Le fiasco du Dengvaxia : symptôme d’une maladie plus profonde dans le système de santé philippin

Depuis plusieurs années, les Philippines sont infestées par une maladie virale transmise par les moustiques appelée dengue. Le pays a enregistré la plus forte incidence de dengue dans la région du Pacifique occidental de 2013 à 20151. En fait, pendant la saison des pluies, lorsque les moustiques se multiplient, les hôpitaux débordent de victimes de la dengue, et principalement d’enfants.

Les Philippins ont donc soupiré de soulagement lorsque le gouvernement du président Benigno Aquino III, en avril 2016, a lancé un programme public de vaccination pour administrer un vaccin contre la dengue appelé Dengvaxia à plus d’un million d’élèves de 9 ans des écoles publiques. La secrétaire du ministère de la Santé, Janette Garin, a ensuite qualifié cette action d’historique. « Nous sommes le premier pays à introduire, adopter et mettre en œuvre le tout premier vaccin contre la dengue dans le système de santé publique et dans les écoles publiques « , a-t-elle proclamé. Ceci en dépit d’une forte mise en garde de la part de divers secteurs contre l’apparente urgence de lancer la vaccination de masse, car le vaccin est encore en phase d’essai clinique.

Les Philippines ont déjà fait la une des journaux internationaux lorsque, en décembre 2015, elles sont devenues le premier pays asiatique à approuver l’utilisation commerciale du Dengvaxia. Sanofi Pasteur, société pharmaceutique française qui a développé le vaccin, a félicité les Philippines pour le « lancement du premier programme public de vaccination contre la dengue dans le monde ».2

Hélas, le soulagement s’est avéré de courte durée, car un an plus tard, l’ambitieux programme de vaccination publique a été interrompu suite à l’annonce par Sanofi que, selon sa nouvelle analyse, le vaccin présente des risques pour ceux qui n’avaient pas été infectés par le virus de la dengue auparavant.

L’analyse a confirmé que Dengvaxia offre un bénéfice protecteur persistant contre la fièvre dengue chez les personnes ayant déjà été infectées. Cependant, pour ceux qui n’avaient pas été infectés par le virus de la dengue auparavant, l’analyse a montré qu’à plus long terme, davantage de cas de la maladie sous une forme « grave » pourraient survenir après la vaccination en cas d’infection ultérieure par la dengue.3

Une hystérie de masse

L’annonce a suscité une profonde anxiété chez les parents dont les enfants ont été vaccinés, ce qui a incité les législateurs à mener immédiatement des enquêtes. La controverse a donné lieu à de sérieux débats et a aggravé le fossé politique qui se creuse dans le pays. « L’annonce de Sanofi a été une étincelle qui a alimenté les flammes du bouillonnement politique sous-jacent aux Philippines« , a déclaré la Professeure Heidei Larson, directrice du Vaccine Confidence Project.4

Les réponses hautement politisées et divisées face au fiasco du Dengvaxia, ont cependant occulté le problème de fond qui persiste depuis longtemps dans le pays. La controverse n’est que le symptôme d’une maladie plus profonde dans le système de soins de santé existant dans le pays, qui est conduit par les forces du marché plutôt que par les besoins de santé réels des citoyens.5

« La cause immédiate du fiasco Dengvaxia est le piratage du système de soins de santé par les entreprises avec la complicité des gouvernements, des institutions internationales (par exemple, l’Organisation Mondiale de la Santé) et de la médecine conventionnelle. Le profit est devenu le principal facteur déterminant pour aborder un problème de santé publique, et non le bien-être public « , a déclaré le Dr Romeo Quijano, président du Pesticide Action Network-Philippines.

