Politique de développement européenne: la bonne approche et les bons instruments ? Un regard de la société civile.

©Photo: Gémes Sándor/SzomSzed

L’aide publique au développement sert de nombreux intérêts et objectifs avoués ou non. En principe, l’aide devrait être utilisée pour appuyer le développement durable dans les pays en développement dans le respect de leurs priorités et de leurs agendas. Malheureusement, l’aide est souvent instrumentalisée afin de poursuivre les intérêts commerciaux et politiques des pays donateurs.

Cette deuxième tendance se retrouve dans certaines propositions du prochain instrument de coopération au développement de l’UE (Instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale). Doté d’une enveloppe d’environ 89 milliards d’euros, cet instrument structurera la coopération au développement de l’Union de 2021 à 2027. La proposition initiale, soumise par la Commission européenne, a fait l’objet de deux critiques principales de la part de la société civile: le manque de clarté et de repères sur le rôle du secteur privé dans la coopération au développement et l’allocation de 10% du budget au contrôle de la migration et à la sécurisation des frontières. L’objectif d’une régulation des mouvements migratoires vers l’Europe et de la création d’une ceinture sécuritaire assurées par les voisins du Sud proposées dans ce texte confortent les politiques des pays européens mais ne constitue pas une priorité de développement des pays africains.

La migration comme enjeu de la coopération au développement européenne, comment en est-on arrivé là ?

Cette tendance à lier l’aide au développement et le contrôle de la migration s’est imposée au fil des ans dans les discours politiques européens. En 2005, les images des migrants escaladant les barrières des enclaves espagnoles de Melilla et Ceuta sont diffusées dans les médias, renforçant une perception négative et menaçante de la migration africaine vers l’Europe.

La même année les dirigeants européens se réunissent et définissent à Hampton Court une « approche globale des migrations », c’est le début de la prise en considération toujours plus grande d’une logique de contrôle des migrations dans l’agenda de la coopération au développement. Parallèlement, l’UE met en œuvre des politiques de coopération avec des pays tiers au sein de la politique de voisinage et des partenariats pour la mobilité afin de lutter contre l’immigration irrégulière1. Parmi ces partenariats, il faut mentionner le Dialogue euro-africain sur la migration et le développement (Processus de Rabat, 2006) et le processus de négociations de Khartoum en 2014 avec les pays de la corne de l’Afrique et les pays de transit qui comporte une forte dimension sécuritaire avec des budgets pour la formation de garde-frontières et la création de camps pour migrants.

En 2015, les pays des Balkans et du Sud de l’Europe font face à un afflux inhabituel de migrants nourri notamment par les conflits ou situations sécuritaires précaires dans de nombreux pays dont la Syrie, l’Afghanistan ou encore en l’Érythrée. En novembre de la même année, les chefs d’état africains et européens et décident de la mise en place d’un « Fonds fiduciaire de l’UE pour l’Afrique » (FFU) en faveur de la stabilité et de la lutte contre les causes profondes de la migration irrégulière et du phénomène des personnes déplacées en Afrique2.

L’objectif de ce fonds est d’avoir un impact sur les causes profondes des migrations, favoriser des routes de migrations légales et diminuer les flux migratoires vers l’Europe. Le volet migratoire du futur instrument de coopération internationale de l’UE s’inscrit dans la logique et prolongation du FFU. Il mobilise les ressources de l’aide publique au développement en vue du contrôle des flux migratoires vers l’Europe. Cette stratégie pose des risques de non respect du droit d’asile et de violations des droits humains des migrant-e-s.

Au-delà des problèmes d’éthique et de droits humains liés à la sécurisation de l’aide3, la question est posée également sur l’efficacité des mesures et sur les impacts négatifs sur les dynamiques de développement régional que pourraient avoir ces politiques impliquant une restriction de la mobilité des personnes.

