Le droit aux semences, une avancée essentielle

par Frank Adams, Michèle Perrin-Taillat, Colin Robertson, Marine Lefebvre, membres du Comité des Ami(e)s de la Déclaration des Droits des Paysans au Luxembourg (ADDP)

Troisième article de la série autour de la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales (DDP), (1er article; 2e article)

Si la Déclaration reprend et rassemble de nombreux droits déjà reconnus par divers instruments internationaux, le droit aux semences paysannes constitue l’une des avancées majeures de ce texte.

Alors qu’ils ont depuis toujours cultivé une grande diversité de variétés, sélectionnant année après année les graines de leur récolte pour ressemer l’année suivante, les paysans ont acquis une expertise empirique fondamentale. Pourtant, à partir des années 1950, des « variétés modernes » ont été développées suivant des techniques scientifiques qui ont ouvert la voie de la « Révolution verte ». Si les résultats en termes d’amélioration des rendements ont d’abord été impressionnants, permettant aux communautés d’en accepter les effets négatifs, les inconvénients ont pesé de plus en plus lourds au fil des années : d’une part ces nouvelles variétés ont impliqué un apport considérable d’engrais artificiels, occasionnant des coûts parfois exorbitants pour les paysans les plus précaires, d’autre part, les pestes et les nuisibles ont entrainé l’usage massifs d’insecticides et herbicides dont les effets néfastes sur la santé de la terre et du vivant sont désormais incontestés.

Selon la FAO, environ 75 % des variétés cultivées anciennes dans le monde avaient disparu à la fin du siècle dernier[1]. Or, la biodiversité cultivée, issue d’une sélection paysanne depuis le début de l’agriculture jusqu’à aujourd’hui, s’exprime dans une dimension tant spatiale (nombre de variétés cultivées dans les différentes régions du monde) que temporelle (évolution et adaptation continue des variétés à travers les cycles de reproduction on farm) et adopte une approche holistique : les semences paysannes évoluent dans leurs écosystèmes. Cette évolution a résulté des savoirs et savoir-faire semenciers artisanaux qui se perdent ensuite avec l’hégémonie des semences industrielles.

C’est précisément pour contrer la dépossession des paysans de leur outil de travail de base que la reconnaissance du droit aux semences énoncé par l’article 19 de la DDP est fondamental : garantir le droit de déterminer les semences qu’ils et elles veulent planter et de rejeter celles qu’ils et elles considèrent comme dangereuses économiquement, écologiquement et culturellement constituent des avancées majeures.

Le CETIM, fondation basée à Genève qui a participé à tout le processus de négociation devant les Nations unies en appui au mouvement paysan international, explique les enjeux qui sont au cœur de l’article 19 : « Les paysan·nes disposent également d’une liberté de choix quant au mode de culture, ce qui inclut la possibilité de rejeter le mode industriel, ainsi que le choix des technologies employées. Celui-ci doit être guidé par le principe de protection de l’environnement et de la biodiversité et adapté aux réalités des paysan·nes. L’article 19 redonne toute sa place au travail des semences par les paysan·nes. Il est issu de plusieurs normes préexistantes en droit international et rédigé de manière plus large pour tenir compte des besoins et de la réalité des paysan·nes. On peut considérer que ce droit a deux fonctions : (re)donner aux paysan·nes le contrôle de leurs semences et affirmer leur rôle dans les décisions politiques sur la question. Autrement dit, ce droit permet aux paysan·nes de renforcer leur autonomie face aux STN[2] ; autonomie indispensable pour vivre dans la dignité et nourrir l’humanité avec une alimentation saine. Tous les aspects du travail et du contrôle des semences sont traités dans les paragraphes 1.d, 2 et 5. Les droits découlant de ces dispositions replacent les semences au cœur de l’activité paysanne »[3].

Le rôle des États

Dans ce dispositif, les États ont un rôle fondamental pour veiller à ce que les paysans « participent activement à la définition des priorités et à la conduite de la recherche-développement, compte tenu de leur expérience » (§ 7), mais aussi (§ 1. d) le droit de conserver, d’utiliser, d’échanger et de vendre des semences de ferme ou du matériel de multiplication. Le 8 ajoute que les États veillent « à ce que les politiques concernant les semences, les lois relatives à la protection des obtentions végétales et les autres lois concernant la propriété intellectuelle, les systèmes de certification et les lois sur la commercialisation des semences respectent et prennent en compte les droits, les besoins et les réalités des paysans« .

L’article 19 constitue une clé de voûte de l’avancée apportée par la DDP mais pour bien la comprendre, il faut revenir sur le fonctionnement actuel du régime semencier.

