Le traité international pour contrôler les multinationales, de plus en plus lointain

Publié dans El Salto

La cinquième session du groupe des Nations Unies chargé d’élaborer un instrument international juridiquement contraignant sur les entreprises et les droits de l’homme s’est tenue du 14 au 18 octobre à Genève. Mais dans le texte soumis à la discussion, il ne reste plus grande chose de l’esprit et de l’ambition avec lesquels ce processus était né il y a cinq ans.

Comme chaque année depuis l’adoption de la résolution du Conseil des droits de l’homme en 2014 exhortant les pays à élaborer un instrument international juridiquement contraignant sur les entreprises et les droits humains, la nécessité de mécanismes de contrôle pour endiguer l’impunité dont jouissent les grandes entreprises dans leur expansion mondiale était à nouveau au centre du débat international lors de la cinquième session. Toutefois, les possibilités que ce processus à l’ONU aboutisse à la création de nouvelles règles contraignantes pouvant mettre les bénéfices des entreprises en danger de manière ne serait-ce que minimale, semblent de plus en plus éloignées.

La première ébauche du futur traité a été présentée l’année dernière. Dans cette première version du texte, il y avait au moins six éléments fondamentaux qui étaient discutables et se distançaient des demandes exprimées par les organisations sociales impliquées dans le processus. A savoir : il ne s’agit pas d’un instrument juridique spécifique pour les sociétés transnationales ; il n’établit que des obligations pour les États ; il n’intègre pas de mécanismes efficaces de respect du droit international ; il laisse de côté la responsabilité (solidaire ?) des multinationales dans les chaînes de valeur mondiales ; il ne tient pas compte de la primauté des droits humains sur les accords commerciaux et d’investissement ; il ne comprend ni organes, ni instances pour contrôler et surveiller.

La deuxième version du texte du traité, qui a été présentée cette année et qui a servi de base aux débats de Genève, a continué sur cette même lignée. Ainsi, loin d’intégrer les exigences d’une plus grande régulation pour éviter de brouiller les responsabilités juridiques des transnationales dans la sphère mondiale, les possibilités de contrôle de ces sociétés restent encore entre les mains des Etats. En gros, le traité est plus proche de devenir une version remaniée des Principes directeurs – dont, rappelant son préambule, « aucune nouvelle obligation juridique ne découle  » – que de servir à faire progresser la création de normes internationales qui placent les droits humains au-dessus de la lex mercatoria.

De l’esprit et de l’ambition avec lesquels la résolution 26/9 est née il y a cinq ans, il reste peu de choses. Pas même ce qui a toujours été l’objectif fondamental d’un traité de ce type : qu’il soit utile pour caractériser les crimes économiques et écologiques commis par les entreprises transnationales et qu’il serve à combler le vide existant en droit international en ce qui concerne leur réglementation. Les pressions des lobbies des entreprises et les changements dans la corrélation des forces à l’échelle mondiale y sont pour beaucoup dans cette involution du processus aux Nations Unies. Les péripéties du gouvernement équatorien, qui a d’abord assumé un fort leadership du processus et puis a assoupli sa position, et de l’Union européenne, qui est passée du boycott de la première session du groupe de travail en 2015 à une bonne disposition lors de la session inaugurale de cette année, en témoignent.

Face à l’architecture de l’impunité….

Alors que la rhétorique du « respect, de la protection et de la réparation » des droits de l’homme se perfectionne dans les instances internationales, l’architecture juridique de l’impunité continue à se renforcer. Les contrats et les entreprises sont protégés par le cadre normatif complexe que les sociétés transnationales et les États qui les soutiennent ont mis en place ces dernières décennies, passant outre les droits fondamentaux des majorités sociales et la démocratie elle-même. Après tout, le processus des traités à l’ONU ne diffère pas de la réalité actuelle des droits humains dans le monde entier.

La toile de fond est que nous vivons une offensive mercantilisante mondiale, dans laquelle la dynamique capitaliste, patriarcale, coloniale, autoritaire et insoutenable s’exacerbe. Ainsi, on continue de renforcer un modèle dans lequel les grandes entreprises ne cessent d’étendre leur pouvoir, remettant en question la démocratie libérale-représentative et devenant un gouvernement de facto. Il en résulte la destruction progressive de la souveraineté populaire et la capture de pays et territoires comme s’ils faisaient partie de l’organisation interne des grandes entreprises.

