Les arbres n’ont pas besoin de droits

Cet article est la réponse critique à « Les arbres doivent-ils avoir des droits ? » de Gabriela Caceres, texte publié dans le numéro de juin 2022 du Brennpunkt, p. 24 – 27.

Je partage entièrement la préoccupation exprimée dans l’article « Les arbres doivent-ils avoir des droits ? » concernant la crise environnementale, et c’est justement pour cette raison que je suis amené à soumettre à une critique conséquente ses propositions que je trouve inacceptables car elles sont inefficaces, voire contre-productives ; elles reposent, en effet, sur une conception fausse du propre de l’être humain et de ses relations spécifiques avec la nature.

Je voudrais commencer par discuter une thèse très répandue et en soi tout à fait juste, mais dont les écologistes[1] tirent la plupart du temps de fausses conclusions. Ainsi, il est évident que l’être humain est profondément lié à la nature et aux différents éléments de celle-ci. Une telle interrelation vaut pour les minéraux, les plantes, les animaux et les êtres humains. Mais si ce fait permet de considérer « l’humain comme un élément constitutif [de la nature] », il est aberrant de le voir comme « un [élément] de plus à côté des autres espèces vivantes ». L’expression « l’un de plus à côté de… » suggère, en effet, que l’espèce humaine se situe à tous égards au même plan que les autres espèces, que rien d’important ne l’en distingue. Mais ces interrelations n’empêchent pas du tout, et c’est vrai déjà au niveau des plantes et des animaux, qu’il y a d’énormes différences dans leur façon d’être en relation les uns avec les autres. Or, j’y reviendrai tout de suite, l’être humain a beau être en relation étroite avec tous les êtres naturels, il n’en est pas moins vrai que cette relation n’est pas du tout du même genre que chez les autres êtres naturels.

Je sais bien qu’en affirmant cela, je me ferai immanquablement traiter d’affreux anthropocentriste. Mais distinguer deux êtres et mettre au jour leurs capacités différentes ne signifie pas automatiquement préférer l’un à l’autre et considérer l’un au-dessus de l’autre. De même, montrer que l’être humain possède des capacités qu’aucune autre espèce vivante ne possède, ne revient pas en soi à l’élever au-dessus d’elles ; c’est au contraire mettre en évidence sa vocation et sa responsabilité propres qu’il est appelé à assumer, c’est mettre en place non pas un anthropocentrisme axiologique qui considérerait que l’être humain dépasse en valeur tous les autres êtres naturels, mais un anthropocentrisme ontologique qui met en évidence les capacités réelles de l’être humain.

Quelles sont alors ces capacités propres de l’être humain qu’il est seul à posséder ? Au fond, cet article en fournit une illustration tout à fait pertinente : qui d’autre qu’un être humain aurait pu écrire un tel texte ? Qui d’autre aurait été à même d’étudier la situation actuelle de la nature et aurait été capable de la comprendre et de l’exposer ? Qui d’autre aurait réussi à décortiquer les causes du désastre écologique et à en déterminer le responsable ?

D’ailleurs l’argument le plus fort en faveur du caractère propre de l’être humain est fourni par l’article lui-même quand il déclare l’être humain responsable des problèmes écologiques ; il le singularise ainsi par rapport à tous les autres êtres naturels au monde, car ils ne peuvent être sérieusement considérés comme suffisamment libres, et donc tenus pour responsables du désastre écologique.

Il est d’ailleurs incompréhensible que les écologistes semblent ne pas se rendre compte à quel point ils déchargent l’être humain de toute responsabilité concernant les problèmes écologiques quand ils le mettent sur le même plan que les autres êtres naturels : car s’il était comme eux, il serait aussi peu coupable des dérèglements naturels que ne le sont les animaux, les plantes et même les minéraux. En effet, un volcan est-il responsable des dégâts causés par ses éruptions ? Un essaim de sauterelles est-il responsable de la destruction de récoltes ? C’est la nature qui, à travers eux, se nuit à elle-même. De sorte qu’en déclarant que l’être humain est un être de nature au même titre que les autres éléments naturels, il est logiquement aussi peu responsable qu’eux, et, une fois de plus, c’est la nature qui à travers l’espèce humaine se détruit elle-même.

Mais au moment même où beaucoup d’écologistes innocentent ainsi de facto l’être humain en le ramenant au même niveau que les autres êtres naturels, ils opèrent une inversion de la pensée et déclarent que ces êtres naturels sont au même niveau que l’être humain, ce qui veut dire pour eux qu’on doit, entre autres, leur accorder des droits, comme aux êtres humains. Et d’après l’article, cela ne concerne pas seulement les animaux, mais va bien au-delà, jusqu’à accorder des droits aux plantes, par exemple, aux arbres, et même à des entités inorganiques comme des fleuves ou des paysages.