Les politiques concernant les semences, la protection des obtentions végétales, la propriété intellectuelle, les systèmes de certification et de commercialisation des semences sont techniques et compliqués. Ces règles fixent l’obligation, lors de la création d’une nouvelle variété de plante, et avant sa commercialisation, l’obtention d’un Certificat d’obtention végétale (COV). Pour ce faire la variété se doit d’être :

  • distincte des variétés existantes,
  • homogène,
  • et stable (c’est-à-dire reproductible à l’identique).

Ces trois critères, connus sous le terme de critères DHS, conditionnent l’obtention du COV. S’ils ont le mérite de garantir la qualité des semences, ils sont toutefois un obstacle à la diversité cultivée s’ils sont appliqués de manière exclusive. De fait, la terminologie relative aux plantes qui figure dans la législation internationale actuelle ne reflète en rien les besoins vitaux des paysans mais plutôt ceux du développement industriel : il s’agit en effet de stimuler l’innovation et de protéger les droits de ceux qui créent, produisent et commercialisent de nouvelles variétés en s’appuyant entre autres sur le concept de « droits d’auteur » pour renforcer cette protection. À l’origine le droit d’auteur avait pour but de protéger les inventeurs de divers objets ou procédés techniques, mais de plus en plus il a été étendu au domaine biologique, y compris à la structure génétique des plantes et animaux, ce qui met en danger les droits des paysan.ne.s d’utiliser leurs semences traditionnelles.

Le poids des législations commerciales

La confiscation des semences traditionnelles pour les besoins de la mondialisation des échanges résulte non seulement d’une exigence d’homogénéité, mais aussi de législations commerciales internationales :

  • Avec le Traité UPOV (Union pour la protection des obtentions végétales)qui date de 1961, COV (Certificat d’obtention végétale) et critères DHS sont garantis dans le but de protéger les droits de l’obtenteur (la personne physique ou morale qui crée une nouvelle variété);
  • Avec la Convention UPOV de 1991 émergent les brevets sur le vivant.

* A partir de 1995, l’accord ADPIC de l’OMC[4] oblige les États parties à reconnaître les droits de propriété intellectuelle sur les variétés de plantes, essentiellement en suivant les règles définies par l’UPOV;

L’UPOV 1991 et l’ADPIC mettent à mal les économies paysannes des pays du Sud. C’est pourquoi la FAO[5] a tenté de reprendre la main en faisant émerger le TIRPAA (Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture) adopté en 2001 et entré en vigueur en 2004.

Le TIRPAA reconnait (§ 9.2b)) aux agriculteurs ‘le droit de participer équitablement au partage des avantages découlant de l’utilisation des ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture’.

Il empêche aussi les bénéficiaires des ressources phytogénétiques de revendiquer tout droit de propriété intellectuelle sur ces ressources (§ 12.3 d).

Le TIRPAA est contraignant pour les États parties, mais dans la réalité les droits de propriété intellectuelle prolifèrent, et le Système multilatéral d’accès et de partage des avantages profite avant tout aux entreprises semencières qui accèdent aux ressources phytogénétiques, alors que les Pays du Sud et les paysans n’obtiennent pas la concrétisation des bénéfices promis en échange. Les textes actuels régissant le paiement des bénéfices sont complexes, et les propositions d’amendement à apporter au Traité le sont encore davantage.

© SOS Faim, Niger, 2017

Promouvoir les Systèmes Semenciers Paysans (SSP)

Face à cette complexité tant juridique que technique, les droits détaillés par l’article 19 de la DDP présentent l’avantage de transformer les règles du jeu et de sortir de la logique d’appropriation privée dominante.

En outre, le § 8 de la DDP donne obligation aux États de revoir toute la législation en la matière et de modifier leur réglementation pour que les pratiques paysannes redeviennent légales : tous les systèmes internationaux de propriété intellectuelle, de certification et autres, ne peuvent plus s’imposer aux paysan·nes au détriment de leurs besoins et de la biodiversité! Cette avancée majeure va de pair avec l’obligation faite aux États de protéger et de favoriser « l’utilisation des semences paysannes et l’agrobiodiversité ». Les États devraient donc promouvoir des politiques d’aide à la mise en place et à la pérennisation des SSP qui étaient dominants avant l’avènement du commerce des semences par de grandes entreprises privées. Profondément mis à mal ces dernières décennies par la libéralisation des marchés agricoles, sous la pression des politiques néolibérales au profit de l’agrobusiness, les SSP constituent un champ d’intervention important pour la mise en œuvre effective de la DDP. C’est ainsi que les Amis de la DDP au Luxembourg apportent leur soutien à deux initiatives nouvelles qui cherchent à redonner aux semences locales une place reconnue dans le système alimentaire. D’un côté, grâce à la coopération entre les associations SEED et CELL, un réseau de semences citoyennes des jardins communautaires a été initié en 2020. De l’autre côté, le projet « De la Graine à l’Assiette », mené par le Lycée Technique Agricole et SEED dans le cadre du projet Interreg IMAGINE cherche à créer une filière « 100% local » en produisant des semences locales pour les maraîchers luxembourgeois.