Ainsi, l’asymétrie normative qui protège les droits des sociétés transnationales et du capital financier est accentuée, avec des règles contraignantes et des tribunaux privés qui les appliquent avec une efficacité remarquable. Entre temps, les droits humains oscillent entre la fragilité des normes internationales, les recommandations des comités chargés de leur application et la passivité des gouvernements face au non-respect des conventions et des traités internationaux.

Dans ce contexte, des changements substantiels se produisent dans la catégorie juridique des droits humains, qui subissent une triple reconfiguration. Primo, ils sont déréglementés sur la base de l’exploitation généralisée des personnes et des processus de privatisation. Deuxio, ils sont expropriés selon la logique de l’accumulation par dépossession. Tertio, ils sont détruits en fonction d’un colonialisme/racisme extrême lié à la nécro politique. Dans ce contexte, ceux qui ne participent pas à la société de consommation ou qui n’apportent pas de valeur ajoutée au processus de reproduction du capital ne sont pas indispensables.

Les institutions mondiales et la plupart des États ne font pas que supprimer et suspendre des droits. Ils sont aussi en train de redéfinir qui sont des sujets de droits, qui ne font pas partie de la catégorie des êtres humains, ce qui provoque un sentiment de décomposition généralisée du système international des droits humains. La féodalisation des relations économiques, politiques et juridiques colonise l’architecture institutionnelle des démocraties représentatives. Pour cette raison, si nous voulons parler sérieusement des droits humains, de l’Equateur à Rojava en passant par la Méditerranée, nous devons adapter les discours creux aux contextes où ces droits sont subordonnés aux intérêts du capital transnational.

Alors que l’organe normatif relatif à la marchandisation du système néolibéral a été perfectionné en faveur des sociétés transnationales, la possibilité d’exercer un contrôle réel sur leurs activités a été abandonnée, laissant leurs obligations socio-écologiques entre les mains des accords volontaires. En ce moment, à la suite de la nouvelle vague de traités de commerce et d’investissement, l’idée d’inclure la  » responsabilité sociale  » – rebaptisée dans l’agenda international  » objectifs du développement durable  » – comme l’élément correctif de cette asymétrie normative refait surface.

Deux décennies après le lancement du paradigme de  » l’entreprise responsable  » comme un prétendu bond en avant dans le modèle des relations entre les multinationales et la société dans son ensemble, il est clair que la RSE n’a jamais été conçue comme un instrument efficace pour contrôler les grandes entreprises. La  » responsabilité sociale « , en plus de servir à laver le visage de l’entreprise, est devenue une formule de droit mou qui est théoriquement protégée par  » l’éthique des affaires  » mais qui, dans les faits, se contente à peine de renvoyer ses obligations à la publication des rapports annuels de ses activités.

D’où la nécessité de modifier les législations nationales. Mais aussi, et surtout, de progresser vers des réglementations internationales capables d’englober toute la complexité des grands conglomérats économiques, avec des critères qui transcendent le cadre étatique, brisent la séparation apparente entre société mère et filiales, et protègent la  » levée du voile corporatif ». Le fait est que les États ne disposent pas des instruments politiques et normatifs nécessaires pour contrôler efficacement les sociétés transnationales, car les règles internationales en matière de commerce et d’investissement – et la force avec laquelle les États centraux les appliquent – érigent un bouclier juridique qu’il est très difficile de briser uniquement depuis le niveau étatique.

…Régulation et confrontation

Dans la conjoncture actuelle du capitalisme mondial, toute tentative de régulation des mécanismes d’extraction et d’appropriation des richesses par les grandes entreprises peut devenir une mesure radicale, en s’attaquant directement au cœur du profit des entreprises. En effet, la simple suggestion d’introduire des modifications législatives en matière sociale ou fiscale risque d’alarmer le patronat et les lobbies d’entreprises, qui battent le pavillon de la « sécurité juridique » pour défendre leurs contrats et intérêts privés.

