Il existe un débat croissant au niveau mondial sur la nature et la portée d’une « quatrième révolution industrielle », aux impacts potentiellement considérables sur l’emploi et plus largement sur le travail 1. Dans un rapport récent, le Forum de Davos identifie ainsi douze technologies qui sous-tendraient cette révolution, à commencer par les développements de l’intelligence artificielle et de la robotique 2 . Que l’on partage ou non ce diagnostic 3 , force est néanmoins de constater que le monde du travail connaît d’ores et déjà de profonds bouleversements sous le double coup de son automatisation et de sa numérisation croissantes. Si le premier mouvement concerne la quantité de travail et donc d’emplois disponibles, le second porte quant à lui surtout sur leur qualité, la numérisation se faisant sentir aussi bien au niveau du contenu que de l’organisation ou encore de la supervision du travail.
Fers de lance de cette numérisation, les fameuses plate-formes dont Uber et Airbnb constituent des exemples connus, mais Casilli 4 distingue jusqu’à quatre modèles, qui reposent chacun sur des formes particulières de « travail numérique » (« digital labor ») : les plate-formes à la demande, qui permettent l’accès à des biens ou services comme le transport (par exemple Uber) ou la livraison (par exemple Deliveroo); les plate-formes de micro-travail, qui permettent de « crowdsourcer » 5 des petites tâches répétitives et souvent peu qualifiées (par exemple Amazon Mechanical Turk) ; les plate-formes sociales, qui mettent en relation des individus échangeant des biens culturels (par exemple Facebook) ; et enfin les plate-formes intelligentes liées à l’internet des objets (par exemple les montres ou autres bracelets « intelligents »).
Chacune à leur façon, ces plate-formes posent la question de ce qui constitue ou non du travail dans le cadre de l’économie numérique, mais aussi et surtout de la pertinence du droit du travail classique pour encadrer ces nouveaux types d’activités. Couplée aux conséquences de l’automatisation sur le chômage et la protection sociale, l’émergence de ces plate-formes structure ainsi un débat autour de « l’avenir du travail », dont les acteurs et les enjeux se situent surtout dans les pays du Nord. Or, ces évolutions concernent au moins autant les pays du Sud, mais selon des modalités spécifiques qui justifient des analyses et des réactions particulières.
Les défis de la « 4e révolution industrielle » pour le Sud
Pour commencer, on peut évidemment souligner le risque de voir cette nouvelle « révolution industrielle » creuser encore un peu plus les inégalités Nord-Sud à travers trois biais. D’abord, en favorisant encore plus la rémunération du capital au détriment du travail ; ensuite, en creusant davantage l’écart entre les zones connectées et les zones non-connectées de l’économie mondiale ; et, enfin, en renforçant le clivage éducatif entre les travailleurs qualifiés et les travailleurs non-qualifiés, trois inégalités qui caractérisent déjà les rapports Nord-Sud. En outre, la disparition/dégradation des emplois au Nord a également des impacts concrets au Sud en entraînant une tendance aux replis identitaires et/ou protectionnistes dans les pays développés.
Plus précisément, les deux principaux phénomènes associés à la révolution numérique (automatisation et numérisation du travail), comportent également des risques et des enjeux propres aux pays du Sud, dans leur nature et/ou dans leur portée. Concernant l’automatisation, par exemple, Norton ou encore Christiaensen considèrent que si davantage d’emplois sont susceptibles d’être automatisés, à terme, dans les pays du Sud, ils ne le seront pas aussi vite que dans les pays du Nord 6 . Ce ne sont pas non plus les mêmes secteurs (et dès lors les mêmes travailleurs) qui sont concernés de part et d’autre. En général, dans les pays du Sud, ce sont ainsi des emplois essentiellement féminins (par exemple les centres d’appel) qui seraient menacés contre des emplois plutôt masculins dans les pays du Nord (par exemple l’automatisation des transports).
Mais l’impact le plus important se fera toutefois probablement sentir du point de vue de la division internationale du travail et des stratégies de développement qui l’accompagnent. En effet, les possibilités d’automatisation au Nord diminuent considérablement les « avantages comparatifs » que les pays du Sud pouvaient tirer jusqu’ici de l’exploitation (au propre comme au figuré) de leur abondante main-d’œuvre bon marché. Les stratégies d’industrialisation par les exportations, poursuivies notamment par de nombreux pays asiatiques (et plébiscitées dans l’ensemble du monde en développement dans les années 1990), risquent ainsi de ne plus être accessibles pour de nombreux pays en développement, en laissant dès lors ouverte la question des options disponibles pour les remplacer.
Enfin, l’automatisation aura également des conséquences spécifiques au Sud dans le domaine agricole (un secteur qui emploie encore, dans beaucoup de ces pays, une majorité de la population) avec notamment une concentration accrue des exploitations, une concurrence encore plus difficile à affronter pour les petits producteurs ou encore le renforcement de la mainmise des grands groupes agroalimentaires mondiaux sur la production et la distribution agricoles mondiales 7.
