Le phénomène migratoire est peut-être l’une des forces motrices les plus importantes dans les processus de consolidation des cultures; cependant, au fil du temps, certaines deviennent source de collisions sociales permanentes, exemple de la difficulté à accepter l’autre comme sujet de droit. Ceci sans considérer que l’option migratoire est parfois la seule solution à la précarité sociale. Pire encore, à d’autres occasions, ce déplacement est forcé par des causes politiques et d’insécurité qui rendent l’avenir incertain pour des milliers de familles qui en viennent à émigrer au vu des différentes manifestations de la violence. Ce déplacement forcé par la violence est un phénomène qui n’est pas toujours reconnu, mais qui continue de croître en raison de la violence systématique et structurelle qui frappe certaines régions comme l’Amérique centrale, générant des déplacements internes et externes dans des conditions à haut risque. Même au-delà de l’Amérique centrale, dans la région de l’Amérique latine, il y a peu de pays comme le Honduras et la Colombie qui reconnaissent le problème. D’autres, comme le Salvador, refusent obstinément de l’ admettre.
En Amérique centrale, le Salvador, le Honduras et le Guatemala comptent parmi les pays les plus violents du monde. Les groupes liés au crime organisé contrôlent des territoires spécifiques dans presque tous les départements de ces pays, et les actions de l’État ont été insuffisantes pour freiner les tendances criminelles et garantir la sécurité des citoyens. L’un des effets les plus dévastateurs de cette situation est le déplacement forcé de familles dont la vie et l’intégrité sont menacées ou persécutées par des gangs et autres acteurs liés au crime organisé.
Les États de la région ne disposent ni de politiques ni de programmes intégraux pour faire face aux conséquences humanitaires et répondre aux besoins des victimes en matière de protection. Au Salvador et au Guatemala, les déplacements forcés provoqués par la violence généralisée ne sont pas officiellement reconnus, et au Honduras, bien qu’il y ait eu reconnaissance officielle et que des structures aient été créées pour y faire face, aucun progrès significatif en termes d’impact ni de bénéfices directs aux victimes n’a été réalisé. Sans reconnaissance officielle de ce problème, il n’est pas possible d’avoir des politiques, des programmes et des projets publics spécifiques.
La violence a transformé le phénomène migratoire. Si les motivations économiques étaient autrefois les raisons fondamentales de la migration – et bien qu’elles persistent – la violence est venue s’ajouter aux principales motivations conduisant à quitter le pays. D’après Amnesty International, la violence est un facteur clé d’expulsion au Salvador.
Il existe des recherches pour quantifier les vicitimes de morts violentes ainsi que l’impact économique de la violence. Néanmoins, nous ne disposons pas d’informations suffisantes et fiables sur le nombre de victimes des différentes formes de violence ni encore moins sur ses coûts sociaux.
La migration perenne
La migration semble faire partie de la réalité quotidienne des pays d’Amérique centrale, en particulier ceux situés dans ce que l’on appelle le Triangle du Nord: Guatemala, Honduras et le Salvador. Un grand nombre de personnes quittent ces pays pour échapper à la violence et à l’insécurité. Il y a des familles qui sont sous protection dans le cadre des programmes de réinstallation organisés par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), en particulier aux États-Unis et aussi au Canada.
Sur la route (principalement vers les Etats-Unis), les sans-papiers subissent de graves violations des droits humains, y compris des homicides, des disparitions forcées et des violences sexuelles, ainsi que des conditions inhumaines dans les centres de détention. Un exemple dramatique est celui des 195 migrants tués à San Fernando, Tamaulipas (Mexique) et dont les corps ont été découverts dans 47 tombes clandestines en avril 2011. Les parents de migrants décédés ou disparus dénoncent un manque de conseil, de soutien et d’accompagnement de la part des gouvernements nationaux.
La violence comme un facteur clé à l’origine des déplacements
Selon la Police nationale civile -PNC- le Salvador a clôturé l’année 2017 avec 3954 homicides, soit en moyenne 11 personnes tuées chaque jour. Jusqu’à présent, , de janvier à août 2018, le nombre d’homicides est de 2360., Si cette tendance se poursuit, à la fin de l’année, la moyenne de l’année précédente sera maintenue.
En général, les niveaux élevés de violence sont attribués aux activités des groupes liés aux gangs et au crime organisé. Toutefois, bien que dans une moindre mesure mais avec une tendance à la hausse, certaines actions sont perpétrées par les autorités de l’État elles-mêmes, telles que la PNC et l’armée, qui sont les institutions les plus dénoncées pour violations des droits de l’homme devant le Bureau du Procureur de l’État pour la défense des droits humains.
