L’effet combiné d’une succession rapide de crises globales (Covid-19, nouvelles guerres, phénomènes climatiques extrêmes …) et d’une course géostratégique accélérée entre les États-Unis et la Chine redéfinit aujourd’hui l’échiquier politique international. Ces dynamiques se répercutent sur la coopération au développement et l’action humanitaire des pays de ce qu’on appelle le « Nord global », où ces deux dimensions de la coopération internationale semblent de plus en plus utilisées pour mobiliser des ressentiments nationalistes d’un côté, et pour renforcer une politique étrangère utilitariste de l’autre. En reprenant ces tendances, le programme gouvernemental 2023-2028 s’approprie des éléments de pensée des discours politiques internationaux actuels qui peuvent interpeler. Si les dérives les plus extrêmes de certains gouvernements européens issus de la droite dure sont évitées, on regrette non moins l’absence de toute vision pour un monde plus solidaire qui assurera des partenariats entre égaux et laissera aux populations du Sud leur juste part dans la gouvernance globale. L’affirmation par le programme gouvernemental que « la politique de coopération du Luxembourg poursuivra en premier lieu l’impératif humaniste d’aider ceux qui sont dans le besoin » doit donc être lu comme une confirmation de l’engagement humanitaire du Luxembourg, qui n’exclut point une politique de coopération au développement soumise au primat de l’économie et axée pour sa part sur les intérêts du Grand-Duché.
L’Afrique prioritaire
Le programme gouvernemental dédie deux pages et deux paragraphes d’un total de 209 pages à la coopération au développement. L’Afrique y est définie comme « la priorité » de la coopération internationale du Luxembourg, ce qui semble confirmer le statu quo de cinq pays africains parmi les six pays partenaires prioritaires de la coopération. Or, si les partenariats existants renforcent des liens de solidarité démographiques (par exemple à travers la diaspora du Cap-Vert) et des affinités linguistiques (franco- et lusophone), le programme 2023-2028 annonce une approche plus pragmatique : « Une stratégie de développement réussie permet d’aborder de manière concrète et holistique les questions sociales, de sécurité, de climat et de flux migratoires. »
Ce choix de points focaux peut surprendre. S’il reprend les préoccupations des pays du Nord, il semble peu concerné par les priorités des populations du Sud. Sauf si on considère, comme le fait le programme gouvernemental, que nous vivons « [d]ans un monde globalisé, où les intérêts des différents États se confondent […] ».
La coopération au développement des marchés
Selon le programme gouvernemental, l’objectif primaire de la coopération luxembourgeoise ne semble pas être le développement endogène des sociétés locales, mais celui des marchés globaux. Les points de référence pour cette vision sont clairement articulés : « Le continent africain a un énorme potentiel, notamment en tant que partenaire stratégique pour les matières premières. » et « Le Gouvernement veillera à créer de nouvelles synergies concernant les énergies renouvelables, notamment en matière de l’hydrogène renouvelable .» En effet, « les capacités et compétences du secteur privé luxembourgeois ainsi qu’une mise en réseau accrue entre l’économie et la coopération » seraient à « [mettre] à profit des efforts de lutte contre la pauvreté extrême et de la réalisation des objectifs de développement durable ».
En soi, ce rôle important de l’économie luxembourgeoise n’est pas neuf pour la coopération luxembourgeoise, et était même à la base de la création de l’agence Lux-Development en 1978[1]. Un exemple plus récent de cette importance sont les visites répétées au Sénégal du précédent ministre de la Coopération et du Commerce. La visite du Grand-Duc héritier en 2023 souligne l’importance accordée par le Luxembourg au développement de ses relations économiques avec le Sénégal. Mais si le Sénégal est un pays partenaire privilégié de la Coopération luxembourgeoise depuis 1993, c’est surtout depuis la découverte de réserves de pétrole et de gaz importantes au cours de la dernière décennie que son intérêt pour les pays du Nord a explosé. Depuis, nombre de dirigeantes et dirigeants internationaux courtisent le pays afin d’initier des coopérations dans le domaine de l’énergie, notamment autour du gaz naturel liquéfié, des énergies renouvelables et de l’hydrogène[2].