Du point de vue de la digitalisation du travail maintenant, Casilli montre bien comment celle-ci s’appuie (tout en les favorisant) sur des distinctions de « races », de classes et de genres présentes à la fois au niveau des économies nationales et mondiale. C’est notamment le cas de toutes les tâches aussi nécessaires qu’invisibles pour le fonctionnement même des plate-formes numériques (par exemple modération, identification de contenu, etc.), mais aussi, plus largement, du micro-travail et du crowdsourcing qu’elles rendent désormais possibles à une échelle globale, et qui mobilisent les segments les plus précarisés des marché du travail dans les pays du Nord et surtout du Sud.
Une étude de l’Oxford Internet Institute réalisée sur une de ces plate-formes a ainsi montré que les pays du Nord y étaient davantage consommateurs que producteurs de données et de travail numériques, alors que le solde était inverse pour les pays du Sud 8 . Rien d’étonnant, quand on sait que plus de la moitié de la main-d’œuvre mondiale n’a pas accès à un emploi formel, et que cette proportion monte jusqu’à 80% en Asie du Sud-Est ou en Afrique Subsaharienne, par exemple 9 . Or, c’est également dans ces régions que l’on enregistre le plus grand nombre de nouveaux arrivants annuels sur le marché du travail, ce qui crée de facto une « armée de réserve » colossale pour le développement du travail numérique.
D’ailleurs la Banque mondiale (et d’autres) ne s’y trompent pas, en faisant de l’accès à ces nouveaux marchés du (micro-)travail mondial l’avenir des stratégies de développement dans un contexte de remise en cause des stratégies d’industrialisation basées sur les exportations 10 . C’est ainsi qu’un projet « philanthropique » comme le «Digital Jobs Africa », par exemple, lancé par la fondation Rockfeller en 2013 11 ou encore les programmes nationaux « Digital Malaysia » en Malaisie ou le « Smart Nigeria Digital Economy Project » au Nigeria visent à la fois à augmenter les taux de connexion des populations du Sud à internet et à former les travailleurs de la « future » économie numérique. Or, dans bien des cas, celle-ci se caractérise essentiellement par des formes de travail sous-payées et précaires aux conditions difficiles et dénuées de protection sociale ou de possibilité de représentation syndicale, ce qui amène d’ailleurs différents auteurs à les taxer de « néocoloniales » voir à parler «d’esclavage numérique » à leur sujet 12 .
Des avantages incertains
À l’inverse toutefois, on prête également à (certains aspects de) la 4e révolution industrielle des vertus particulières pour le monde en développement 13. C’est ainsi par exemple que les avancées en matière de réseaux électriques intelligents (« smart grids ») pourraient favoriser l’accès des populations du Sud à l’électricité avec un coût économique et environnemental moindre. De la même manière, le développement des technologies numériques pourraient démocratiser et faciliter l’accès à des informations (par exemple sur la météo, sur les prix, etc.), mais aussi à des services (par exemple le paiement des transferts sociaux via téléphones mobiles) réservés pour l’instant à une minorité de la population ou tout simplement impossibles à mettre en place.
Par ailleurs, si les risques et les dérives de l’automatisation et de la numérisation sont bien réels, rien n’exclut par principe que celles-ci se fassent au contraire au bénéfice des populations concernées. C’est ainsi que, sous réserves d’une profonde réorientation politique et technologique, par exemple, l’automatisation et la numérisation de l’agriculture pourrait bénéficier plutôt aux petits producteurs qu’aux gros en leur permettant d’augmenter leur productivité, de se mettre plus facilement en réseaux ou encore de mieux maîtriser les informations clés comme l’évolution et la composition des prix, par exemple. Et de la même manière, la possibilité offerte par internet de mettre directement en lien les producteurs et les consommateurs d’un bien ou d’un service pourrait aboutir à des situations mutuellement bénéfiques plutôt qu’à de nouvelles formes d’exploitation.
La nécessité d’une action mondiale concertée
Ces bénéfices dépendent toutefois de la façon dont ces évolutions technologiques seront (ou non) encadrées au niveau mondial et national, ainsi que de la façon dont leurs inconvénients seront (ou non) pris en compte et corrigés. Or, pour l’instant, non seulement le développement technologique se fait très largement par et au profit d’un nombre restreint d’acteurs commerciaux privés, mais ceux-ci se trouvent en outre essentiellement au Nord, avec des législations et des initiatives mondiales qui, actuellement, visent bien plus à consolider ou accroître cet état de fait qu’à le combattre.
Cette situation entretient donc une double dépendance (vis-à-vis du secteur privé et vis-à-vis du Nord) pour les États et les populations du Sud en matière de développement technologique, dont témoigne par exemple le projet « Free Basics » de Facebook, qui consiste à fournir un accès à internet gratuit mais limité à certains sites choisis par Facebook aux populations les plus pauvres 14.
