Imaginez un monde où l’aide destinée aux plus démunis se transforme en opportunité d’affaires pour les grandes entreprises. Ce scénario, loin d’être une fiction dystopique, devient une réalité de plus en plus tangible. L’implication croissante du secteur privé dans l’aide publique au développement (APD) soulève de sérieuses inquiétudes. Elle ne doit en aucun cas se faire au détriment du rôle des organisations de la société civile, directement au service d’un développement durable et incluant les populations vulnérables.
Les gouvernements, confrontés à des contraintes budgétaires, voient dans le secteur privé une solution miracle. On nous vante ses capacités d’investissement et son efficacité supposée. Mais ces promesses alléchantes recouvrent une réalité bien moins reluisante. Derrière des termes comme « mobilisation des ressources privées », « financements mixtes », « partenariats publics-privés » et « investissement à impact social » se cache une réalité plus complexe, où les intérêts commerciaux s’entremêlent aux objectifs de développement, créant ainsi une confusion sur les priorités réelles de l’APD. Selon le réseau européen CONCORD, les mécanismes favorisant l’intégration du secteur privé dans l’APD réduisent les fonds alloués aux pays les moins avancés et aux organisations de la société civile (OSC) locales . En effet, ces initiatives privilégient les pays à revenus intermédiaires, plus attractifs pour les investisseurs privés, tout en laissant de côté les communautés les plus marginalisées. La logique de profit, inhérente au secteur privé, engendre des conflits d’intérêts majeurs : les priorités commerciales prennent le pas sur les besoins des populations vulnérables.

Un coût social, environnemental et démocratique élevé
L’implication du secteur privé dans les projets d’aide publique comporte des risques économiques, sociaux, environnementaux et de gouvernance, souvent en décalage avec l’intérêt public.
D’un point de vue économique, la recherche de profit peut primer sur le bien-être collectif, créant des conflits d’intérêts puisque les objectifs, les priorités et les horizons temporels du secteur privé à but lucratif sont très différents de ceux des gouvernements. Sur le plan social, cette orientation favorise parfois les inégalités en excluant les populations vulnérables, particulièrement dans les partenariats public-privé qui privilégient le retour sur investissement. L’accent mis sur l’efficacité et la rentabilité dans la fourniture des services peut (in)volontairement négliger les besoins des communautés marginalisées, ce qui conduit à l’exclusion sociale, et peut aggraver les inégalités et rendre inéquitable l’accès aux services essentiels .
Sur le plan environnemental, la quête de rentabilité peut conduire à une exploitation non durable des ressources naturelles, au mépris des impacts locaux. Quant à la gouvernance, le manque de transparence et de consultation des communautés bénéficiaires renforce les déséquilibres de pouvoir, socialisant les pertes tout en privatisant les bénéfices .
Le Global Gateway : un cheval de Troie européen ?
La stratégie Global Gateway de l’Union européenne (UE), en utilisant le secteur privé pour financer des projets de développement, illustre les risques liés à la privatisation au sein de l’APD. Derrière ses promesses alléchantes, la stratégie Global Gateway de l’UE cache une réalité bien moins reluisante. Présentée comme une alternative « durable » à l’initiative chinoise « Belt and Road », elle favorise en réalité les intérêts européens au détriment des priorités locales. En visant à mobiliser des capitaux privés pour financer des infrastructures et stimuler les réformes pro-investissements, cette initiative favorise souvent les intérêts commerciaux de l’UE au détriment des priorités locales des pays du Sud.
Un récent rapport d’Eurodad, Counter Balance et Oxfam , analysant la stratégie et les projets du Global Gateway, montre que le soutien d’entreprises privées entraîne une tendance à privatiser les infrastructures publiques dans les pays du Sud, alourdit le fardeau de la dette et éloigne les pays bénéficiaires de leurs propres objectifs sociaux et économiques. Selon cette même étude, sur 40 projets phares de la stratégie Global Gateway analysés, 25 ont bénéficié à au moins une entreprise européenne. L’étude souligne également des inquiétudes quant à l’impact très faible de ces projets sur la réduction de la pauvreté. En outre, des risques pour les droits humains et l’environnement émergent, comme le montre l’accord sur les matières premières entre l’UE et le Rwanda, qui pourrait aggraver les conflits en République démocratique du Congo.
Le manque de transparence et de consultation démocratique accentue les tensions : la société civile et les pays bénéficiaires sont largement exclus du processus décisionnel, tandis que les entreprises européennes le dominent. Résultat : les projets peinent à répondre aux objectifs de développement durable et d’éradication de la pauvreté.
Lutte contre la pauvreté ou recherche de profit : quelle vision pour le Luxembourg ?
Malgré les défaillances nombreuses de cette stratégie européenne, l’actuel gouvernement luxembourgeois entend soutenir « (…) pleinement l’initiative Global Gateway afin d’accroître le poids géopolitique de l’Union européenne ». Dans la même lignée, il estime que « les capacités et les compétences du secteur privé luxembourgeois (…) pourront être mises à profit des efforts de lutte contre la pauvreté extrême et la réalisation des objectifs de développement durable » notamment par « une mise en réseau accrue entre l’économie et la coopération » .