A mon humble avis, il s’agit là d’une entreprise absurde qui repose sur une profonde méconnaissance de la nature des droits. Un droit est une revendication affirmée et justifiée. Pour bénéficier sérieusement d’un droit, il faut remplir certaines conditions dont, entre autres, la capacité d’exiger le respect de ce droit par autrui et évidemment celle de respecter soi-même le droit des autres. Or, si la revendication d’un droit peut être, le cas échéant, formulée par un représentant légal (pensons au cas d’un enfant ou d’une personne mentalement handicapée), ce qu’aucun auxiliaire ne peut faire, ce dernier se substitue à l’ayant droit pour respecter à sa place les droits des autres. Qui, en effet, pourra, à la place de la souris, exiger du chat qu’il respecte les droits de celle-ci ?

De plus, parler de droit n’a de sens que dans une communauté de droit. Il n’y a de droits que s’il y a une pluralité de personnes. Ainsi, Robinson Crusoé n’avait aucun droit tant qu’il était seul sur son île ; la question d’éventuels droits ne s’est posée qu’avec l’arrivée de Vendredi. Or, si une communauté de droit est à la limite pensable entre les êtres humains et les autres êtres naturels, elle ne peut pas exister entre les seuls derniers (voir l’exemple du chat et de la souris) ni entre eux et les êtres humains, puisqu’ils sont incapables de respecter consciemment et délibérément les droits de ces derniers.

Enfin, avoir des droits suppose qu’on est capable de prendre ses/des responsabilités, par exemple, remplir le devoir de respect envers les droits d’autrui ou, le cas échéant, être puni. Comment, en effet, serait-il envisageable qu’une rivière, comme, par exemple, celle dont parle l’article, à savoir la rivière Whanganui en Nouvelle Zélande, puisse être « investie de droits, de pouvoirs et de devoirs» (souligné par H.H.) ? Comment une rivière peut-elle accomplir ses devoirs ? Peut-elle en avoir tout simplement ? Quels seraient ces devoirs ? Et serait-elle condamnée et punie en cas de non-accomplissement de ses devoirs, comme, par exemple, dans le cas de destructions à la suite de débordements et d’inondations ?

Une fois de plus, la pensée écologiste suppose tacitement ce qu’elle nie dans son discours explicite, à savoir qu’il existe un propre de l’homme qui le distingue fondamentalement, en bien ou en mal, des autres êtres naturels. Il en va de même, d’ailleurs, de l’approche « Harmonie avec la nature », soutenue et propagée par l’Assemblée Générale des Nations Unies. A qui s’adresse-t-elle sinon exclusivement à l’être humain ? Il n’est évidemment pas nécessaire d’en parler aux autres êtres naturels qui, de par leur nature, la pratiquent automatiquement.

Digression sur la Déclaration universelle des droits de l’animal

L’autrice ne la mentionne pas, mais il est intéressant de constater que la même erreur, à savoir la prétendue égalité entre les êtres humains et les autres êtres naturels, se retrouve à l’arrière-plan de cette fameuse Déclaration universelle des droits de l’animal. En effet, il suffit de poser trois questions pour en démasquer le tacite présupposé anthropocentrique (au sens ontologique du terme) et mettre en évidence les différences fondamentales avec la Déclaration universelle des droits de l’homme : 1. Qui a élaboré cette Déclaration ? Certainement pas les animaux. 2. A qui s’adresse-t-elle ? Évidemment pas aux animaux mais aux êtres humains. 3. Qui doit être protégé par qui ? Ce ne sont bien sûr pas les animaux qui sont à protéger d’autres animaux, mais ils sont à protéger des êtres humains. Alors que dans le cas des droits de l’homme, ce sont des hommes qui les ont déclarés, ils s’adressent aux hommes et ils ont comme finalité de protéger les hommes d’autres hommes.

Digression sur la Pachamama, la bonne Terre-Mère

Toute l’argumentation des écologistes repose sur un présupposé qui, lui non plus, ne résiste à un examen critique : c’est l’idée de la nature comme ‘Pachamama’, c’est-à-dire comme Terre-Mère ou Terre Nourricière. Certes, la terre est nourricière pour tous les vivants, rien de plus banalement vrai. Mais elle est aussi, en même temps et toujours, une Terre-Marâtre. L’idée d’une terre ou nature tout à fait bonne est un mythe qui se révèle inconsistant dès qu’on se rend compte d’un certain nombre de faits tout à fait patents. En effet, à bien des égards la nature se révèle être une force destructrice pour tout ce qui est vivant : éruptions de volcans, tremblements de terre, tsunamis, tempêtes, glaciations et canicules, agents pathogènes de toutes sortes, etc. Concernant plus particulièrement la prétendue harmonie naturelle entre les êtres vivants, on ne peut s’empêcher de penser à l’une des lois fondamentales de la nature qui peut s’exprimer par une formulation courante en allemand : « Fressen und gefressen werden », ce qui peut se traduire en français par : « Dévorer et être dévoré ».