Matières premières, énergies renouvelables, hydrogène : sans être nommé explicitement dans le programme gouvernemental, le partenariat avec le Sénégal apparaît comme un cas exemplaire de la coopération internationale que souhaite développer le nouveau gouvernement. Il permet de discerner le rôle important de la poursuite des intérêts nationaux au sein d’une coopération qui promet le « renforcement de la résilience énergétique dans nos pays partenaires ». Et il ouvre une lecture spécifique de la ligne de marche donnée par le programme : « De manière générale, la coopération au développement aura comme objectif final de permettre aux pays partenaires de fonctionner sans aide internationale. Dans ce cadre, le Gouvernement s’efforcera de promouvoir un commerce équitable et des relations égales avec les pays partenaires. »
Le programme gouvernemental constate que la promotion de l’exploitation des matières premières en Afrique renforcerait une « résilience », mais n’indique pas sur quelle base repose ce postulat. Alors même que l’histoire des relations Nord-Sud déborde d’exemples de création de secteurs économiques exportateurs qui, précisément à cause de leur inclusion dans un marché global, s’avéraient beaucoup moins résilients et équitables dans la suite. De plus, ces pays sont devenus moins indépendants, que ce soit en rendant les richesses d’un pays inaccessibles aux populations locales (trop chères, distribution domestique limitée), en réduisant la résilience économique d’un pays en l’exposant aux chocs économiques du marché global (effondrement des prix des matières premières, crises du système financier global) ou en créant des monocultures exportatrices vulnérables au changement climatique et souvent sans utilité directe pour les populations locales (par exemple les cultures pour l’huile végétale carburant). De fait, en créant pour les pays du Sud la nécessité de trouver des ressources financières sur les marchés internationaux pour développer ces branches économiques ou pour pouvoir faire face aux difficultés désastreuses ainsi rencontrées, ces approches au développement ont souvent contribué à leur dépendance de l’aide internationale.
Si le programme gouvernemental promet des « relations égales avec les pays partenaires », c’est donc sous la forme de la relation commerciale entre vendeur et acquisiteur supposés libres dans leurs actions, mais au sein d’un système politique et commercial international dont la forme est fixée par le Nord. Et sans intention d’inclure de manière significative les pays du Sud dans le développement de ce système, par exemple par le biais d’une réforme de la gouvernance des institutions financières multilatérales. Les relations égales ne sont donc pas nécessairement des relations entre égaux. Affirmer que les « intérêts des différents États se confondent », il faut constater, revient pour le gouvernement à promouvoir un modèle de marché international que des décennies de recherche scientifique et d’expériences de terrain ont pourtant identifié comme source des problèmes les plus graves, plutôt que de solutions adaptées.
Et c’est précisément sous cette lumière d’une promotion des marchés globaux que se révèle l’importance d’un aspect frappant du programme gouvernemental 2023-2028 : ses nombreuses omissions.
Des omissions importantes
Alors que la promotion du secteur privé et du « centre financier international de premier plan » du Luxembourg occupait une place importante dans le programme gouvernemental 2018-2023, celui-ci prenait soin de souligner que « il veillera à ne pas contribuer via ces partenariats publics-privés à la privatisation des services sociaux de base dans les pays partenaires », que « le Luxembourg favorisera le transfert de connaissances et technologies » vers les pays partenaires, et que les efforts pour un devoir de vigilance en matière de droits humains étaient « salué[s] ». Ces références à des régulations de l’activité commerciale et ces exemples de contributions directes aux intérêts des pays du Sud sont complètement absentes du programme actuel, alors même que notamment un devoir de vigilance européen était inclus dans le programme électoral de la DP.
Le primat renforcé de l’économie dans la coopération au développement du Luxembourg se manifeste aussi dans l’omission, dans le paragraphe sur la politique de coopération multilatérale, de l’instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale (IVCDCI) de l’Union Européenne (UE). Le IVCDCI constitue la politique de coopération à proprement parler de l’UE et était encore mentionné dans le programme du gouvernement précédent, qui promettait que « les objectifs de la coopération au développement tels que définis par le consensus européen pour le développement sera défendu ». Pour le gouvernement actuel il s’agira cependant « d’accroître le poids géopolitique de l’[UE] », en soutenant le Global Gateway, qui vise principalement une prise d’influence globale à travers le secteur privé[3].
La notion de « géopolitique » fait ici référence au fait que le Global Gateway de l’UE est une réponse à la Belt and Road Initiative (BRI) de la Chine et à des initiatives sous égide des États-Unis. Si ces initiatives poursuivent des ambitions globales, elles se concentrent fortement sur le continent africain et notamment les secteurs de la finance et de la technologie. Avec sa volonté de focusser la coopération internationale du Luxembourg sur le continent africain, et en promouvant, comme le faisait le gouvernement précédent, le secteur commercial luxembourgeois, le nouveau gouvernement veut donc agir en compétition non seulement avec ses grands voisins européens, mais aussi sur le parquet des grandes puissances globales. Mais si ces dernières prennent soin d’inviter les pays du Sud à être des partenaires à part entière dans un projet global commun (le titre de la stratégie Afrique de la coopération internationale allemande étant par exemple Gemeinsam mit Afrika Zukunft gestalten – Construire l’avenir ensemble avec l’Afrique), aucune mention de cocréation ou de partenariats émancipatoires et inclusifs n’est faite dans le programme gouvernemental 2023-2028.