Même si l’exemple suivant de Socfin au Cambodge n’est pas directement lié à un projet d’aide publique au développement, il illustre bien les possibles dérives de l’implication du secteur privé dans l’aide au développement. Entre 2008 et 2013, cette entreprise luxembourgeoise spécialisée dans l’huile de palme et le caoutchouc a obtenu 3 concessions foncières économiques dans une zone où vivaient des communautés indigènes Bunong. Ces terres, inéligibles pour une telle exploitation selon la législation cambodgienne, ont été transformées en plantations, détruisant ainsi les moyens de subsistance locaux.
Pour tenter de résoudre ce conflit, le projet « Mekong Region Land Governance », financé entre autres par le Luxembourg, a initié un processus de médiation. Cependant, ce processus s’est déroulé dans une opacité quasi totale, Socfin ayant imposé un accord de confidentialité qui a empêché l’accès à l’information, même pour de nombreuses familles Bunong concernées. Les accords finaux, favorables à l’entreprise, ont officialisé le maintien de la situation, sans restitution des terres ni véritable compensation, en échange de promesses vagues de « développement communautaire ».
Cet exemple montre comment des déséquilibres de pouvoir entre entreprises et communautés locales, associés à une faible transparence et à l’absence de contre-pouvoirs publics, peuvent rendre inefficaces même des tentatives de médiation, lorsqueces déséquilibres ne sont pas assez bien pris en compte dès le départ. Ainsi, ce processus a finalement servi les intérêts de l’entreprise, tout en laissant les communautés sans réparations réelles pour les préjudices subis.
Conditions pour une intégration responsable du secteur privé
Le secteur privé peut, dans certains contextes et avec un cadre réglementaire et des mécanismes de contrôle adéquats, contribuer au développement durable, notamment à travers le paiement d’impôts qui peuvent aider les gouvernements à fournir des services publics essentiels. Toutefois, le recours à l’aide publique au développement pour subventionner l’engagement du secteur privé dans le développement présente également des risques importants, comme le risque de détourner les fonds dédiés à l’APD de leur mandat principal qui est l’éradication de la pauvreté et l’amélioration de l’accès aux services sociaux de base. Les financements publics peuvent jouer un rôle important en orientant les investissements privés vers des secteurs où ces derniers seraient normalement réticents à s’engager. Ils peuvent notamment encourager les investisseurs privés à investir davantage dans des projets qu’ils pourraient juger trop risqués autrement. Cependant, pour garantir une collaboration efficace, il est essentiel de mettre en place un cadre réglementaire solide, d’établir des critères clairs pour l’engagement du secteur privé et de maintenir une distinction nette entre l’APD et les transactions commerciales.
Si le gouvernement luxembourgeois souhaite une plus grande implication du secteur privé dans la coopération, il faudra veiller à ce que le soutien aux instruments du secteur privé ne se fasse pas au détriment des principes de la Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide au développement et que ces instruments ne soient utilisés que là où il existe des preuves tangibles de leur valeur ajoutée (que ce soit en termes d’additionnalité financière ou de développement), pour éviter le risque de détourner des ressources publiques rares de la réduction de la pauvreté et du développement durable.
Renforcer le rôle des OSC
Contrairement aux acteurs commerciaux, les organisations de la société civile (OSC) se démarquent par leur dévouement envers l’intérêt public et leur orientation vers le développement durable. Alors que les acteurs commerciaux cherchent principalement à atteindre des objectifs économiques, les OSC mettent en avant des valeurs humanitaires et sociales, favorisant ainsi une collaboration plus juste et solidaire. Étant donné leur expertise dans les secteurs sociaux clés et leur connaissance approfondie des réalités et des dynamiques locales, les OSC sont souvent particulièrement bien placées pour compléter les actions des gouvernements et pour travailler dans l’intérêt du bien-être des communautés locales et des personnes marginalisées. Leurs actions et leur implication ne doivent donc pas se trouver négligées sous l’effet de l’implication du secteur privé. Le travail avec les OSC offre une voie plus participative et axée sur le développement durable, en veillant à ce que les bénéfices sociaux et environnementaux soient pris en compte de manière équilibrée par rapport aux intérêts financiers privés.
Il est temps de redonner à la société civile la place qu’elle mérite dans la coopération. Son approche participative et axée sur le long terme offre une alternative précieuse à la logique court-termiste du secteur privé. En valorisant le travail des OSC, nous pouvons espérer construire une aide au développement plus juste, plus durable et réellement au service des populations les plus vulnérables. L’heure est venue de faire un choix : continuerons-nous à sacrifier l’intérêt des plus démunis sur l’autel du profit, ou oserons-nous repenser en profondeur notre approche de la coopération internationale ?
Danielle Bruck est responsable plaidoyer politique chez SOS Faim.