Produire de l’hydrogène vert en Afrique pour l’Europe : entre incohérences, agendas cachés et réflexes néocolonialistes

Dans tous les pays du monde, l’urgence climatique obligeant, la question de l’énergie est devenue une question éminemment capitale, à la fois sur le plan économique, politique et sociétal. Elle est d’ailleurs de plus en plus au cœur des débats électoraux, notamment dans les démocraties européennes. Globalement, ces débats sont focalisés sur les sources d’approvisionnement à privilégier pour améliorer et sécuriser la disponibilité de l’énergie. On peut d’emblée se demander pourquoi ces débats abordent très peu les changements sociétaux à opérer pour réduire la consommation et le gaspillage de l’énergie. La réponse à cette question est très simple. Avec la mondialisation, tout est « marchandise », échangeable d’un bout à l’autre du globe, entre les pays qui en sont pourvus et les pays qui en sont dépourvus. Bref, avec le néo-libéralisme, le « marché » est devenu le « tout-puissant » mécanisme capable de résoudre tous les problèmes. Voilà qui donne le ton du présent article qui expose une réflexion africaine sur « le marché africain de l’hydrogène vert ».

Pour atteindre ses objectifs de réduction des gaz à effet de serre, l’Union européenne mise sur la production de l’hydrogène « à bas carbone » au Maghreb et en Ukraine. Plusieurs articles ont déjà été consacrés à l’analyse des retombées réelles de cette stratégie énergétique européenne sur les populations du Maghreb. Ces articles ont clairement décrypté et dénoncé les « agendas cachés » de cette stratégie énergétique verte, après avoir mis en exergue le revers de la médaille qui représente d’énormes coûts sociaux et environnementaux rarement pris en compte. Avec la guerre en Ukraine, plusieurs pays de l’Union européenne se tournent davantage vers le Maghreb pour réduire leur dépendance vis-à-vis des énergies fossiles russes. Cette évolution majeure du contexte amène à aborder dans le présent article la question de l’hydrogène « vert » dans une perspective plus large de la place de l’accès aux ressources naturelles dans les relations entre l’Union européenne et l’Afrique.

L’hydrogène « vert », l’énergie du futur … associée à d’éventuelles externalités négatives

Grâce à son rendement énergétique élevé et à ses multiples utilisations, associés au fait que sa combustion ne rejette aucun gaz à effet de serre, l’hydrogène apparaît comme l’énergie du futur, nécessaire pour décarboner l’économie mondiale en général, particulièrement les secteurs polluants (raffinage du pétrole, fabrication des engrais azotés et de l’acier, transport, etc.).

Pour produire de l’hydrogène, il faut de l’énergie et de l’eau. L’hydrogène peut être polluant ou non en fonction des sources d’énergie utilisées pour sa production. Il est polluant (ou « gris ») lorsqu’il est extrait des combustibles fossiles comme le gaz naturel.

Ouarzazate Solar Power Station, March 2019. Copyright ESA : Copernicus Sentinel-2A

L’hydrogène « vert » ou non polluant est l’hydrogène produit à partir des énergies renouvelables (solaire, éolienne, hydro-électricité). Pour produire de l’hydrogène vert à grande échelle, il faut donc de grandes superficies de terre et d’importantes quantités d’eau. Dès lors, la production d’hydrogène entre en concurrence avec l’agriculture, avec un risque élevé de destruction de certains systèmes agraires et de la biodiversité. C’est à partir de là que se pose la question des externalités négatives ou des coûts sociaux et environnementaux des grands projets de production de l’hydrogène.

Il est donc presque certain que tout grand projet de production de l’hydrogène s’accompagne de risques élevés d’accaparement des terres, d’inefficience de l’utilisation de l’eau, d’exclusion, de paupérisation et de violation des droits des personnes vulnérables, et partant, de chômage et de migration, s’il omet de considérer ses éventuelles externalités négatives. Autrement dit, d’importants risques de violation des droits économiques, sociaux et culturels sont associés à tout grand projet de production de l’hydrogène vert si celui-ci est conçu de manière non inclusive, dans une perspective purement commerciale, sur fond de délocalisation de la production pour des raisons de coût.