Des études sur le lien entre migration et développement, ont montré que le développement des pays africains d’origine ne va pas automatiquement diminuer le nombre de personnes candidates à la migration. Au contraire, le voyage nécessite des moyens financiers importants et ce sont souvent les familles qui ont pu générer un peu d’épargne qui peuvent financer le voyage4. De plus, les mesures de sécurisation des frontières entre les pays africains peuvent avoir un impact négatif sur les populations les plus vulnérables pour lesquelles migrer vers les pays voisins fait partie des stratégies de subsistance5.

Quel encadrement du « secteur privé » ?

Un autre point vivement discuté et critiqué par les organisations de la société civile est le manque de précision quant à la nature et à l’encadrement de l’implication du secteur privé dans la mise en œuvre de l’instrument.

Le futur instrument de l’UE comprend la création du Fonds Européen pour le Développement Durable + (FEDD+). Ce fonds sera composé de subventions et d’instruments financiers divers en appui aux organisations de la société civile, aux Etats et au secteur privé (prêts, garanties sur portefeuille, couverture de risques…). L’objectif de ce fonds est en outre d’encourager l’investissement privé et d’accroître l’accès au financement des entreprises6. Les inquiétudes de la société civile portent sur la définition exacte du terme « secteur privé ». En simplifiant un peu la problématique, s’agira-t-il effectivement de favoriser le secteur privé local des pays les moins avancés en créant un environnement favorable ou l’argent sera-t-il engagé en soutien à des entreprises étrangères désirant indirectement s’assurer de nouveaux marchés7?

Une partie du budget du FEDD+ sera utilisé dans le cadre de financements mixtes, outil habituel de la Banque européenne d’Investissement. Avec les financements mixtes public-privé, l’intervention du financement de l’UE vise à réduire le coût total de l’investissement privé grâce à une subvention ou à réduire le risque d’investissement (prêts en dessous du prix du marché, couverture des risques d’investissement…)

Les efforts de la coopération au travers du secteur privé auront-ils vraiment des impacts positifs sur la réduction de la pauvreté ? Une étude récente montre la nécessité de modérer les attentes des donateurs sur les capacités des financements mixtes à mobiliser des fonds privés et surtout sur leur capacité à canaliser de l’investissement vers les pays les moins avancés et vers les populations les plus vulnérables8. Une autre interrogation concerne le cadre de redevabilité et de transparence de l’action du secteur privé à savoir si les entreprises privées seront soumises aux mêmes exigences de résultats que d’autres acteurs de la coopération et si les droits humains, sociaux et environnementaux seront respectés.

Le futur instrument revu et corrigé par le Parlement européen

En mars 2019, le Parlement européen a approuvé l’instrument de voisinage, de coopération au développement et de coopération internationale.

La proposition initiale envoyée par la Commission avait soulevé beaucoup de critiques et d’inquiétudes. Il s’agissait d’une version peu ambitieuse, montrant de nombreuses lacunes dans sa formulation et peu de références aux engagements internationaux des pays membres.

Par rapport à la proposition initiale de la Commission, la règlement amendé et approuvé par le Parlement européen ajoute des références et précisions sur les engagements des pays en relation avec l’accord de Paris sur le Climat et l’agenda 2030. La nouvelle version prend davantage en compte les droits humains et en fait un des principes centraux du futur instrument, en demandant que «des évaluations d’impact ex ante des droits de l’homme, du genre, des droits sociaux et du travail » soient effectuées avant l’adoption des actions. Le budget alloué au programme « Droits humains et démocratie » sera augmenté et prévoit une clause de suspension de l’aide en cas de violations persistantes des droits humains, de la démocratie et de l’État de droit.

Le volet migratoire a également été revu dans sa formulation. Les droits humains sont mis en avant et le «droit de toute personne de quitter son pays d’origine» est affirmé. De même, l’aide à un pays tiers ne pourra pas être conditionnée par son acceptation de contraintes relatives à la gestion de la migration.