Sielles sont touchées par des mesures réglementaires qui nuisent à leurs intérêts, il ne fait aucun doute que les grandes entreprises utiliseront tous les instruments juridiques et économiques à leur disposition pour tenter de les repousser. Mais le cœur de ce différend n’est pas une question de technique juridique, mais de volonté politique ; en d’autres termes, de capacité à soutenir ce type de réforme avec une forte mobilisation sociale et un soutien populaire. Ce qui semble clair, c’est que le droit officiel, faisant partie de la structure hégémonique de domination, ne peut devenir un moyen contre-hégémonique que s’il est subordonné à une action politique.

Le processus suivi à l’ONU n’est pas étranger à ce contexte. Peu à peu, le traité devient un document méconnaissable par rapport aux débats et aux propositions formulées entre 2015 et 2018 par les juristes, les défenseurs des droits humains et les représentants des organisations sociales et des communautés affectées. Dans le texte, il ne reste pratiquement plus rien sur les sociétés transnationales en tant que sujets d’obligations en droit international, sur les règles du commerce et de l’investissement, sur le rôle joué par les institutions économiques et financières internationales, sur la possibilité de créer un tribunal mondial des sociétés et des droits humains, etc. Dans ce cadre, une stratégie d’influence politique soutenue uniquement par des pressions sur les ambassades et les gouvernements ne pourra pas donner lieu à un traité international pour contrôler efficacement les multinationales.

Officiellement, le processus se poursuit. Mais avec ce document comme base de négociation entre pays, où les postulats du texte seront inévitablement abaissés encore davantage, même si le traité était finalement approuvé, il ne serait pas d’une grande utilité non plus. Les réformes « sans plus », en plus d’être conjoncturelles, peuvent finir par renforcer l’ordre établi et générer une démobilisation sociale.

Que le déclin de ce processus sur une norme internationale contraignante sur les entreprises et les droits humains, autour de laquelle des centaines d’ONG et d’organisations sociales du monde entier se sont articulées, serve à réfléchir sur les stratégies à suivre, afin de ne pas se perdre dans des processus longs et bureaucratiques, de ne pas générer de fausses attentes et, en même temps, de renforcer la capacité de dénonciation, mobilisation et sensibilisation. Dans ce type de négociations institutionnelles, les conseils habituels de « réalisme » sont discutables. La conception de « voir grand et aller de l’avant» des mouvements sociaux et des communautés affectées est différente de celle des gouvernements des pays centraux et des sociétés transnationales. Le pragmatisme de ces derniers repose sur une négociation asymétrique qui conduit souvent à des résultats vides et imprécis.

Dans un scénario qui devient de plus en plus défavorable, il s’agit d’éviter que l’action sociale et politique des collectifs et mouvements de résistance soit conditionnée au timing des organismes nationaux et internationaux. Plutôt que de concentrer toutes les forces sur le terrain institutionnel, le pari serait de continuer à renforcer les logiques contre-hégémoniques aux niveaux local, régional et mondial. Ces alliances locales et mondiales, sans abandonner les cas de régulation dans lesquels il existe des possibilités de réaliser d’importantes modifications normatives, sont fondamentales pour construire des modèles alternatifs capables de démanteler les transnationales et de formuler des propositions économiques de grande portée.

Guider l’activité sociale, politique et économique par des valeurs contre-hégémoniques fondées sur l’écoféminisme, la propriété collective, la démocratie et l’autogestion, c’est affronter à la racine les pratiques promues par les sociétés transnationales. Au-delà de la séparation du marché et des institutions publiques, il s’agit de construire, au-delà du système étatique, des systèmes économiques, de coopération et de nouveaux systèmes institutionnels capables de s’auto-dynamiser, de se construire et de s’organiser. Face à l’élimination institutionnelle des droits, il faut une articulation internationaliste qui rejette l’État comme unique source de droits et qui revendique le rôle moteur des organisations, mouvements et communautés dans la création des conditions qui garantissent une vie digne et en paix avec la planète pour les majorités sociales présentes et futures.

Pedro Ramiro (@pramiro), Erika González (@OMAL_info) et Juan Hernández Zubizarreta (collaborateur du Tribunal permanent des peuples). Chercheurs de l’Observatoire des Multinationales d’Amérique Latine (OMAL) – Paix dans la dignité.

 

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