Dans les faits, ce type d’« accaparement vert » des ressources a déjà été observé dans le cadre de la construction de la centrale solaire de Ouarzazate au Maroc, la plus grande centrale solaire thermodynamique du monde, où les agriculteurs ont été soumis à des « ventes obligatoires de leurs terres à des prix extraordinairement bas », alors que la centrale consomme désormais entre deux et trois millions de mètres cubes d’eau par an pour refroidir les panneaux solaires.

Ces faits illustratifs de l’impunité des multinationales et de la défaillance des détenteurs d’obligations comme l’Union européenne, l’Union africaine et les Etats africains, appellent à renforcer les capacités de la société civile africaine à promouvoir le devoir de vigilance et le droit des peuples à la souveraineté permanente sur leurs ressources naturelles.

La production de l’hydrogène vert en Afrique pour l’Union européenne : des incohérences diverses, des agendas cachés et des réflexes néocolonialistes qui interpellent

La première incohérence qui interpelle concerne les risques de violation des droits de l’homme dans les grands projets de production de l’hydrogène vert en Afrique. En effet, l’exemple de la centrale de Ouarzazate amène à se demander comment l’Union européenne, chantre et apôtre des droits de l’homme, de la responsabilité sociétale des entreprises, de la justice climatique, etc. peut ignorer les risques de violation des droits humains dans le cadre de ses grands projets de production de l’hydrogène vert au Maghreb. Ce paradoxe amène de plus en plus d’Africains à douter de la sincérité (et donc à remettre en cause la crédibilité) de l’engagement de l’Union européenne à promouvoir les droits de l’homme à travers le monde. Ce paradoxe est particulièrement frappant dans le contexte actuel de la guerre en Ukraine, vu que la situation politique au Maghreb est caractérisée par des tensions entre le Maroc et l’Algérie au sujet de l’indépendance du Sahara occidental.

Deuxièmement, à y voir de près, l’hydrogène vert produit au Maghreb est conçu comme une ressource minière quelconque à extraire en Afrique puis à exporter vers l’Europe, et ce, en ignorant les besoins énergétiques locaux. Pour reprendre les termes d’un article publié en décembre 2021 par Jeune Afrique[1] sur la question, il s’agit de « transporter le soleil du Maghreb en Europe grâce à l’hydrogène ». Bref, l’hydrogène vert en Afrique, c’est toujours et encore « l’Afrique au service des intérêts européens ». Pour bien d’analystes africains, cela rappelle les travers des relations entre l’Europe et l’Afrique comme l’esclavage, le colonialisme, la France-Afrique, etc. L’Afrique serait encore et toujours considérée par l’Occident comme une « bête de somme », corvéable à merci. Sinon, comment expliquer que les intérêts de l’Afrique et la place des générations futures africaines soient presqu’invisibles dans la stratégie énergétique verte actuelle ?

En effet, analysant la nouvelle ruée vers l’Afrique dans le sillage de l’essor annoncé du marché international de l’hydrogène vert, Hamza Hamouchène[2], un militant écologiste algérien basé en Angleterre, affirme que ces relations d’exploitation, de sous-développement et d’accaparement des terres « suivent un schéma colonial familier dans lequel vous avez la libre circulation de ressources naturelles bon marché du Sud vers le Nord riche, tandis que les coûts associés à leur extraction sont imposés aux peuples du Sud« . Les investissements nécessaires seront financés par les multinationales qui rapatrieront tous les bénéfices réalisés, sans même payer d’impôts dans les pays africains. La construction et la maintenance des infrastructures seront assurées presqu’exclusivement par les entreprises européennes, restreignant ainsi le développement d’un marché local de biens et services énergétiques.

Troisièmement, le caractère « vert » de l’hydrogène produit au Maghreb peut être remis en cause. Si l’on considère le fait que pour transporter l’hydrogène via les gazoducs actuels, il faut le mélanger avec 95 % de gaz naturel, il apparaît que l’hydrogène dit « vert » ne fait que booster l’exploitation du gaz naturel pour le grand bonheur de l’industrie gazière. Il ne contribue presqu’en rien à décarboner les économies des pays maghrébins pendant que les agriculteurs et les systèmes agraires en paient un prix très élevé. Au final, tout porte à croire que l’hydrogène vert est une belle opportunité pour les multinationales de l’industrie gazière de vider le Maghreb, à la fois de ses réserves en gaz naturel, en terres et en eau potable.