La dengue et les Philippines

Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), la dengue est une infection virale transmise par les moustiques qui cause une maladie grippale grave, et parfois une complication potentiellement mortelle appelée dengue sévère. La dengue sévère a été détectée pour la première fois dans les années 1950 lors d’épidémies de dengue aux Philippines et en Thaïlande. Aujourd’hui, elle touche les pays d’Asie et d’Amérique latine et est devenue l’une des principales causes d’hospitalisation et de décès chez les enfants et les adultes dans ces régions.D’après cette organisation, l’incidence de la dengue a été multipliée par 30 au cours des 50 dernières années, et les Philippines ont toujours été l’un des pays du Pacifique occidental où le nombre de cas de dengue est le plus élevé.6

Maladie de la pauvreté

La dengue est décrite comme une maladie de la pauvreté qui affecte surtout les centres urbains tropicaux avec une urbanisation de masse non planifiée. On s’accorde également de plus en plus à reconnaître que les changements dans l’utilisation des terres causés par l’homme, tels que le déboisement et la conversion des terres agricoles, sont parmi les principaux facteurs affectant les populations de moustiques vecteurs et les agents pathogènes qu’ils véhiculent.7

Étant donné que la dengue est une maladie qui touche les pauvres, on peut valablement dire que dans un pays comme les Philippines où le système de santé laisse les pauvres derrière lui, la prévalence élevée des cas de dengue peut s’expliquer par le manque d’intérêt de l’État à lui accorder la priorité puisqu’elle ne se propage pas parmi les groupes à revenu élevé.

Quelle est donc la motivation qui a poussé l’administration Aquino à entreprendre rapidement un programme de vaccination massive malgré les avertissements préalables? Voici la chronologie des événements :

1er décembre 2015 – L’ancien Président Aquino a rencontré les dirigeants de Sanofi Pasteur à Paris, France

22 décembre 2015 – Le gouvernement philippin a approuvé la mise sur le marché du Dengvaxia dans le pays, ce qui fait de celui-ci le premier pays asiatique à le faire.

4 janvier 2016 – La secrétaire à la Santé, Janette Garin, a déclaré que Sanofi Pasteur avait accordé au pays une réduction de 34%. Le vaccin a coûté au pays un total de 3,5 milliards de pesos (plus de 58 million d’Euros).

10 février 2016 – Le premier lot de Dengvaxia est arrivé aux Philippines et a été immédiatement mis à la disposition des médecins.

28 mars 2016 – Lors d’une conférence de presse, M. Garin a déclaré que le vaccin contre la dengue faisait l’objet d’essais cliniques approfondis, qui ont été approuvés par des experts internationaux et par l’OMS.

4 avril 2016 – Le ministère de la Santé a lancé le programme de vaccination contre la dengue en milieu scolaire pour plus d’un million d’élèves des écoles publiques dans trois régions de Luzon.

Le 11 avril 2016 – Un garçon de 11 ans atteint d’une cardiopathie congénitale est décédé après avoir reçu une injection de Dengvaxia le 31 mars. Le DOH (Department of Health) a nié que le vaccin était responsable de sa mort.

29 novembre 2017 – Sanofi a émis un avertissement selon lequel une nouvelle analyse de 6 ans de données cliniques révèlait que le Dengvaxia pourrait entraîner davantage de cas de maladie sévère en cas d’administration à une personne n’ayant jamais été atteinte de dengue.

1er décembre 2017 – Le ministère de la Santé a suspendu le programme de vaccination contre la dengue.

La politique

La suite des évènements montre que à peine trois semaines après que le Président Aquino eut rencontré les responsables de Sanofi Pasteur en France, le gouvernement a approuvé la vente du vaccin, faisant ainsi des Philippines le premier pays asiatique à le faire. Après seulement quatre mois, le programme de vaccination de masse contre la dengue a été lancé. Le plus discutable est la décision de Garin d’ignorer l’avis du groupe d’experts médicaux chargé par le Ministère de la Santé d’examiner l’efficacité du vaccin, qui a suggéré « d’effectuer des essais pilotes à petite échelle du vaccin en procédant par étapes plutôt que de vacciner les enfants cibles dans les trois régions en une seule fois « 8.