De ce point de vue, si le mouvement du « coopérativisme de plate-forme»15 constitue donc indéniablement une piste alternative intéressante, il doit toutefois impérativement être couplé à des initiatives politiques et juridiques plus larges (par exemple financement public de la recherche en open source, réglementation sur la protection des données et leur non-utilisation commerciale, etc.), destinées à démocratiser non seulement l’accès aux nouvelles technologies, mais aussi et surtout leur développement et leur contrôle, et ce aussi bien au sein qu’entre les États.
Enfin, à supposer que l’on parvienne à maximiser les avantages de ces nouvelles technologies tout en en limitant les risques et les dérives actuels, reste à savoir si et dans quelle mesure leur développement même est une bonne chose, notamment d’un point de vue environnemental. Car en effet, pour l’heure, ce développement continue de se faire au prix d’une exploitation de ressources naturelles et d’une consommation d’énergie dont on sait qu’elles ne sont pas soutenables. Dans un ouvrage récent, le journaliste Guillaume Pitron va même jusqu’à affirmer que l’actuelle transition écologique et numérique repose sur des technologies encore plus polluantes et dévastatrices pour l’environnement que l’extraction pétrolière ou les mines à charbon « classiques » 16 . En cause, les métaux rares, dont elles sont friandes et dont l’exploitation se fait à un coût environnemental, social et sanitaire particulièrement élevé, sans parler de l’énergie nécessaire, ensuite, pour faire fonctionner toute cette technologie. Or, comment explique-t-il notre aveuglement face à cette réalité ? Par le fait que l’extraction et le raffinage de ces métaux rares ont été très largement délocalisés dans des pays du Sud (à commencer par la Chine)…
Sources:
1 Il faut en effet distinguer le travail comme activité productive de l’emploi comme cadre légal (parmi d’autres) dans lequel cette activité peut être exercée. On peut ainsi travailler sans avoir un emploi, comme c’est le cas pour les indépendants ou les travailleurs au noir par exemple.
2 World Economic Forum, « Readiness for the future of production report 2018 » : http://www3.weforum.org/docs/FOP_Readiness_Report_2018.pdf.
3 Lire par exemple cette critique parue dans le quotidien anglais The Independent et intitulée « There is no such thing as the fourth industrial revolution » (la quatrième révolution industrielle n’existe pas) : http://www.independent.co.uk/voices/there-s-no-such-thing-as-the-fourth-industrial-revolution-a7441966.html.
Antonio A. Casilli, « Digital Labor Studies Go Global : Toward a Digital Decolonial Turn »,International Journal of Communication n°11, 2017.
4 Antonio A. Casilli, « Digital Labor Studies Go Global : Toward a Digital Decolonial Turn »,International Journal of Communication n°11, 2017.
5 Le « crowdsourcing » (littéralement approvisionnement par la foule) est une forme d’externalisation qui consiste à faire appel à une masse d’individus sans connexion entre eux pour réaliser un travail.
6 Andrew Norton, « Automation and Inequality : The Changing World of Work in the Global South », IIED Issue Paper, Août 2017 ; Luc Christiaensen, « Can technology reshape the world of work for developing countries ? », Jobs and Development Blog, World Bank, janvier 2017.
7 Cetri, Emprise et empreinte de l’agrobusiness, Alternatives Sud, 2012/3, www.cetri.be.
8 Citée dans Casilli, « Digital Labor Studies Go Global », op. cit., p. 3943.
9 OIT, « Emploi et questions sociales dans le monde – Tendances 2018 », Genève.
10 Banque mondiale, « Rapport sur le développement dans le monde 2016 : Les dividendes du numérique », Washington, 2016.
11 Cetri, Protection sociale au Sud : les défis d’un nouvel élan, 2014/1, Alternatives Sud, www.cetri.be.
12 Jack Linchuan Qiu, Goodbye iSlave : A manifesto for digital abolition, Urbana, IL : University of Illinois Press.
13 Banque mondiale, « Les dividendes du numérique », op. cit. ; Norton, « Automation and Inequality », op. cit.
14 http://information.tv5monde.com/afrique/en-afrique-l-internet-gratuit-grace-facebook-mais-quel-prix-183114.
15 Lancé officiellement en 2016, le « plateform cooperativism consortium » réunit des acteurs académiques, coopératifs ou encore syndicaux qui souhaitent promouvoir le développement d’un « coopérativisme de plate-forme » qu’ils opposent au « capitalisme de plate-forme » des Uber et autres Deliveroo : https://platform.coop/about/consortium
16 Guillaume Pitron, La Guerre des métaux rares – La Face cachée de la transition énergétique et numérique, Éditions Les Liens qui Libèrent, 2018. Sur le même thème, lire aussi Fabrice Flipo, Michelle Dobré et Marion Michot, La face cachée du numérique – L’impact environnemental des nouvelles technologies, Éditions L’échappée, 2013.