Lors de sa visite dans le pays en novembre 2017, le Haut Commissaire des Nations Unies aux Droits de l’Homme, Zeid Ra’ad Hussein a déclaré : « Au cours de mes entretiens, j’ai entendu dire combien les niveaux élevés de violence ont gravement affecté la vie des gens et j’ai remarqué comment la violence fait grimper les déplacements forcés au Salvador et les migrations. Afin de s’attaquer pleinement à ce problème croissant, le gouvernement doit reconnaître le problème.1 » Par la même occasion, la Haut-Commissaire a rappelé que le Salvador avait la terrifiante distinction d’avoir le taux le plus élevé de meurtres de femmes et de filles en Amérique centrale – une région où le féminicide est malheureusement déjà aussi élevé que l’impunité pour ces mêmes crimes2.
La violence a donc transformé le phénomène migratoire. Si les motivations économiques étaient autrefois les raisons fondamentales de la migration – et bien qu’elles persistent – la violence est venue s’ajouter aux principales motivations conduisant à quitter le pays. D’après Amnesty International, la violence est un facteur clé d’expulsion au Salvador3.
Pour sa part, le HCR fait état d’une augmentation significative du nombre de demandes d’asile en provenance du Salvador4. Selon cette source, rien qu’entre 2010 et 2015, le nombre de personnes cherchant refuge et asile dans le Triangle du Nord est passé de 8 052 à 56 097, soit une augmentation de 597% en cinq ans5. Parmi les nouvelles demandes en 2015, la majorité (22 917 cas) provenaient de Salvadoriens6.
Les chiffres du déplacement
En l’absence de chiffres officiels sur les déplacements forcés, et encore moins de registres nationaux, il est nécessaire que les organisations de la société civile, nationales et même internationales, assurent le suivi de cette question. Car au-delà des chiffres, il s’agit sans aucun doute d’un phénomène important. Selon les données de l’Observatoire mondial sur les déplacements internes, entre 2014 et 2017, le nombre de personnes déplacées du fait de la violence est passé de 191 000 à 220 0007.
La Table ronde de la société civile contre les déplacements forcés dus à la violence et au crime organisé (un collectif créé en 2014 par un groupe d’organisations de défense des droits humains en El Salvador) a aidé 699 victimes de déplacement forcé en 2016. La majorité (83,7 %) a dû quitter son lieu d’origine en raison de menaces, d’homicides ou de tentatives d’homicide ou de blessures. Les responsables de ces atteintes sont les membres de gangs, la police nationale civile et les forces armées (8,1%) ou les groupes d’extermination (3,2%)8. Rien qu’au premier semestre 2017, 328 victimes, 163 hommes et 168 femmes, ont été assistées. Il est très préoccupant de constater que certaines familles ont dû émigrer à la suite des agissements d’agents de l’État.
Ce qui a été fait par les organisations sociales et les organisations internationales
Dans les premiers jours d’octobre 2017, la Chambre constitutionnelle de la Cour suprême de justice a ordonné l’adoption de mesures de protection en faveur de deux familles victimes de déplacements internes forcés à la suite de menaces, d’extorsions, de coups, de harcèlement et de viols par le gang Mara 18.
Les recours de constitutionnalité admis font partie d’une série d’actions d’accompagnement que les organisations sociales proposent aux victimes de déplacements forcés. Il s’agit d’un total de cinq actions en justice, dans lesquelles les familles des victimes ont réclamé la mise en place d’un programme de protection efficace et complet pour les victimes de violence dans des conditions de déplacement interne.
Face aux réponses limitées des États et au refus de reconnaître officiellement le problème du déplacement interne et son ampleur, les demandes de protection appellent à la création d’un cadre global de protection des victimes qui aille au-delà du programme actuel de protection des témoins.
La Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les droits de l’homme des personnes déplacées dans leur propre pays, Cecilia Jimenez Damary, dans son rapport préliminaire sur sa visite en El Salvador en août 2017, a soutenu que le phénomène des déplacements internes causé par la violence généralisée liée aux gangs est une crise importante et largement méconnue dans le pays, qui affecte des milliers de personnes, familles et communautés. A cet égard, il a appelé à la mise en place d’un cadre juridique, politique et institutionnel pour répondre spécifiquement aux besoins et à la vulnérabilité des personnes déplacées, en tant que catégorie de victimes, une tâche essentielle et toujours en suspens au Salvador.
