODD n° 17 ; il manque l’équivalent de 143 milliards de dollars. D’autre part, l’APD subit des changements qui peuvent entraver le développement durable. Ces changements dans l’APD semblent être une conséquence des crises, du remaniement des priorités et de la création de nouvelles demandes.

Le Comité d’aide au développement (CAD) est un comité international agissant sous les auspices de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).  Le CAD compte actuellement 32 membres.  Source : OECD, Development Assistance Committee

 

Il est étonnant (ou non) de constater que l’APD aux pays en développement a diminué de 2 % (par rapport à 2021) malgré le pic mondial de cette aide en 2022 : « Les flux d’aide aux régions en développement ont chuté de 4 milliards de dollars. » Cette baisse « a affecté la majorité des pays en développement, dont 24 [pays les moins avancés] (PMA) et 15 petits États insulaires en développement (PEID) ». En revanche, l’APD destinée aux pays développés a augmenté de 338 % au cours de la même période. L’augmentation globale de l’APD est due à deux éléments : 28 milliards de dollars ont été alloués aux pays développés en 2022, et 20 milliards de dollars ont été alloués aux demandeurs d’asile et aux réfugiés dans les pays donateurs (en grande partie sous la rubrique des bénéficiaires « non spécifiés »).

Les Nations unies mettent en avant trois changements :

1. Bien que les bailleurs multilatéraux (tels que les Nations unies) aient augmenté leur soutien pendant les crises, les bailleurs bilatéraux représentent toujours la plus grande part de l’APD.

Alors que les bailleurs bilatéraux ont diminué leur APD aux régions en développement (les membres du CAD l’ont baissé de -6%, pour un montant de 105 milliards de dollars, et les pays non membres du CAD l’ont baissé de -5%, pour un montant de 16 milliards de dollars), seuls les bailleurs multilatéraux ont augmenté leur contribution de 7% pour atteindre 50 milliards de dollars.  Parmi les bailleurs bilatéraux, les membres du CAD restent la principale source d’aide aux pays en développement. En 2022, 61 % de l’APD aux pays en développement a été fournie par les membres du CAD, contre 76 % en 2012. Les bailleurs multilatéraux ont gagné en importance depuis la pandémie de COVID-19, leur part passant de 23 % en 2012 à 29 % en 2022.

Le plus grand donateur bilatéral aux pays en développement est l’Union européenne, qui représente 41 % de l’ensemble de l’APD bilatérale destinée à ces pays en 2022.

2. L’APD passe des dons aux prêts, ce qui alourdit le fardeau de la dette des pays en développement.

Selon le rapport, « l’APD est de plus en plus fournie sous forme de prêts concessionnels plutôt que de dons ». En 2022, les dons d’APD aux pays en développement ont diminué de 8 % (109 milliards de dollars) et les prêts ont augmenté de 11 % (61 milliards de dollars) par rapport à 2021. Dans l’ensemble, la part des dons dans l’APD au niveau mondial a diminué de manière significative (de 68 % en 2021 à 63 % en 2022). Il convient de noter que les prêts sont de plus en plus privilégiés dans toutes les régions en développement : en Amérique latine et dans les Caraïbes, les prêts d’APD représentent maintenant 49 %, en Asie et en Océanie 40 % et en Afrique 29 %.

Compte tenu du surendettement croissant et de la hausse des taux d’intérêt sur les marchés internationaux, l’augmentation de la part des prêts dans l’APD suscite des inquiétudes : « L’APD génératrice de dette aggrave la viabilité de la dette ». En particulier pour les pays à haut risque déjà confrontés au surendettement, les prêts représentent une charge importante dans le contexte des luttes budgétaires de l’après-Covid-19 et du resserrement monétaire mondial.

3. La nécessité de répondre aux crises exerce une pression sur le financement du développement durable.

Les crises multiples, accompagnées de « la nécessité de réponses d’urgence, entrent en concurrence avec les priorités de développement à long terme ». Ce défi a été mis en avant par M. Van der Heidjen lors du panel de Davos mentionné dans l’introduction. Alors que l’aide humanitaire a été l’élément de l’APD ayant connu la croissance la plus rapide au cours de la dernière décennie et a été la troisième composante de l’APD pour les régions en développement en 2022, « l’APD pour les actions liées à la dette a atteint un niveau historiquement bas en 2022 ». Ce niveau historiquement bas signifie une diminution du pic de 48 % de l’APD totale pour les actions liées à la dette dans les pays en développement en 2006 à 0,2 % (0,3 milliard de dollars) en 2022.

