Les arbres doivent-ils avoir des droits ?

Si, comme dans la célèbre histoire d’Antoine de Saint-Exupéry, quelqu’un nous demandait « dessine-moi un arbre », quelle serait l’image que nous mettrions sur le papier ? Un tronc peint en brun, avec quelques branches et des feuilles vertes dessus ? Ou un tronc, des branches, des feuilles, de la terre et des racines ? Ou le tronc, les branches, les feuilles, la terre, les racines, la faune souterraine, les champignons, les insectes, l’air et les oiseaux ? Ou tout cela plus l’odeur des essences, le bruissement des feuilles, les souvenirs d’amours gravés sur le tronc et le sentiment de tranquillité qu’apporte la présence des arbres?

Ce sont autant de représentations différentes de la nature qui préfigurent notre relation avec notre environnement et nous situent à une certaine place par rapport à lui. Face à la conjonction de crises (écologiques, politiques, économiques et civilisationnelles) que nous vivons actuellement, quels outils avons-nous pour y faire face et construire notre avenir ? Quand on sait qu’actuellement « on a créé plus de lois pour protéger la propriété intellectuelle des entreprises ou pour garantir les investissements que pour contrôler les activités qui affectent le métabolisme de la nature et pour préserver les territoires »[1], il convient de se demander si les outils politiques et juridiques dont nous disposons sont adaptés à l’ampleur du désastre que nous avons causé.

La crise écologique, une crise structurelle

Malgré les efforts considérables déployés par de nombreux acteurs publics et privés pour semer le doute sur la crise environnementale[2] , celle-ci est désormais une évidence objectivement irréfutable. Bien que certains secteurs du Nord global souhaitent concentrer le débat exclusivement sur la question du réchauffement de la planète (également appelé « changement climatique » ou « crise climatique »), celui-ci n’est qu’un des nombreux symptômes d’un système politique et économique plus large. La crise que nous traversons est la conséquence de ce que l’on a appelé le « développement » des sociétés industrielles, axé sur la surexploitation des ressources naturelles, la surproduction de biens de consommation et la création de modèles de consommation disproportionnés.

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Ce modèle prédateur est basé sur un paradigme anthropocentrique, qui a donné à la personne humaine une place prééminente et disproportionnée, la mettant au-dessus de tous les autres êtres vivants, brisant ainsi les liens entre les sociétés humaines et les écosystèmes. La nature n’est ni la norme ni un refuge, l’être humain ne la considère que comme une ressource à son service, dans le meilleur des cas, comme le « milieu » dans lequel il vit. Réduire la discussion au changement climatique permet donc de détourner l’attention et d’éviter le débat sur la question fondamentale : l’existence de paradigmes et de visions du monde alternatifs au modèle hégémonique, et la confrontation d’intérêts que cela implique.

Au-delà de cet apparent dialogue de sourds, l’expérience de ces dernières années montre une progression constante de nouveaux concepts, normes et pratiques qui mettent à mal ce modèle univoque, dont l’inefficacité pour la préservation de la vie sur la planète a été démontrée.

Les paradigmes alternatifs et leur influence sur la conceptualisation des droits de la nature

Sumak Kawsay[3], qui a été traduit par  » Bien Vivre », est un concept issu des cosmovisions andines d’Amérique latine, qui propose un horizon civilisationnel alternatif au capitalisme. En donnant la priorité à la vie, le Sumak Kawsay fait de la vie en harmonie avec la nature un axe central, considérant l’humain comme un élément constitutif de celle-ci, un de plus, à côté des autres espèces vivantes. À l’instar des écosystèmes, le Sumak Kawsay recherche la coexistence en communauté et « il est accompli de manière collective, complémentaire et solidaire, en intégrant dans sa réalisation pratique, entre autres, les dimensions sociale, culturelle, politique, économique, écologique et affective  » (Ley Marco de la Madre Tierra, 2012, Bolivie).

L’émergence du concept est venue contredire la logique capitaliste, son individualisme inhérent, la monétarisation de la vie, la dénaturalisation de l’être humain et la vision de la nature comme un objet. Les discussions autour du Bien Vivre ont relancé les réflexions et les formulations de modèles alternatifs au développement et, en dépassant la sphère strictement ethnique, elles ont ouvert la porte à des perspectives critiques sur des notions en vogue, telles que le « développement durable ». Depuis le début de ce siècle, la notion de Bien Vivre a été inscrite dans deux constitutions nationales (en Équateur et en Bolivie), a alimenté le débat et guidé les revendications des mouvements sociaux, a attiré l’attention du monde académique et a imprégné la diplomatie internationale.

