Multinationales : Batailles de l’information et contre pouvoirs

L’article 19 de la Déclaration universelle des droits humains, souvent brandi ces derniers temps pour vociférer sa haine, dit ceci : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontière, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit. »
Si le droit à « chercher, recevoir et répandre les informations » est si important, c’est bien parce qu’il est impossible de concevoir des Etats démocratiques modernes sans circulation des idées, sans liberté de la presse, sans que nos dirigeants ne nous rendent des comptes.
Le pouvoir des grandes entreprises globales a atteint son paroxysme. Il n’y a que peu de secteurs de notre vie qui sont épargnés par leurs mainmises. Cette emprise dépasse largement le domaine économique auquel devrait se cantonner une entreprise, fut-elle transnationale. Car comme le dit Olivier Petitjean « l’influence de ces pouvoirs économiques transforme – ou pervertit – l’exercice du pouvoir politique, en déplaçant les décisions des assemblées publiques vers les couloirs ou les cabinets où s’exerce le lobbying, en grignotant sur les libertés civiles et le droit à l’information, voire dans certains pays en poussant les autorités publiques à réprimer ceux qui s’opposent aux projets des multinationales »1.

Comme Montesquieu l’écrivait dans le livre XI de L’esprit des lois, « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » ou plutôt en le reformulant avec les outils actuels de la démocratie constitutionnelle, le contre-pouvoir arrête le pouvoir. Pour exercer le contre-pouvoir dont toute démocratie a besoin, il faut que la société civile, les autorités publiques, les syndicats, les citoyens du monde entier, et notamment des pays du Sud qui malgré une richesse en matières premières, restent prisonniers d’une pauvreté aussi extrême que paradoxale, puissent avoir accès à une information de qualité, puissant moteur de changement. Or « l’information sur les multinationales est aussi indispensable que rare » 2 et cela s’explique, pour Olivier Petitjean, par les différents mécanismes suivants :

– la difficulté d’appréhender cette nouvelle forme de pouvoir dans les lieux traditionnels du pouvoir politique (sans frontière géographique et administrative, sans distinction entre privé et public, …)
– la définition même de multinationales qui induit une présence dans de nombreux pays avec des langues et une distance géographique ne permettant pas facilement de connaître la réalité du terrain et de s’organiser en cas de non-respect des droits
– un jargon technique difficile à comprendre
– les contraintes de confidentialité ou de réserve imposées par les entreprises à leurs salariés
– le fait que la majorité des titres de presse soient la propriété de ces entreprises ou alors que les revenus de la publicité dont ils dépendent soient apportés par ces grands groupes.

Au-delà de ces explications, il con-viendra d’ajouter que nous sommes face à une tentative de contrôle de la part des multinationales quant aux contenus des informations qui se répandent ou non, que l’on a le droit d’échanger ou non. Prenons-en pour preuve l’explosion des procès (et parfois condamnations) des lanceurs d’alerte, les 3400 accords et traités de libre échange 3 – qui consistent à taire les processus de négociation, à se soustraire aux normes salariales sociales et environnementales et à avoir recours à des tribunaux d’arbitrage privés – ou la criminalisation et les assassinats purs et simple de syndicalistes et de défenseurs des droits humains. Les entreprises transnationales ne sont pas à une violation des droits humains près, et si tant est que l’on puisse les hiérarchiser, la transgression du droit à l’information n’est probablement pas la plus visible et dommageable des violations subies.

Fort de ce constat, quelles sont les solutions pour faire rentrer les multinationales, et plus généralement les pouvoirs économiques, dans l’espace démocratique ?

Il existe de nombreuses initiatives de la société civile qui visent à rendre le pouvoir au peuple, aux citoyens, en leur donnant les outils pour comprendre les exactions des entreprises. La société civile est convaincue qu’il faut « comprendre pour agir ». Nous allons d’abord donner quelques exemples d’initiatives pour comprendre, puis celles qui proposent des actions pour renverser ce pouvoir. La frontière entre compréhension et action étant évidemment poreuse, les deux se renforçant mutuellement.

 

Informer pour que chacun puisse comprendre

« Informer n’est peut-être pas la seule chose nécessaire mais c’est une chose sans laquelle toutes les autres démarches resteront vaines » Joseph Pulitzer

En Suisse, l’organisation Public Eye/la Déclaration de Berne lutte depuis cinquante ans pour davantage d’équité et de respect des droits humains partout dans le monde. Son leitmotiv: dévoiler, dénoncer, proposer 4 . Cette association se donne pour mission d’offrir au grand public un travail d’information et de sensibilisation de qualité, en éditant notamment une revue bimestrielle dans lequel des experts en tout genre mettent en lumière les pratiques des entreprises, notamment basée en Suisse. Convaincue qu’il faut aussi agir chez nous, Public Eye propose des solutions visionnaires, concrètes, mais audacieuses pour que le monde politique adopte (enfin) des dispositions légales destinées à encadrer le secteur.
=> retrouvez le magazine parmi les périodiques du CITIM

SOMO est un centre de ressources sur les multinationales aux Pays-Bas qui entend aider les organisations sociales du monde entier, notamment dans les pays en développement, à mettre en œuvre des solutions durables et agir comme contrepoids face aux stratégies et pratiques néfastes des multinationales 5 . De sa longue expérience, le centre existe depuis 1973, ils auront retenu que pour que le changement dure, la connaissance doit faire partie intégrante de toutes les actions menées, qu’il s’agisse d’une campagne de sensibilisation ou de l’assistance juridique aux victimes 6. Les spécialistes de la recherche sur les entreprises de SOMO répondent au manque d’études indépendantes et fiables sur les entreprises.