© SOS Faim, Burkina Faso, 2012

Des initiatives comme celles-ci à Luxembourg ou d’autres ont toute leur raison d’être aussi bien dans les pays à forte majorité rurale que dans les pays industrialisés, dès lors que les acteurs poursuivent la restauration de systèmes alimentaires durables et équitables, guidés par la réalisation de la souveraineté alimentaire.

L’objectif des SSP est multiple : promotion des semences paysannes de qualité, sécurisation de la place des semences paysannes vis à vis des semences industrielles importées ou des semences nationales de variétés améliorées en particulier.

Dans le monde, de nouvelles structures apparaissent dans le but de conserver, réinitialiser, consolider et développer des SSP : qu’il s’agisse de coopératives paysannes, ou d’interventions de la part d’associations et de fondations internationales, ou de soutiens étatiques, c’est l’intérêt commun qui est en jeu. Dans tous les cas, des approches multi-acteurs sont toujours à favoriser ; les exemples de bonnes pratiques ne manquent pas : ce sont des collections vivantes de semences, des structures d’approvisionnement pour les paysans, des centres de formation, de recherche, de sélection végétale participative. Pour sauvegarder la diversité génétique évolutive de nos plantes alimentaires ainsi que la souveraineté semencière des paysans, les SSP sont indispensables dès aujourd’hui.

La privatisation des semences au profit de grandes entreprises industrielles et commerciales a dépossédé les paysan·nes d’un travail intrinsèquement lié à leur raison d’être. Pire, cela a en plus amené un appauvrissement de la diversité cultivée, des écosystèmes, et de notre alimentation.

Désormais, toutes les normes et les politiques qui empêchent les paysan·nes d’utiliser et de faire circuler leurs semences sont à présent en contradiction avec l’article 19. Tout ce qui concerne le travail des semences par les paysan·nes, directement pour leur usage et celui de leur communauté, est maintenant un droit qui leur est reconnu. Ce qui auparavant était une évidence, avant d’être accaparé et interdit au profit d’entreprises semencières de plus en plus gigantesques, revient à nouveau aux paysan·nes.

Toutefois, pour faire entrer les progrès du droit dans la réalité quotidienne, les sociétés civiles doivent apporter leur appui aux mouvements paysans afin d’obtenir un engagement concret de la part des États, et de faire en sorte que ceux-ci respectent et accompagnent l’autonomie des paysan·nes en matière de semences, notamment en mettant en conformité avec l’article 19 de la Déclaration leur droit national, et en poussant à une réforme des accords internationaux auxquels ils participent.

Attention à la sémantique !

Partout, même dans le TIRPAA et dans la Déclaration des paysans, il est question de « ressources phytogénétiques« . Or la notion de gène ou de séquence génétique est totalement étrangère au monde paysan. Elle atomise les plantes comme collections de gènes qui deviennent des « ressources phytogénétiques« . Ce terme s’est imposé à l’humanité alors que la notion de gène n’est pas pertinente pour l’agriculture paysanne. Alors que les biotechnologies voient dans les plantes des objets dont on peut détacher des gènes pour reproduire à l’identique un caractère convoité, le savoir-faire artisanal et paysan voit en elles des populations d’individus tous un peu différents qui évoluent dans leur milieu sous la main attentive et l’œil vigilant de la personne qui les cultive et sait sélectionner les graines des individus les plus prometteurs pour la récolte suivante. L’idée qu’une plante puisse faire l’objet de droit de propriété est un non-sens puisque par nature les plantes évoluent constamment.

L’on distingue ainsi deux approches, l’une génétique et atomiste, l’autre écosystémique et holistique. Elles ne sont nullement antagonistes, mais complémentaires, chacune appréhendant la réalité biologique à un niveau différent, et elles peuvent s’enrichir mutuellement, par exemple avec des études sur l’épigénèse et la recherche participative. Ce qui est regrettable, c’est que les intérêts financiers et commerciaux aient instrumentalisé la génétique, brandissant une législation puissante armée de Droits de propriété intellectuelle qui prive en particulier agriculteurs et paysans du droit aux semences qui leur échoit tout en détruisant la biodiversité. On peut se demander donc comment l’article 19 de la Déclaration sera utilisée dans ce débat… ?


Réferences:

[1] FAO, 1999b, cité in FAO, 2004, What is Happening to Agrobiodiversity?. Building on Gender, Agrobiodiversity and Local Knowledge. Part 2. Consultable en ligne à l’adresse http://www.fao.org/3/y5609e/y5609e02.htm#bm2

[2] STN: Société transnationale

[3] Fiche-DDP_n°3-Semences-A4.pdf (cetim.ch)

[4] Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce.

[5] Food and Agriculture Organization of the United Nations

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