L’Équateur, premier pays au monde à inclure les droits de la nature dans son système juridique, établit dans sa Constitution que la nature a droit à son existence, au maintien et à la régénération de ses cycles biologiques et évolutifs, de sa structure et de ses fonctions, ainsi qu’à sa restauration. La charte politique équatorienne propose une approche interculturelle, incluant la cosmovision andine et reconnaissant la nature comme la Terre Mère, une entité dont les humains sont une partie indivisible. Selon cette vision du monde, les communautés humaines, les territoires et la biodiversité ne sont pas des domaines séparés. Cette idée a été aussi reprise dans la Loi de la Terre Mère, dictée en Bolivie. De cette manière, ces cadres juridiques viennent réparer la fracture entre les êtres humains et la nature, permettant, au moins sur le papier, de protéger les droits culturels et territoriaux au niveau local, mais aussi de défendre les écosystèmes, même au-delà des frontières nationales.

Sumak Kawsay et l’approche « Harmonie avec la nature » de l’ONU

Au sein des Nations unies, le Sumak Kawsay a été l’une des notions inspirant l’approche « Harmonie avec la nature », concrétisée par une résolution du même nom (2009), à partir de laquelle a été développé un vaste agenda[4]. Rassemblant de multiples perspectives, il a réaffirmé le lien inextricable entre la nature et l’existence humaine, notant que la réciprocité entre les deux a été rompue par l’industrialisation et le colonialisme.

Les rapports  » Harmonie avec la nature  » sont l’une des compilations les plus critiques de l’économie néoclassique au sein du système des Nations unies. Remettant en question, par exemple, le paradigme de la consommation et la mesure du progrès au travers du produit intérieur brut (PIB)[5], les rapports présentent également une critique directe de la législation environnementale, soulignant comment le concept d' »environnement » a supplanté la considération de la nature elle-même, en fragmentant la protection des écosystèmes, en dosant les destructions autorisées et en entravant l’accès à la justice. Ainsi, on estime que des principes comme celui du « pollueur-payeur » sont étrangers à l’approche et on propose plutôt d’imposer des charges plus lourdes aux entreprises et d’intégrer au marché le coût de l’épuisement des ressources naturelles, les effets de la pollution, le changement climatique et la perte de biodiversité.

Au niveau législatif, il est recommandé d’accepter la nature comme source et guide et de créer ce que les rapports appellent une « jurisprudence de la Terre ». On appelle notamment à établir un devoir de protection de la planète, à rectifier les inégalités dans la répartition des richesses, à soutenir les organisations qui promeuvent des normes de protection, à réglementer l’extraction des ressources afin qu’elle ne dépasse pas la capacité de régénération de la planète, à prendre en compte le droit coutumier des cultures non occidentales et à mesurer les objectifs du Millénaire dans une perspective centrée sur la Terre. La création de tribunaux spécialisés et la limitation des droits de propriété ainsi que des droits des sociétés font également partie de l’arsenal des mesures suggérées.

Enfin, les rapports appellent à la promotion d’une « citoyenneté écologique », en allant au-delà de la simple sensibilisation et en concentrant les efforts des changements réels de valeurs et de comportements. La création d’un nouveau type de gouvernance apparaît comme un élément fondamental, afin que les décisions environnementales incluent réellement toutes les parties prenantes, dans un modèle « de bas-en haut », garantissant l’accès à l’information et une influence réelle sur les décisions, et mettant en avant le rôle des cultures autochtones.

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L’encyclique Laudato si’ et le Sumak Kawsay

La publication en 2015 de l’encyclique papale Laudato si’[6] a eu un impact profond qui a transcendé la communauté catholique, en raison de la force de son diagnostic et de la pertinence de son défi. Dans ce document, le pape lance un « appel urgent à prendre soin de notre maison commune » et présente un contenu très similaire à celui des rapports « Harmonie avec la nature ». En plus de décrire les grands problèmes environnementaux et sociaux de notre époque, le document dénonce l’anthropocentrisme et le paradigme technocratique, l’application de politiques erronées[7] basées sur la technologie ou l’autorégulation, ainsi que l’adoption d’une écologie superficielle.

