Le Karen Peace Support Network, qui regroupe une trentaine d’organisations du Myanmar et de Thaïlande, est le principal réseau karen de la société civile. Il a été fondé en 2013, au moment où l’Union nationale karen – l’organisation représentant le peuple karen – et le gouvernement central ont conclu un accord amorçant un processus de paix. Pour le KPSN, il était important d’assurer le suivi critique de ce processus de manière à garantir que les négociations se focalisent sur l’obtention d’une paix durable et véritable. Elles ont toutefois été dominées par l’armée et l’accord a été un fiasco.
Depuis le coup d’État de février, le KPSN attire l’attention du grand public sur les violations de droits, et en particulier les frappes aériennes, perpétrées par l’armée dans la région Karen, qui ont déjà fait plus de dix victimes et déplacé plus de 30 000 personnes à l’intérieur de l’État. Le KPSN aide également les communautés vulnérables à constituer des moyens de subsistance durables, défend les droits des personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays et réfugiées, sensibilise les communautés karen au processus de paix et aux questions de droits humains et œuvre à consolider les capacités des communautés locales en matière de droits humains. |
Le peuple karen
Les Karen sont l’un des neuf principaux groupes ethniques sur les quelque 135 groupes reconnus qui vivent au Myanmar et en Thaïlande. |
Quelles étaient les motivations du coup d’État militaire du 1er février au Myanmar ?
La motivation principale était de permettre aux membres de l’armée de garder la main sur le pouvoir politique et économique qu’ils ont accumulé au cours des 40 dernières années. Après 2011, quand le Myanmar a entamé une transition vers un régime démocratique plutôt que militaire, la pression s’est intensifiée pour réduire l’influence politique de l’armée par la voie légale. Malgré la protection dont les militaires bénéficiaient grâce à la constitution de 2008, on a notamment commencé à s’intéresser de plus près aux énormes empires commerciaux qui se trouvent sous leur contrôle et qui représentent plus de la moitié de l’économie du pays.
L’armée risquait donc gros, parce qu’en plus de protéger ses intérêts économiques, la constitution lui garantissait 25 % des sièges au Parlement et le contrôle de trois ministères clés (la Défense, les Affaires étrangères et l’Intérieur). Elle craignait que la pression sur elle s’intensifie après la victoire de la Ligue nationale pour la démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi en novembre 2020. Mais elle conservait malgré tout une position très forte, donc je crois qu’à côté de ça, les ambitions personnelles du général Min Aung Hlaing, dont le mandat de commandant en chef était censé expirer dans quelques mois, ont beaucoup pesé dans la balance.
Si je comprends bien, les groupes ethniques et le gouvernement national ont longtemps été en conflit, mais un processus de réconciliation nationale avec accord de cessez-le-feu a été lancé en 2015. Est-ce que cela a permis d’améliorer la situation des groupes ethniques du Myanmar ?
La répression continue des États ethniques par la majorité birmane et les régimes militaires depuis que le pays est devenu indépendant du Royaume-Uni en 1947 a engendré une guerre civile opposant le gouvernement central aux États ethniques, qui cherchent à défendre leurs territoires. Plusieurs cessez-le-feu ont été conclus au fil des ans, mais chaque fois qu’un accord de paix est signé, le gouvernement central finit par empiéter encore un peu plus sur le territoire des États ethniques.
La transition post-2011 n’a rien apporté aux différentes communautés ethniques du pays qui se battent pour l’autodétermination et le fédéralisme. Elle a uniquement bénéficié à la majorité bamar et au cercle habituel d’hommes et femmes politiques de la LND d’Aung San Suu Kyi. La politique gouvernementale de cette dernière visait en priorité la mise en place d’une réconciliation nationale avec les Tatmadaw (les forces armées birmanes), sans aucune considération pour les intérêts politiques des régions ethniques. Elle doit reconnaître aujourd’hui que cette approche a échoué. Il aurait fallu inclure les groupes ethniques dans le processus, car le pays ne connaîtra jamais la paix et ne pourra jamais se développer tant que les appels de ces groupes pour l’autonomie politique et économique ne seront pas pris au sérieux.