Le Parlement a également fait en sorte que le texte amendé soit en accord avec les engagements de l’UE sur la santé et les droits en matière de sexualité et de reproduction et que 85% du budget soit orienté vers des actions où l’égalité des sexes est l’objectif principal ou significatif. Enfin, le texte révisé encourage l’encadrement de l’action du secteur privé en ajoutant des clauses sur le respect des droits humains, des normes internationales du travail, des normes fiscales et environnementales.

Grâce au travail du Parlement européen et les commentaires critiques de la société civile, la proposition a été considérablement améliorée. Cependant 10% du budget seront toujours dédiés au volet migratoire et iront en partie à la sécurisation des frontières. L’agenda 2030 met en avant la migration comme une opportunité pour le développement:

«La migration est un puissant moteur du développement durable, tant pour les migrants eux-mêmes que pour les communautés dans les pays d’origine, de transit et de destination».9

Le règlement européen dans sa substance, malgré les améliorations et les retouches dans la formulation, reste sur ce point en contradiction avec les engagements pris par les Etats dans le cadre de l’agenda 2030.

Les prochaines étapes

Le Conseil devra se positionner sur la nouvelle proposition approuvée par le Parlement avant d’entrer dans les négociations tripartites entre le Parlement, le Conseil et la Commission qui vont avaliser la version définitive de l’instrument dans le courant de l’année 2019. La partie n’est donc pas gagnée; organisations de la société civile européenne et des pays du Sud devront être vigilantes et faire pression sur les institutions européennes dans les prochains mois afin d’éviter que les amendements proposés par le Parlement ne soit révisés à la baisse ou rejetés.

Mais le plus gros travail se fera lors de la mise en œuvre de l’instrument à partir de 2021. Les organisations de la société civile européenne et les sociétés civiles du Sud devront alors exercer un travail de vigilance continu de la mise en œuvre des politiques de coopération européennes. Nos pays ont souvent montré leur faillibilité à concrétiser dans les faits leurs engagements sur la qualité et la quantité de l’aide publique au développement et ont souvent été trop peu critiques face à des faits de violation des droits humains par les Etats ou les entreprises.

 

Sources

1 Olivier Clochard et al. Atlas des migrants en Europe: Approches critiques des politiques migratoires. Ed. Migreurop/Ed. Armand Colin. 2017
2 https://ec.europa.eu/europeaid/regions/africa/eu-emergency-trust-fund-africa_en
3 La sécurisation de l’aide est le terme employé pour décrire l’utilisation d’une partie de l’aide publique au développement à des fins sécuritaires
4 Schöfberger Irene et Venturi Bernardo. “Eight myths on the migration-development nexus that European and African policiymakers need to reconsider” European Think Tanks Group. 2018 . https://ettg.eu/2018/07/10/eight-myths-on-the-migration-development-nexus-that-european-and-african-policymakers-need-to-reconsider/
5 Matthieu Tardis, Les partenariats entre l’Union européenne et les pays africains sur les migrations. Un enjeu commun, des intérêts contradictoires. Institut français des relations internationales. 2018.https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/tardis_partenariats_ue_afrique_2018.pdf
6 San Bilal. Leveraging the next EU budget for sustainable development finance: the European Fund for Sustainable Development Plus (EFSD+). ECDPM. Discussion Paper N°243. 2019.
7 NDICI: CONCORD’s Views on an essential vote ahead February 2019. https://concordeurope.org/wp-content/uploads/2019/03/CONCORDs-Views-on-an-essential-vote-ahead_-February-2019.pdf
8 Samantha Attrige and Lars Engen. Blended finance in the poorest countries: the need for a better approach. Overseas development Institute. 2019
9 La migration et le Programme 2030 , guide à l’usage des praticiens. Office international des migrations. http://www.migration4development.org/sites/default/files/fr_sdg_web.pdf

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