Comme l’approche de l’ONU, l’encyclique inclut, entre autres, le principe d’interconnexion (« l’environnement humain et l’environnement naturel se dégradent ensemble ») ; le principe de responsabilité commune mais différenciée (« les pays qui ont bénéficié d’un haut degré d’industrialisation, au prix d’énormes émissions de gaz à effet de serre, ont une plus grande responsabilité pour contribuer à la solution des problèmes qu’ils ont causés ») ; le principe de la valeur intrinsèque des êtres vivants ; et le principe de participation sociale. Parallèlement, le pape souligne l’importance de la diversité des cultures humaines dans le maintien de la santé des écosystèmes et insiste sur l’attention qui doit être portée aux cultures locales et à la participation des acteurs sociaux dans le développement de ce qu’il appelle l’écologie culturelle.[8]

Les deux discours publics prônent donc une extension profonde du concept de citoyenneté, une extension qui dépasse la dualité entre la société et la nature[9] .

Les droits de la nature : un pas en avant historique

Dans une optique historique, les droits humains sont passés de l’affirmation de la liberté individuelle à l’égalité, puis de l’égalité à la solidarité et aux droits collectifs. Sur cette voie, les droits de la nature représentent un pas supplémentaire de la solidarité à l’harmonie.

La reconnaissance des libertés individuelles a été la réponse normative à la Seconde Guerre mondiale et à l’horreur que le pouvoir étatique avait engendrée. Bien que la Déclaration des droits de l’homme ne soit pas un document contraignant, sept décénies plus tard, ses principes sont acceptés comme une référence minimale et sont devenus une « coutume » internationale. À la fin des années 1960, au milieu des tensions Est-Ouest de la seconde moitié du XXe siècle, le Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels a mis sur papier des revendications telles que le droit à l’alimentation, au logement, à l’éducation, à la santé, à la sécurité sociale, à la participation à la vie culturelle, à l’eau et à l’assainissement, et au travail. Les droits dits de « troisième génération » sont apparus dans les années 1970, marquées par des tensions Nord-Sud, et reconnaissent des droits collectifs, tels que le droit à la paix, à l’autodétermination, au développement et à l’environnement. Respirer un air pur et avoir accès à une nourriture non contaminée seront considérés comme des humains à partir de 1992. Il a fallu d’innombrables calamités sociales et écologiques pour obtenir cette reconnaissance.

Sur cette voie, l’inclusion des droits de la nature dans la Constitution de l’Équateur (2008) constitue un saut important de la solidarité à l’harmonie.

Comme le détaille Diana Murcia[10], l’expérience dans ce domaine ne se limite pas aux pays latinoaméricains. Aux États-Unis, depuis 2006, plus de 40 ordonnances municipales ont accordé le statut de « personne » à différents écosystèmes. C’est le cas des ordonnances de Tamaqua (Pennsylvanie), Halifax (Virginie), Mountain Lake Park (Maryland), Santa Monica (Californie), Mora County (Nouveau Mexique), entre autres. En Nouvelle-Zélande, le parc Te Urewera a été reconnu comme une entité juridique en 2014, corroborant sa valeur intrinsèque et son importance pour la culture. Dans ce même pays, une loi de 2017 a reconnu la rivière Whanganui comme un être vivant indivisible, investi de droits, de pouvoirs et de devoirs. Pour sa part, en Colombie, la Cour constitutionnelle a reconnu en 2016 le fleuve Atrato comme une entité soumise à des droits et la Cour suprême a fait de même pour l’Amazonie colombienne, donnant raison, en 2018, à vingt-cinq enfants et jeunes gens demandant la protection de leurs droits en tant que génération future. En 2015, le tribunal de l’Uttarakhand, en Inde, a déclaré que deux rivières et les glaciers dont elles sont issues étaient des entités vivantes. Deux ans plus tard, le Parlement de Victoria en Australie a adopté une loi visant à protéger la rivière Yarra en tant qu’entité naturelle vivante intégrée au patrimoine culturel de la communauté. Enfin, l’Assemblée constituante au Chili, quant à elle, a intégré les droits de la Nature dans la Constitution qui sera soumise à un référendum fin 2022.