Si l’on s’aventure un peu plus loin dans le passé, on constate que dans les derniers 445 millions d’années, il y a eu pas moins de 5 « extinctions massives », c’est-à-dire 5 épisodes au cours desquels presque toute vie fut à chaque fois détruite. Et si on parle actuellement, dans ce qu’on appelle l’anthropocène, d’une sixième extinction massive en cours et attribuable à l’être humain, nous avons vu que si l’on considère que l’être humain est un être naturel comme les autres, il faut bien conclure qu’il s’agit en réalité d’une sixième extinction massive due une fois de plus à la nature elle-même, tout comme les cinq précédentes.

Enfin, l’article exprime le doute que des lois seules (d’ailleurs établies par qui ?) suffisent pour amener un changement dans les rapports entre les êtres humains et la nature. Il faut, selon lui, que d’un côté, ces lois aient « des racines sociales solides » et qu’il y ait de l’autre côté « une volonté politique permettant la création d’une nouvelle culture juridique ». Finalement, il y est énoncé qu’ « il est également essentiel que des citoyens actifs et organisés soient capables de surveiller et de remettre en question la classe politique ». Je suis bien sûr d’accord sur ces trois points, mais aucun d’eux n’est réalisable si l’on considère que l’être humain n’est qu’un être naturel comme les autres. Une fois de plus, il faut prendre en considération le propre de l’homme et tabler sur lui : liberté, responsabilité, pensée, réflexion, volonté, etc.

Conclusion : il faut s’attaquer au véritable problème

Aucune des solutions et mesures proposées par l’article pour aborder et résoudre le problème écologique n’a la moindre chance d’aboutir tant qu’on se base sur une vision fausse de l’être humain, à savoir une anthropologie réduisant cet être au même plan que les autres êtres naturels. La seule approche qui laisse entrevoir un changement propice, consiste à concevoir les rapports entre l’être humain et la nature en concordance avec le propre de l’homme. Certes, il y a « un lien inextricable entre la nature et l’existence humaine », mais l’être humain, à la différence des autres êtres naturels, doit gérer lui-même et à sa manière ce lien, il ne peut pas se reposer, comme les animaux et les plantes, sur des instincts et des mécanismes d’adaptation innés, car, pour l’essentiel, ils lui font défaut. Il doit au contraire avoir recours à sa volonté réfléchie et réflexive. Or, il n’est pas non plus capable de faire cela automatiquement, il a besoin d’un apprentissage, d’une formation pédagogique, de valeurs et de convictions. Sauver la nature ne se fera qu’avec l’être humain, mais seulement lorsqu’on le considère tel qu’il est réellement, et non tel que les écologistes le fantasment, et lorsqu’on aborde la nature telle qu’elle est réellement et non telle qu’on l’imagine.

Réponse du comité de rédaction:

Nous apprécions l’intérêt pour nos articles, et plus encore, les débats constructifs. La notion de droits de la nature est largement inconnue ici dans le Nord, car elle a été conçue principalement dans le Sud (dont un partenaire de l’ASTM, Acción Ecológica).

Le dernier numéro du Brennpunkt de cette année (qui sera publié en novembre) sera une édition spéciale. Ce numéro, intitulé «l’appel à décoloniser», s’attarde largement sur les cosmovisions écocentristes des voix du Sud (principalement des peuples indigènes). L’un des points de départ du numéro est la constatation que 80 % de la biodiversité restante sur la planète est protégée par des peuples indigènes, alors que ceux-ci ne représentent qu’environ 5 % de la population mondiale. Le dernier rapport du GIEC (AR6) de 2022 reconnaît l’importance des cultures indigènes, de leurs connaissances, de leur héritage et de leurs expériences, pour répondre à la crise climatique.

Il n’y a pas de solutions faciles aux crises qui se chevauchent et il est nécessaire de continuer à échanger et à avoir des débats constructifs qui incluent les voix des populations les plus affectées et marginalisées du Sud.

 


[1]   Par ‘écologistes’ je désigne, pour faire simple et bref, les personnes selon lesquelles minéraux, plantes, animaux et hommes forment un tout, la nature ou la Pachamama, dans laquelle nul ne se distingue fondamentalement de l’autre.

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