Selon le rapport, « les pays les plus pauvres du monde n’ont pas été épargnés par le paysage difficile de l’aide » : une diminution de -4% en 2022 (le niveau le plus bas depuis une décennie). Le secteur qui a connu la plus forte baisse dans les PMA pour la période 2012-2022 est l’APD pour les opérations liées à la dette (-17 % par an en moyenne), ce qui rend les PMA plus dépendants des prêts de l’APD.

Outre les trois changements susmentionnés, le rapport de l’ONU considère l’alimentation, l’énergie et la dette comme d’importants canaux de transmission des crises, surtout pour les PMA. En 2022, l’APD pour le développement agricole a stagné (l’aide alimentaire a continué d’augmenter, l’APD est passée de la sécurité alimentaire à l’aide alimentaire) et l’APD pour les actions liées à la dette a atteint son niveau le plus bas. L’APD dans le domaine de l’énergie a atteint un niveau record pour les énergies renouvelables.

Au-delà de la pression générale sur l’APD signalée par les Nations unies, des ONG s’inquiètent de l’instrumentalisation de l’aide.

La tendance à l’instrumentalisation de l’aide au sein de l’UE

Coordination SUD a publié une note d’orientation en décembre 2023 (dans le contexte des élections européennes) dans laquelle elle affirme que l’instrumentalisation de l’aide « consiste à subordonner et conditionner les politiques de solidarité internationale de l’UE à d’autres intérêts politiques, tels que les politiques migratoires, commerciales ou militaires ».[3]  Ce risque au niveau de l’UE se réfère à trois aspects :

Le contrôle des migrations : cette tendance est devenue évidente depuis l’adoption du Plan d’action de La Valette en 2015 en tant que stratégie de développement clé de l’UE. Elle s’est ensuite concrétisée par la création de fonds d’urgence, tels que le Fonds fiduciaire d’urgence (FFU), pour « répondre aux défis des mouvements migratoires » qui ont été « déployés pour contrôler et limiter les migrations dans les pays tiers ». Plus de 5 milliards d’euros avaient été alloués pour une période de 6 ans. La déclaration UE-Turquie de 2016, qui conditionne l’aide au développement à la coopération de la Turquie en matière de retour et de réadmission des migrants, en est un exemple. Cette condition a été renforcée par « le Règlement du principal instrument de développement de l’UE, le NDICI-GE [(Instrument de Voisinage, de Coopération au Développement et de Coopération Internationale)] » en 2021 (environ 7,9 milliards d’euros). Une étude d’Oxfam EU confirme l’orientation sécuritaire des projets depuis 2021 au Niger, en Tunisie et en Libye.

L’aide humanitaire : L’aide humanitaire de l’UE risque de ne pas respecter les quatre principes de l’aide humanitaire, à savoir l’humanité, la neutralité, l’impartialité et l’indépendance qui devraient la « préserver des considérations économiques, militaires, politiques et autres ». Selon le document, « des déséquilibres de financement sont constatés entre les crises et s’expliquent notamment par les priorités données à certaines zones par les bailleurs ». Dans le contexte de la lutte légitime contre le terrorisme par le biais de régimes de sanctions et de mesures restrictives, l’exemption humanitaire (dans les régimes de sanctions et le droit pénal) reste cruciale.

Les intérêts économiques privés : L’approche « Team Europe » et la stratégie « Global Gateway » suscitent des inquiétudes « car elles brouillent les frontières entre intérêts géopolitiques et objectifs de développement ». D’une part, la stratégie du « Global Gateway » n’a pas de mandat clair en matière de développement et est porteuse « d’ambitions parfois contradictoires, favorisant les intérêts commerciaux, financiers et de politique étrangère ». Elle vise à « mobiliser les financements privés pour le développement » par le biais d’une approche mixte. Selon le document, « l’utilisation conditionnelle de l’APD pour attirer des investissements privés tend à orienter l’aide vers les pays à revenu intermédiaire au détriment des plus pauvres » et conduit à concentrer « les fonds sur les secteurs lucratifs plutôt que sur les services sociaux de base ». Le Business Advisory Group (BAG) joue un rôle prépondérant, renforçant les inquiétudes concernant « l’influence excessive du secteur privé européen, risquant de favoriser les entreprises européennes au détriment des acteurs et actrices locales et de la réduction de la pauvreté ».