Malgré l’accord national de cessez-le-feu qui a suivi les élections de 2015, l’armée a continué ses opérations militaires contre les États ethniques. Et bien sûr, les atrocités qu’elle a infligées aux Rohingya en 2017 ont forcé presque un million d’entre eux à fuir au Bangladesh. Ces violations de droits humains commises par l’armée n’ont jamais été à l’ordre du jour du gouvernement central d’Aung San Suu Kyi.
Quelles sont les revendications des groupes ethniques ?
Nous demandons un système fédéral avec des régions autonomes. Le système actuel, dominé par la majorité birmane, est très centralisé, et nous appelons donc à un partage du pouvoir : les États ethniques doivent pouvoir définir leurs propres politiques économiques et sociales et générer des recettes pour leur propre développement. Les deux principaux ennemis aujourd’hui, ce sont le régime militaire et la « birmanisation » du pays.
Un groupe de membres de la LND, en fuite depuis le coup d’État, ont déclaré invalide la constitution de 2008 qui octroyait automatiquement à l’armée un quart des sièges au Parlement et appellent à une « charte fédérale de la démocratie », censée servir de constitution intermédiaire. Votre organisation soutient-elle cet appel ?
Le CRPH est un comité constitué de membres du Parlement élus lors de la dernière élection et qui essaient de former un gouvernement d’unité nationale. Au stade où nous en sommes, il est crucial que les partis traditionnels comme la LND et d’autres coopèrent étroitement avec l’ensemble des autres parties prenantes pour chasser la junte militaire du pouvoir et rédiger une nouvelle constitution. La charte fédérale de la démocratie est une bonne initiative. Elle compte deux chapitres. Le premier énonce les principes clés de l’organisation de la future démocratie fédérale et le deuxième porte sur la formation du gouvernement d’unité nationale. Certains lui reprochent sa ressemblance avec la constitution actuelle, dominée par l’armée, et demandent donc que le deuxième chapitre soit revu.
Le problème, c’est que nous ne disposons que d’un créneau très serré pour établir ce gouvernement d’union nationale. Le temps presse, car l’armée est en train de mettre en place son propre gouvernement. Or il faut du temps pour créer un gouvernement d’unité nationale et adopter une constitution démocratique fédérale ; quand on va trop vite, on fait des erreurs. Les groupes ethniques en ont déjà fait l’expérience à de nombreuses reprises et ne veulent plus de ce scénario. La LND et les autres partis traditionnels doivent comprendre qu’ils ne réussiront pas sans coopérer avec les États ethniques et que l’armée continuera de dominer le pays en éliminant toutes celles et tous ceux qui se trouvent sur son passage. La question, c’est : comment faire ? Je n’ai pas la réponse !
D’après vous, quelle est la chose la plus utile que la communauté internationale puisse faire en ce moment pour soutenir le peuple birman dans son ensemble ?
Avant tout, la communauté internationale ne doit pas reconnaître le gouvernement militaire illégal. Le Conseil administratif d’État est une organisation terroriste qui a tué des centaines de personnes, et leur commandant, Min Aung Hlaing, est un criminel de guerre. Par contre, les gouvernements étrangers et les instances internationales doivent reconnaître le gouvernement d’union nationale quand il sera formé.
Ici encore, le temps est un problème, car le conseil militaire est en train de placer ses membres partout, y compris au sein des missions diplomatiques. Il y a quelques jours, l’ambassadeur à Londres a par exemple été démis de ses fonctions et s’est vu interdire l’accès à sa propre ambassade après la nomination d’un remplaçant. Le gouvernement britannique va maintenant devoir décider de reconnaître le nouvel ambassadeur ou de refuser, en solidarité avec le peuple birman.
Plusieurs entreprises étrangères ont des investissements considérables au Myanmar, en particulier dans des projets liés au gaz naturel (Total, Chevron, par exemple), et paient près d’un milliard de dollars de taxes au gouvernement birman. D’après vous, comment ces entreprises devraient-elles réagir après le coup d’État militaire ?