Enfin, s’il est vrai que l’énergie est un facteur clé de production économique, on est en droit de se demander comment les pays africains qui se positionnent fièrement sinon naïvement en pays exportateurs de l’hydrogène assureront leurs propres besoins énergétiques quand ils se seront vidés de leurs réserves en gaz naturel, en terres et en eau. Surtout sachant qu’avec la jeunesse de leur population, leurs besoins énergétiques iront croissants. Tout semble porter à croire que les pays africains qui participent aveuglément à de tels projets n’ont aucune vision de développement à long terme, qu’ils ne font aucune analyse prospective ni aucune analyse coûts-bénéfices avant de signer les contrats énergétiques. Autrement, comment comprendre que des pays fortement vulnérables au changement climatique, confrontés aux défis de la raréfaction des terres cultivables et de l’eau, puissent se lancer dans de grands projets de production de l’hydrogène, non pas pour leurs propres besoins mais pour des besoins extérieurs ? Le contraste entre les politiques des pays africains et des Etats-Unis par exemple est particulièrement frappant. Pendant que les Etats-Unis constituent d’énormes réserves et retardent l’exploitation de leurs ressources énergétiques, on dirait que les pays africains se débarrassent gaillardement des leurs, sans aucune conscience des dangers que cela comporte à court, à moyen et à long termes.

L’hydrogène vert : une opportunité pour les pays africains s’il est conçu dans une vision de développement à long terme, de partage et d’inclusion      

Dans l’absolu, l’hydrogène vert représente une opportunité énorme pour l’Afrique s’il est bien pensé et porté par des valeurs de partage, de solidarité et d’inclusion. En effet, comme le dit si bien Hamza Hamouchène[3], « si la priorité était de produire de l’hydrogène vert comme carburant pour décarboner nos propres économies en Afrique du Nord, ce serait au moins un projet souverain. Malheureusement, au contraire, toute la dynamique autour de l’hydrogène vert est plutôt pilotée de l’extérieur par des multinationales étrangères. Les pressions exercées par l’Europe sont énormes, mais si nous commençons par produire pour exporter, cela retardera notre propre transition verte en Afrique. Nous devrions faire passer notre mix électrique à 70 ou 80 % d’énergies renouvelables avant même de penser à exporter vers l’Union européenne. »

Pour faire de l’hydrogène vert une opportunité pour l’Afrique, il faut que l’Union européenne et les Etats africains accordent dans les négociations des contrats énergétiques une attention sincère et conséquente à la trajectoire des besoins énergétiques locaux, à celle des systèmes agraires et à toutes les éventuelles externalités négatives, en veillant soigneusement « à ne laisser personne ni de côté ni à un sort injuste ». Les contrats et les partenariats énergétiques doivent être conçus dans une sincère approche fondée sur l’éthique et sur les droits de toutes les personnes et communautés concernées, loin des logiques de domination, de spoliation, de concurrence, d’exclusion, de maximisation des profits, bref, loin de toute logique de gagnants-perdants …

Les trois auteurs de l’article sont tous des Togolais résidant au Togo. Ils sont membres d’un think tank engagé contre le mal-développement de l’Afrique, dénommé « Dynamique Expertises-Contextes-Innovations et Développement Equitable durable », en abrégé DECIDE. Monsieur Kodjovi DETCHINLI est Agronome, Environnementaliste et Socio-Economiste du développement, Consultant-Formateur pour le compte de plusieurs organisations internationales intervenant en Afrique, dont l’ASTM. Monsieur Edem AGODE est Sociologue et Géographe, Spécialiste des questions d’employabilité et d’insertion socioprofessionnelle des jeunes, d’intelligence territoriale et de développement inclusif. Il est également le Secrétaire Exécutif de la DECIDE. Monsieur Kokou AMEGA est Spécialiste en Energies Renouvelables, en Efficacité Energétique et en Planification énergétique, Doctorant en Changement Climatique et Energie au West African Science Service Centre on Climate Change and Adapted Land Use (WASCAL) dont le siège est basé à Accra (Ghana).

 


Notes de bas de page:

[1] Voir https://www.jeuneafrique.com/1278610/economie/comment-lunion-europeenne-veut-faire-du-maghreb-son-eldorado-de-lhydrogene/

[2] Voir https://www.jacobinmag.com/2022/03/eu-germany-energy-green-hydrogen-repowereu-western-sahara

[3] Voir https://www.jacobinmag.com/2022/03/eu-germany-energy-green-hydrogen-repowereu-western-sahara

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