Session d’ouverture du Forum d’affaires Union européenne-Amérique latine. Bruxelles, Belgique. Ricardo Stuckert PR

Et au Luxembourg

Pour sa part, le Luxembourg a respecté son engagement en 2022, comme le montre le rapport AidWatch 2023 par CONCORD publié en octobre 2023[4] :

En  2022, l’APD du Luxembourg s’est élevée à 476 millions d’euros (10,5 % de plus qu’en 2021) et a continué à représenter 1 % du RNB.[5]

Le Luxembourg a diversifié ses partenariats de coopération en Afrique et en Amérique centrale. De nouveaux accords-cadres de coopération ont été signés avec le Rwanda, le Bénin et le Costa Rica. Le Grand-Duché continue de respecter son engagement de consacrer au moins 0,2 % de son RNB aux PMA et plus de six des dix pays partenaires sont des PMA. En 2022, le budget alloué aux organisations multilatérales a augmenté, avec notamment la signature d’un premier accord-cadre pluriannuel pour la période 2023 – 2025 avec ONU Femmes. La Direction de la coopération au développement a publié une nouvelle stratégie pour l’action humanitaire en 2022. Cette stratégie engage le Luxembourg à allouer au moins 15 % des ressources de l’APD à des fins humanitaires. L’aide humanitaire, qui est incluse dans la coopération bilatérale, a représenté 17,39 % de l’APD en 2022, soit une augmentation de près de 4 % par rapport à 2021.

Le Luxembourg reste déterminé à consacrer 1 % de son RNB à l’APD, en se concentrant sur des domaines clés tels que le financement du climat et les coûts des réfugiés dans les pays donateurs, l’APD sous forme de dons, le financement des organisations de la société civile (OSC) et le financement des PMA).

Les relations entre le gouvernement et la société civile

Les relations entre le ministère des affaires étrangères et européennes (MAEE) et les ONG sont ouvertes et franches. Un groupe de travail composé d’ONG et le MAEE se réunit régulièrement et constitue un forum de discussion. Les ONG sont invitées à faire des propositions pour l’ordre du jour et elles sont consultées lorsque de nouvelles stratégies ou de nouveaux outils sont développés par le MAEE. Toutefois, les processus de participation pourraient être optimisés et les informations partagées en temps opportun afin de permettre une participation plus significative et substantielle des ONG.

De même, les processus de consultation pour les programmes indicatifs de coopération et les stratégies par pays devraient être plus inclusifs à l’avenir, afin que les OSC des pays partenaires et les ONG luxembourgeoises puissent participer de manière constructive au processus de programmation de l’aide.

Recommandations que le Cercle de Coopération a émises dans le cadre du rapport:

  • Poursuivre la réflexion sur la localisation de l’aide et développer de nouveaux instruments financiers pour soutenir le financement de base des OSC locales du Sud global, en particulier les organisations de défense des droits des femmes (ODF).
  • Ouvrir un cadre de réflexion multi-acteurs sur la financiarisation du développement international.
  • Améliorer le débat et l’évaluation des questions de cohérence politique au sein du gouvernement et permettre une plus grande contribution de la société civile aux débats actuels, y compris la discussion sur la façon dont le centre financier luxembourgeois a un impact sur la mobilisation des ressources nationales dans les pays du Sud global.
  • Rester attaché à la quantité et à la qualité de l’APD sous le nouveau gouvernement qui a été formé après les élections nationales de 2023.

 


Notes:

[1] Les trois intervenants étaient Filippo Grandi, 11e Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés, Kitty Van der Heidjen, directrice générale adjointe pour les partenariats à l’UNICEF, et David Miliband, président et directeur général de l’International Rescue Committee.

[2] Nations unies, AID UNDER PRESSURE: 3 accelerating shifts in official development assistance, avril 2024, https://unctad.org/system/files/official-document/un-gcrg-oda-report_en.pdf (consulté le 4 juin 2024).

[3] Coordination Sud, Pour lutter contre les risques d’instrumentalisation de l’aide publique au développement, décembre 2023, https://www.coordinationsud.org/document-ressource/pour-lutter-contre-les-risques-dinstrumentalisation-de-laide-publique-au-developpement/ (consulté le 4 juin 2024).

[4] CONCORD, AidWatch 2023 : Bursting the ODA inflation bubble, p. 52, 2023 https://aidwatch.concordeurope.org/2023-report/ (consulté le 4 juin 2024).

[5]  Selon le Cercle, ce chiffre correspond au calcul effectué par l’équipe de consultants afin d’obtenir l’aide réelle. Le chiffre de l’APD luxembourgeoise dans le rapport annuel de la coopération est lui de 503,87 millions d’euros.

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