Les dilemmes de la Zeitenwende

L’invasion russe de l’Ukraine début 2022 a entraîné une réévaluation des menaces de sécurité et une augmentation des dépenses militaires, qualifiées par le chancelier allemand de « Zeitenwende » (changement d’époque). Par la suite, au-delà de l’Ukraine, les besoins en aide civile de nombreux autres pays ont augmenté du fait de cette crise-là et d’autres. Le Stockholm International Peace Research Institute (Sipri) a publié en début d’année une réflexion sur l’évolution des dépenses militaires et de l’aide au développement depuis l’invasion de l’Ukraine.

 

Le document « Military spending and development aid after the invasion of Ukraine » se concentre sur l’évolution des dépenses des pays industrialisés occidentaux, rassemblés au sein du Comité d’aide au développement de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), et qui fournissent l’essentiel de l’aide publique au développement (APD). Premier constat : aussi bien les dépenses militaires que l’APD ont augmenté en 2022. S’agit-il donc d’une « réponse équilibrée face à la perception d’une menace militaire accrue et aux besoins croissants des pays en développement », s’interrogent les chercheurs du Sipri. La suite de leur analyse révèle une image « plus complexe » de l’évolution des dépenses.

Ainsi, pour pratiquement tous les pays, l’APD représente moins de 0,7 % du revenu national brut et est bien inférieure aux dépenses militaires, et cela depuis de longues années. Quant à la Suède et au Luxembourg, qui faisaient exception, les courbes de dépenses se sont croisées récemment et indiquent une priorisation des dépenses militaires par rapport à l’APD. Du côté des bénéficiaires des dépenses, c’est l’Ukraine qui occupe un rôle à part, puisqu’en 2022, elle a reçu environ 30 milliards de dollars d’aide militaire (hors dons de matériel) et 16,1 milliards d’APD. En passant de moins d’un milliard à cette valeur, l’APD supplémentaire reçue par l’Ukraine égale à peu près l’augmentation de l’APD mentionnée en début d’article, qui n’a donc pas vraiment répondu aux besoins induits ailleurs par les effets indirects de la guerre et par les nouvelles crises.

Notons que les auteurs ne remettent pas en question le bien-fondé du soutien à l’Ukraine, qualifiée d’« essentielle pour la défense de ce pays contre une invasion illégale et pour apporter une aide humanitaire aux populations directement affectées par le conflit ». Mais le Sipri tire la sonnette d’alarme sur « la poussée de conflits armés, de tensions géopolitiques, de chocs économiques et de catastrophes naturelles au-delà de l’Ukraine, qui affectent un système d’aide international déjà surchargé ». Cela met les pays donateurs devant des choix difficiles : faut-il augmenter les dépenses intérieures, les investissements militaires, l’aide extérieure militaire, ou faut-il consacrer plus de moyens au développement, à la finance climatique internationale, à l’aide humanitaire ? Un diagramme du Sipri illustre ces dilemmes en comparant les dépenses militaires avec l’APD, la finance climatique et certains besoins de financement non comblés (« gap ») en matière de développement durable.

Aussi bien les besoins en aide civile de l’Ukraine que la volonté d’augmenter les budgets militaires continueront d’influencer les arbitrages budgétaires dans les années à venir. Le document du Sipri examine en particulier les nouveaux membres de l’Otan, la Finlande et la Suède, où l’augmentation des dépenses militaires en 2023 s’accompagne de coupes dans les budgets consacrés au social et à l’environnement. Ceci alors que la conjoncture économique mondiale, en lien avec les tensions internationales, laisse présager des baisses du côté des recettes budgétaires. Plutôt que de considérer l’arbitrage entre dépenses de sécurité internationale, d’APD et de politiques domestiques comme un jeu à somme nulle, les auteurs attirent l’attention sur leurs interactions, à savoir « comment une dépense dans un domaine peut contribuer à (ou contrecarrer) une évolution positive dans l’autre ». En plus de la sécurité nationale à court terme, ils recommandent de se préoccuper de la sécurité humaine et environnementale au niveau global et à long terme.

 

**Le document à la base de l’article, « Military spending and development aid after the invasion of Ukraine », est disponible sur sipri.org (seulement en anglais).

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