Une autre question très controversée porte sur l’énorme fonds de 3,5 milliards de Pesos utilisé pour acheter le vaccin contre la dengue. Le montant s’est avéré supérieur au budget annuel de l’ensemble du programme de vaccination du Ministère de la Santé. De plus, le budget du Dengvaxia ne figurait pas dans le budget annuel du Ministère de la Santé, ce qui signifie qu’il n’a pas été soumis aux délibérations budgétaires du Congrès, donc qu’il s’agit d’un achat illégal.

De même, l’idée que l’urgence apparente de l’administration Aquino à mettre en œuvre le programme de vaccination de masse avait quelque chose à voir avec les élections à venir est très répandue puisqu’il a été lancé au milieu de la campagne électorale. Avant de rejoindre le département de la santé, Garin était une congressiste influente au sein des administrations Arroyo et Aquino. Les critiques de l’administration Aquino ont également allégué que le programme, ainsi que ses fonds, ont été utilisés pour promouvoir les candidatures des membres du parti Aquino.

L’avarice des multinationales

Mais dans tout ce fiasco, apparaît de manière évidente la main de la cupidité des multinationales. Dès septembre 2015, alors que le vaccin était encore en cours d’essais cliniques, une prestigieuse revue de recherche médicale, le New England Journal of Medicine, mettait déjà en doute son efficacité avec l’éditorial qui accompagnait un article consacré aux effets de Dengvaxia à long terme intitulé : Un candidat au vaccin contre la dengue marche sur une corde raide. Selon l’article « ce qui attire le plus l’attention, c’est la suggestion selon laquelle la vaccination par CYD-TDV (plus tard appelée Dengvaxia) était associée à un risque élevé d’hospitalisation pour la dengue chez les enfants de moins de 9 ans (mais surtout chez ceux de 2 à 5 ans) qui étaient naturellement infectés dans la troisième année après vaccination ».9

Malgré cela, Sanofi a ignoré le signal d’alarme et a décidé de vendre le vaccin, concluant ainsi un contrat de 3,5 milliards de pesos avec le gouvernement philippin. La société pharmaceutique a fait ses preuves en matière de corruption, de fraude et de scandales de corruption.10

Tout récemment, elle a versé plus de 25 millions de dollars pour régler des affaires de corruption et de pots-de-vin dans le cadre de programmes qui  » couvraient plusieurs pays et prévoyaient le versement de pots-de-vin aux responsables des marchés publics et aux prestataires de soins de santé afin d’obtenir des contrats et d’augmenter les prescriptions pour ses produits « .11

D’abord les pays en développement…

Sanofi a brulé des étapes et a désespérément cherché à commercialiser le vaccin avant ses concurrents pour sauver à tout prix son investissement. Si tout se passait bien, il pourrait lui rapporter 1 milliard d’euros par an. Ainsi, avant de chercher l’autorisation des grandes agences de régulation comme l’Agence européenne du médicament (EMA) ils ont mené une stratégie d’approbation pays par pays en Asie et Amérique Latine – ce qui est interdit dans l’histoire du médicament. Comme l’affirme Joachin Hombach, du groupe consultatif d’experts sur la vaccination de l’OMS, « Cela accélère la disponibilité du vaccin là où il y en a besoin. Mais il faut reconnaître que les agences de régulation de ces pays ont moins l’habitude d’analyser des dossiers aussi complexes et ont moins accès à des experts très qualifiés ».13Effectivement, cette tactique a été mise en œuvre par Sanofi avec l’argument de rendre accessible le médicament dans les pays touchés par la maladie, mais il ne faut pas oublier que les territoires d’Outre Mer – Martinique, Guyane et Guadaloupe- sont des territoires français également concernés et que les autorités françaises ont déconseillée l’utilisation anticipée du vaccin .14

Finalement, en avril 2016, le géant pharmaceutique a introduit la demande auprès de l’agence européenne EMA qui a donné un avis positif pour la commercialisation du vaccin sous certaines conditions. 15 Il est à noter que cet accord a été donné en octobre 2018, quand en moyenne il faut moins d’un an pour obtenir une autorisation.16