En réponse à la décision de la Chambre constitutionnelle, la Cour interaméricaine des droits de l’homme et la Rapporteuse Cecilia Jimenez Damary ont publié le 27 octobre un communiqué commun dans lequel elle a déclaré : « Je salue ces décisions importantes et opportunes de la Chambre constitutionnelle dans ces affaires. Ces résolutions contribuent à mettre en lumière les problèmes et les nombreuses victimes cachées de la violence et des déplacements internes au Salvador qui sont extrêmement vulnérables et ont besoin de protection, de soutien et d’accès à la justice. Ces prises de conscience des lacunes du système de protection en vigueur au Salvador devraient contribuer à inciter l’État à revoir ses cadres juridique, politique et institutionnel pour la protection des droits fondamentaux de tous ceux qui sont déplacés par la violence « .
Le non-reconnaissance du problème empêche l’attention intégrale aux victimes
Malgré la gravité de la situation, l’État ne reconnaît toujours pas le problème. Le vice-président de la République, Oscar Ortiz, a déclaré publiquement qu' »il y a toujours eu des déplacements »9. Pour sa part, la Directrice des services aux victimes du Ministère de la justice et de la sécurité publique a déclaré dans une interview que » dans certains cas de déplacement, les personnes veulent changer de maison… en profiter « ; bien qu’elle ait admis que le déplacement interne ne soit pas reconnu pour des raisons politiques car son ampleur et sa durée sont plus faibles que celles mentionnées par les institutions internationales10.
Malgré cela, en mars 2018, le Ministère de la sécurité a présenté l' »Étude sur la caractérisation de la mobilité interne due à la violence au Salvador » et la « Feuille de route de coordination interinstitutionnelle pour la prise en charge globale et la protection des victimes de la migration interne due à la violence ». Ces deux documents ont été présentés en coordination avec la Direction nationale de l’aide aux victimes, qui fait partie du même ministère.
Comme l’a mentionné le Rapporteure spéciale sur les droits de l’homme des personnes déplacées dans leur propre pays: la non-reconnaissance entraîne un vide juridique qui empêche la formulation de politiques ou de programmes pour les populations déplacées. Mais la conséquence la plus grave est le manque d’attention accordée aux victimes, la non-quantification du phénomène et les rares résultats des enquêtes. L’intervention des autorités policières, la plupart du temps, s’est limitée à assurer la sécurité des personnes lorsqu’elles quittent leur domicile.
Dans la mesure où la reconnaissance de l’importance sociale du déplacement interne continue à ‘être niée et où le manque d’informations sur ce phénomène continue de s’aggraver, il ne sera pas possible d’élaborer des politiques et des programmes solides pour aider et protéger les personnes touchées, nouvelles victimes de cette violence qui depuis longtemps est devenue structurelle dans notre région.
SaulBanos, directeur de FESPAD, Salvador
Sources:
1 Declaraciones del Alto Comisionado de las Naciones Unidas para los Derechos Humanos Zeid Ra’ad Al Hussein al final de su misión en El Salvador. San Salvador, 17 de noviembre de 2017
2 Declaraciones del Alto Comisionado de las Naciones Unidas para los Derechos Humanos Zeid Ra’ad Al Hussein al final de su misión en El Salvador. San Salvador, 17 de noviembre de 2017
3 Amnistía Internacional: ¿Hogar dulce hogar? El papel de Honduras, Guatemala y El Salvador en la creciente crisis de Refugiados. Amnesty International Ltd, London, 2016, página 6
4 http://www.acnur.org/noticias/noticia/acnur-pide-accion-urgente-por-el-aumento-de-solicitudes-de-asilo-de-centroamericanos/ consultado el 04.01.2018
5 Amnistía Internacional: ¿Hogar dulce hogar? El papel de Honduras, Guatemala y El Salvador en la creciente crisis de Refugiados. Amnesty International Ltd, London, 2016, pág. 26
6 Ibid supra.
7 Internal Displacement Monitoring Centre http://www.internal-displacement.org/countries/el-salvador/
8 Mesa de la sociedad civil contra el desplazamiento forzado por violencia y crimen organizado: Desplaza-miento interno por violencia y crimen organizado en El Salvador. Informe 2016.
9https://www.laprensagrafica.com/elsalvador/Desplazamientos-por-violencia-han-habido-siempre-vicepresidente-Ortiz-20170828-0032.htmlconsultado el 08.12.2017
10 http://revistafactum.com/en-algunos-casos-de-desplazamiento-la-gente-quiere-cambiarse-de-casa-aprovecharse/