Le Centre de ressources sur les entreprises et les droits de l’homme 7 est un site d’information de portée mondiale, dont l’une des principales activités est de recenser les allégations d’abus de la part des multinationales et de solliciter une réponse de leur part.

Les « veilles citoyennes d’information»8 ce sont des groupes citoyens (scientifiques professionnels indépendants et/ou de citoyens développant une attitude critique) qui se sont créés afin de produire une information indépendante et utile sur des sujets liés à la santé, à l’environnement et aux nouvelles technologies. Ces veilles, créées pour aider le public à réagir selon l’intérêt général (et donc, a priori, celui de la planète) à des propositions technologiques, se situe en amont des processus de décision, mais également après pour rendre compte des impacts de ces choix technologiques et alerter l’opinion publique et les décideurs le cas échéant9.

Et plus modestement le Centre d’Information Tiers Monde – CITIM au Luxembourg, met à disposition du public plus de 10.000 ouvrages spécialisés, dont de nombreux ouvrages sur les multinationales et plus généralement les enjeux de la mondialisation.

 

Agir pour le changement

Comme « l’autorégulation (des entreprises) n’a jamais fonctionné » et «il nous faut des normes contraignantes»10 d’autres (ou parfois les mêmes) organisations s’engagent dans le plaidoyer politique.

C’est la mission que s’est donné le Cetim 11 qui, basé à Genève et doté d’un statut consultatif auprès du Conseil économique et social des Nations unies, entend mettre à profit les instances de ces dernières pour dénoncer les violations des droits humains par les multinationales, en permettant aux victimes des multinationales de faire entendre leurs revendications.
Le Cetim mène une action double. D’abord, une réflexion sur le pouvoir économique et politique, qui se traduit notamment par la publication de livres. Ces ouvrages traitent des relations Nord-Sud et des questions de développement, et visent à fournir au grand public des outils pour comprendre le monde et des pistes pour le transformer. => retrouvez les au CITIM.
D’autre part, grâce à son statut consultatif auprès du Conseil économique et social des Nations unies (ECOSOC), le Cetim soutient des mouvements sociaux du Sud pour accéder aux mécanismes de protection des droits humains de l’ONU et participe à l’élaboration de nouvelles normes internationales en la matière.

C’est également le cas de la « Campagne mondiale pour démanteler le pouvoir des transnationales et mettre fin à leur impunité » 12 regroupant plus de 200 mouvements sociaux et communautés affectées par les activités des multinationales partout dans le monde et à laquelle l’ASTM s’est associée. Deux angles d’approche pour cette campagne. Pour lutter contre l’écart entre les normes contraignantes qui protègent les intérêts des investisseurs et le droit fragile que constitue le droit international des droits de l’homme, la campagne a choisi deux angles d’approche : la dimension juridique et celle des alternatives. La dimension juridique s’articule autour de deux stratégies, un plaidoyer auprès des Nations Unies pour des normes contraignantes d’une part et d’autre part, un mécanisme similaire géré, non plus par l’ONU, mais seulement par les organisations sociales, les secteurs critiques de la recherche et les communautés affectées. La campagne considère que l’on ne peut pas se contenter d’attendre que les États décident ce qu’il faut faire dans des espaces comme l’ONU à propos du contrôle des entreprises transnationales, mais qu’il faut engager les différents collectifs pour faire l’exercice de la souveraineté des peuples 13.

Cette multitude de contre-pouvoirs qui jouent un rôle vital, bien que peu visible, nous montre les capacités remarquables au vu de l’inadéquation des moyens dont fait preuve la société civile. Elle n’a définitivement pas dit son dernier mot et n’attend pas les bras croisés que le changement arrive, que la justice sociale et environnementale se fasse toute seule, elle agit.

Sources:

1 Petitjean Olivier, Multinationales : les batailles de l’information , Passerelle, N°4 09/2016, p.8
2 op cit., p.9
3 Nombre recensé par la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement : http://investmentpolicyhub.unctad.org/IIA
4 https://www.publiceye.ch/fr/a-propos-de-public-eye/portrait/
5 https://www.somo.nl/
6 SOMO, Multinationales : les batailles de l’information , Passerelle, N°4 09/2016, p. 92
7 https://business-humanrights.org/fr
8 Prat Frédéric, INF’OGM, Multinationales : les batailles de l’information , Passerelle, N°4 09/2016, p.137
9 exemple Inf’OGM https://www.infogm.org/
10 Alfred de Zayas, Expert indépendant de l’ONU pour la promotion d’un ordre international démocratique et équitable.
11 https://www.cetim.ch/
12 https://www.stopcorporateimpunity.org
13 Erika González, Juan Hernández Zubizarreta (OMAL) Et Mónica Vargas (TNI), Multinationales : les batailles de l’information , Passerelle, N°4 09/2016, p.109

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