Conclusion

La controverse sur le Dengvaxia a mis en évidence le lien entre l’avarice des entreprises et l’intérêt politique dans un système de santé contrôlé par les multinationales. Si le système de santé est un indicateur de la façon dont le gouvernement valorise la santé de sa population, alors les Philippines sont lamentablement malades. Le fiasco du Dengvaxia est une manifestation de l’injustice qui existe depuis longtemps dans l’accès aux services de santé dans le pays. Les administrations du passé et du présent ont naturellement engagé des réformes de santé, mais une analyse plus approfondie montre que les pauvres n’ont pas beaucoup profité de ces réformes et que ce sont surtout les riches qui ont accès à des services de santé de qualité, car ceux-ci sont basés sur le profit et contrôlés par des entités privées.

Les politiciens ont exploité les institutions gouvernementales et les fonds publics à des fins politiques. Les programmes gouvernementaux, comme la vaccination de masse, qui visent soi-disant à améliorer la condition des personnes, en particulier les plus vulnérables, comme les enfants, ont été transformés en une vache à lait par des entreprises privées et des fonctionnaires corrompus. L’incohérence et le double langage sont des caractéristiques inhérentes aux dirigeants publics. Par exemple, le président Aquino a justifié l’approbation de l’achat du vaccin contre la dengue en disant qu’il ne voulait pas priver les pauvres de la même protection sanitaire que les riches. Sous son administration cependant, il a fait pression pour la privatisation et la commercialisation des hôpitaux publics aux dépens des pauvres.

Avant même le fiasco du Dengvaxia, des groupes de santé progressistes et des activistes avaient reproché au gouvernement de traiter les soins de santé comme une marchandise plutôt que comme un droit du peuple. Les services de santé sont devenus plus inaccessibles aux pauvres à mesure que le gouvernement continue de réduire le budget de la santé, de privatiser davantage les hôpitaux publics et d’envoyer davantage de professionnels de la santé à l’étranger.

L’administration Duterte ne doit pas ignorer la clameur publique qui réclame des comptes à la fois à Sanofi et à ceux qui ont fait pression pour le programme de vaccination de masse contre la dengue. Mais plus important encore, il devrait s’abstenir de politiser la question et plutôt mettre en place un système pour lutter contre l’hystérie publique et fournir des services de santé et une assistance directe aux victimes du Dengvaxia.

Sources:

1 https://medicalxpress.com/news/2016-04-philippines-mass-dengue-vaccination.html

2 https://www.sanofipasteur.com/media/Project/One-Sanofi-Web/sanofipasteur-com/en/media-room/docs/PR_20160404_ImmunizationProgramInPhilippines_EN.pdf

3 https://mediaroom.sanofi.com/en/press-releases/2017/sanofi-updates-information-on-dengue-vaccine/

4 https://www.eurekalert.org/pub_releases/2018-10/tfg-ddi101118.php

5 http://altermidya.net/dengvaxia-fiasco-symptom-deeper-malady/

6 http://www.who.int/denguecontrol/disease/en/

7 https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1247383/

8 https://www.rappler.com/newsbreak/in-depth/190838-mass-use-dengue-vaccine-doh-formulary-executive-council

9 https://tghn.org

10 https://www.keionline.org/23327Photo : CADR

11 https://vaxxter.com/vaccine-maker-sanofi-pharma-fined-millions-for-bribery/

12 https://www.lemonde.fr/medecine/article/2018/03/06/vaccination-contre-la-dengue-le-fiasco-de-sanofi_5266163_1650718.html

13 https://www.lemonde.fr/sciences/article/2018/03/06/pourquoi-la-france-refuse-le-vaccin-contre-la-dengue-pour-ses-territoires-d-outre-mer_5266352_1650684.html

14 https://fr.reuters.com/article/frEuroRpt/idFRL8N1O55BA

15 Personnes âgées entre 9 et 45 ans ayant déjà été infectées par le virus de la dengue et vivant dans des zones endémiques

16 https://www.lemonde.fr/sante/article/2018/10/19/vaccin-de-sanofi-contre-la-dengue-avis-positif-pour-une-autorisation-dans-l-ue_5371974_1651302.html

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