Une aide publique au développement (APD) de 1% en risque d’être émincée
Après la réduction du budget de coopération internationale de la Suède sous la pression de l’extrême droite, le Luxembourg est parmi les rares pays à maintenir une APD de 1% du RNB, ce qui est autant un investissement dans le nation branding luxembourgeois que dans les relations du Grand-Duché avec les pays du Sud. Mais si le nouveau programme gouvernemental promet de maintenir le 1%, face au nouveau primat économique dans la coopération luxembourgeoise, trois grands doutes s’imposent quant à sa qualité.
D’abord, considérant que le programme gouvernemental inclut la migration et le changement climatique dans le chapitre sur la coopération au développement, son omission du principe d’additionnalité (qui postule une comptabilisation en dehors de l’APD des coûts d’accueil des réfugié.e.s et des financements climatiques internationaux), encore soutenu dans le programme 2018-2023, interroge. D’autant plus que le programme gouvernemental précédent avait encore clairement séparé la finance climatique de la coopération en la plaçant dans le chapitre « protection du climat » et en y affirmant une seconde fois (après le chapitre sur la coopération) le principe de cette additionnalité.
Ensuite, si la valeur de 1% est un marqueur quantitatif important, sa valeur absolue risque de se réduire sous la menace d’une récession économique ou d’une inflation continue, ou suite aux « ressources limitées » constatées par le programme gouvernemental. Ainsi, la promesse d’une APD de 1% n’équivaut pas à une promesse de maintenir les sommes totales dédiées à l’APD.
Finalement, la promesse du programme 2018-2023, que « l’APD sous forme de dons sera privilégiée » ne se retrouve plus dans le programme du nouveau gouvernement. La question se pose donc si cette omission présage un changement de stratégie à cet effet.
Le développement durable … de l’économie luxembourgeoise
Un dernier mais pas moins important constat à soulever dans le programme gouvernemental 2023-2028 est la place réservée aux organisations non-gouvernementales de développement (ONGD). Même si le Cercle de Coopération, la plateforme qui réunit et représente les ONGD, est mentionné, une vision de la contribution potentielle de la société civile luxembourgeoise – comme celle des pays du Sud – à la coopération internationale, ainsi que du soutien que leur offrira le gouvernement dans cette contribution, manque. L’ancien programme soulignait « l’importance accordée » aux ONGD et promettait que « la complémentarité et les partenariats dynamiques et diversifiés avec les ONG internationales, nationales et locales seront maintenus et renforcés, notamment par le biais d’accords de partenariat stratégiques pluriannuels […] ».
Pour conclure, il ne surprend guère que le programme gouvernemental, tout en promettant de poursuivre la mise en œuvre de l’Agenda 2030 et de ses objectifs de développement durable, ne rende pas compte du fait que le Luxembourg est un obstacle majeur dans leur réalisation. Placé 162e sur 166 pays évalués par le Spill-Over Index du Sustainable Development Report[4] en 2023, ce sont notamment les modes de consommation et le modèle économique du Luxembourg qui ont des effets négatifs sur le développement des autres pays du monde. Malheureusement, le programme du nouveau gouvernement montre que l’objectif de coopération au développement semble être d’assurer primairement le développement durable … de l’économie luxembourgeoise.
**Sebastian Weier est le responsable plaidoyer national et médias du Cercle des ONGD
Notes :
[1] Lux-Development, Rapport Annuel 2018, p.4
[2] À titre d’exemple : visite du chancelier allemand en 2022 et le partenariat de transition énergétique de l’Union européenne : Commission Européenne, L’UE et le groupe des partenaires internationaux annoncent un partenariat de transition énergétique juste avec le Sénégal alliant des objectifs climatiques et de développement, Paris, 22 juin 2023, https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_23_3448 (consulté le 06 janvier 2024).
[3] Selon l’Union Européenne, le Global Gateway « permettra ainsi aux partenaires de l’UE de développer leurs sociétés et leurs économies, mais également au secteur privé des États membres de l’UE d’investir et de rester compétitif, tout en garantissant les normes les plus élevées en matière d’environnement et de travail, ainsi qu’une bonne gestion financière. » Commission Européenne, Global Gateway, https://commission.europa.eu/strategy-and-policy/priorities-2019-2024/stronger-europe-world/global-gateway_fr (consulté le 19 janvier 2024).
[4] SDG Transformation Center, Sustainable Development Report 2023, 21 juin 2023, https://dashboards.sdgindex.org/rankings/spillovers# (consulté le 29 janvier 2024).