Toutes les entreprises qui investissent au Myanmar devraient suspendre leurs opérations et leurs investissements pour veiller à ne rapporter aucun revenu à l’armée. Je leur poserais cette question : « Voulez-vous continuer de travailler avec un gouvernement militaire instable ? » Ce ne serait pas dans leur intérêt, car le pays ne sera jamais stable tant qu’un régime illégal restera en place, ce qui est une mauvaise chose pour les investissements. Les investisseurs devraient rechercher une solution à long terme et retirer leurs investissements pendant un an, jusqu’à ce que la dictature ait été écartée.
Que pensez-vous de la présence d’entreprises étrangères au Myanmar ?
Le Myanmar n’a jamais eu de politiques et lois efficaces pour contrôler les opérations des entreprises étrangères présentes ici. Les gouvernements militaires qui se sont succédé n’ont jamais cherché à mettre fin aux problèmes sociaux et environnements causés par ces entreprises depuis des années. Et le gouvernement de la LND n’a rien fait non plus pour améliorer les choses ; bien qu’il en ait eu l’occasion depuis 2011, il a choisi de maintenir les lois répressives en place. Le gouvernement LND a arrêté et exécuté un grand nombre d’activistes des droits humains et de représentantes et représentants politiques qui avaient manifesté contre les investissements dans les mines de cuivre, les cimenteries dans l’État karen et les mines de charbon dans l’État shan, par exemple. Voilà pourquoi l’autodétermination doit impérativement figurer dans toute nouvelle constitution. Les investissements dans les régions ethniques doivent être approuvés par les groupes ethniques, pas par le gouvernement central.
La réputation d’Aung San Suu Kyi en Occident a énormément souffert quand des milliers de Rohingya ont dû fuir au Bangladesh en 2017 puis, en 2019, quand elle a nié les accusations de génocide. Elle semble en revanche toujours bénéficier d’un large soutien au Myanmar. Que pensez-vous de son rôle et seriez-vous heureuse de la voir reprendre la tête du pays ?
Le futur système politique du Myanmar doit être basé sur une structure de partage du pouvoir entre le centre et les États individuels, avec une constitution fédérale démocratique. C’est comme cela que nous pourrons mettre fin aux conflits et à la guerre civile et obtenir la paix pour nos enfants et nos petits-enfants. L’avenir du Myanmar doit reposer entre les mains de l’ensemble du peuple birman et non d’un seul individu et nous ne devons donc pas laisser Aung San Suu Kyi prendre seule les décisions pour l’avenir du pays. Elle doit comprendre à présent que la stratégie consistant à collaborer avec l’armée a échoué et qu’elle ne peut pas construire un avenir politique pour le pays sans les peuples ethniques. C’est de cette impuissance à travailler avec les groupes ethniques que viennent tous les problèmes depuis l’indépendance. La première étape doit être d’écarter la junte militaire et d’élaborer une constitution démocratique, puis d’organiser des élections qui conduiront à la formation d’un nouveau gouvernement démocratique. Nous devons toutes et tous unir nos forces et travailler ensemble vers cet objectif.
D’après vous, quelles sont les chances que l’armée tienne sa promesse d’organiser des élections « libres et justes » une fois que l’état d’urgence sera levé ?
Qui peut croire à des élections libres ou justes quand l’armée s’est saisie du pouvoir de manière illégitime et a nommé ses propres membres au sein de son gouvernement illégal ? Il ne faut pas oublier que le Myanmar n’a pas de gouvernement légitime aujourd’hui. Toute élection future doit être organisée aux termes de la nouvelle constitution fédérale démocratique. Aucune élection ne saurait être considérée comme légitime jusque-là.
Quel devrait être le rôle de la société civile de l’étranger ?
La chose la plus importante à faire pour les membres de la société civile, c’est d’appeler leurs gouvernements à ne pas reconnaître la junte militaire illégale et de s’opposer à tout engagement qu’ils pourraient avoir avec elle. Ils doivent aussi demander la rupture de tous les liens économiques et commerciaux et encourager leurs gouvernements à agir contre le régime militaire au sein du Conseil de sécurité de l’ONU.