Les lois ne suffisent pas

Cela étant, les différents agendas internationaux, les constitutions nationales, de nombreuses décisions de justice et de multiples ordonnances locales n’ont pas suffi à enrayer le processus de dégradation des conditions de vie sur la planète. Les documents politiques qui ont tracé la voie en Équateur et en Bolivie, ont davantage servi à gonfler les discours diplomatiques qu’à protéger réellement les socio-écosystèmes. Quelle que soit la qualité d’un principe, d’un critère, d’une norme ou d’une institution, s’il est installé dans une logique de domination, il ne peut opérer que comme un dispositif de domination supplémentaire.

Afin de fonctionner comme de véritables outils de changement, les normes doivent avoir des racines sociales solides et être accompagnées d’une volonté politique permettant la création d’une nouvelle culture juridique. Il est également essentiel que des citoyens actifs et organisés soient capables de surveiller et de remettre en question la classe politique, en intégrant, entre autres, la perspective intergénérationnelle. Il est nécessaire de construire des dynamiques et ouvrir des espaces de participation larges et inclusifs permettant d’aller au-delà de la représentation traditionnelle des voix du premier monde, des experts et des représentants de l’État, et d’intégrer la voix (critique et résistante) des peuples, des communautés et des organisations sociales. Il faut que les réglementations prévoient de nouvelles formes de gouvernance et de gestion des ressources et des biens naturels. Il est essentiel de cesser d’éviter le débat politique et de reconnaître les tensions causées par le déséquilibre des pouvoirs entre les entreprises, les États et les communautés. Il est essentiel de resituer le débat écologique et de dénoncer la captation, la banalisation ou la perversion de concepts qui s’incarnent dans des discours à la mode, comme celui du développement durable, et qui masquent les dynamiques d’abus et tendent à confiner les paradigmes alternatifs dans l’espace de l’utopie et de la pensée symbolique.

Le passage de la nature-objet à la nature-sujet a commencé. Elle est vivante dans les perceptions des peuples autochtones, a été reprise par divers juristes, a fait irruption dans les scénarios internationaux et a infiltré les espaces institutionnels. La nature réclame un nouveau visage.

lire en espagnol

 


[1] A. Maldonado et E. Martínez « Los derechos humanos y las leyes de la naturaleza » dans Esperanza Martínez et Adolfo Maldonado (ed), « Una década con Derechos de la Naturaleza », série La Naturaleza con derechos, Editorial Abya Yala, 2019.

[2] Entre 2000 et 2003, Exxon Mobil a dépensé près de 9 millions de dollars pour contester la réalité du réchauffement climatique. Maldonado, A., « Un indicador para el Sumak Kawsay« , Clínica Ambiental, 2013.

[3] Ce concept sera approfondi dans une édition spéciale du Brennpunkt qui sortira au dernier trimestre 2022.

[4] Plus d’informations sur http://harmonywithnatureun.org/.

[5] Murcia, Diana, « Estudio de la cuestión en los ámbitos normativo y jurisprudencial », dans Esperanza Martínez et Adolfo Maldonado (ed), op.cit.

[6] https://www.vatican.va/content/francesco/fr/encyclicals/documents/papa-francesco_20150524_enciclica-laudato-si.html

[7] Comme l’achat et la vente de crédits carbone, qui semble être une solution rapide et facile, mais qui peut devenir un « expédient qui permet de soutenir la surconsommation dans certains pays et secteurs ». Paragraphe 171.

[8] « Les solutions purement techniques courent le risque de s’occuper des symptômes qui ne répondent pas aux problématiques les plus profondes. Il faut y inclure la perspective des droits des peuples et des cultures, et comprendre ainsi que le développement d’un groupe social suppose un processus historique dans un contexte culturel, et requiert de la part des acteurs sociaux locaux un engagement constant en première ligne, à partir de leur propre culture. « . Paragraphe 144.

[9] Voir à ce sujet les travaux de Philippe Descola et son livre « Par-delà nature et culture » (2005). Certains éléments sont expliqués dans cette vidéo: https://youtu.be/dDQwScLs6ho.

[10] Murcia, Diana, op.cit.

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