La « digitalisation de l’agriculture » désigne l’utilisation des technologies de l’information et de la communication dans le secteur agricole.
« Comme toute l’économie, l’agriculture entre dans l’ère du numérique. L’exploitation des données numériques pour le monde agricole, ainsi que la nécessité de mettre en place un portail des données agricoles représentent un enjeu important. Applications, services, données, robots, drones… Nous vivons actuellement la nouvelle révolution agricole »[1]. Cette révolution se décline sur le terrain par l’application de l’agriculture de précision, un principe de gestion des parcelles agricoles qui vise l’optimisation des rendements et des investissements, en cherchant à mieux tenir compte des variabilités des milieux et des conditions entre parcelles différentes ainsi qu’à des échelles intra-parcellaires. Ce concept est apparu à la fin du XXe siècle, dans le contexte de course au progrès des rendements agricoles. Il a notamment influencé le travail du sol, les semis, la fertilisation, l’irrigation, la pulvérisation de pesticides, etc. Il requiert l’utilisation de nouvelles technologies, telles que l’imagerie satellitaire et l’informatique. Il s’appuie sur des moyens de localisation dans la parcelle dont le système de positionnement par satellites de type GPS. [1] In MAGAZINE DU MINISTÈRE DE L’AGRICULTURE, DE L’AGROALIMENTAIRE ET DE LA FORÊT,– NUMÉRO 1565 – 2016, www.agriculture.gouv.fr, France. |
« Ce n’est pas parce qu’on est paysan qu’on doit souffrir ! »
Karim Sawadogo, à la tête d’une exploitation familiale au Burkina Faso, s’intéresse aux technologies susceptibles d’augmenter la productivité et de réduire la pénibilité du travail agricole, deux leviers principaux, estime-t-il, pour réussir à attirer les jeunes dans les activités agricoles. Ainsi le goutte à goutte géré à distance via une application pour smartphone, par exemple, mais aussi les capsules vidéo qui vulgarisent la connaissance pour les réseaux sociaux [1]constituent des utilisations pratiques et accessibles de la digitalisation au service de l’agriculture paysanne.
Mais réduire le labeur, est-ce fondamentalement la vision de « l’agriculture de précision » ? Une production agricole qui serait tout entière inféodée à la digitalisation du secteur ne serait-elle pas une menace pour l’existence même du paysan ?
Au cours des dernières années, ce sont les entreprises d’intrants agricoles et les sociétés de machines agricoles (par exemple, John Deere) qui ont massivement investi dans les mégadonnées, les technologies de l’information et de la communication. Elles sont devenues des entreprises de big data qui équipent leurs machines de capteurs et de puces pour collecter et analyser toutes sortes de données —données météorologiques, humidité du sol, parasites, historique des cultures, etc. De fait,« l’agriculture de précision » est le fruit de la convergence de nouvelles technologies numériques puissantes et du traitement algorithmique du big data débouchant sur une mécanisation extrême dans la production agricole. Dans cette approche, l’utilisation de la technologie et des données ne sont pas neutres mais consolident toujours davantage le contrôle des entreprises sur le système alimentaire et renforcent les monopoles.
A travers un narratif bien rodé, ces entreprises multinationales imposent donc leur vision comme s’il s’agissait d’une réponse indépassable, et voient leur narratif souvent repris ensuite par les pouvoirs publics. Les exemples foisonnent, parmi lesquels : « La crise du Covid-19 a mis en évidence le rôle essentiel de l’agriculture française en matière de souveraineté alimentaire et l’importance de la qualité sanitaire et environnementale de sa production. Dans ce contexte, l’innovation numérique apparaît comme un levier d’action efficace pour assurer l’accès à une alimentation saine et abordable » peut-on lire sur le site du Ministère Français de l’Agriculture, ou : « La transformation de l’agriculture et de l’alimentation dans le monde ne pourra se faire sans une mobilisation des acteurs privés, entrepreneurs et entrepreneuses. Le focus choisi est celui du digital, avec des exemples illustrant comment l’utilisation des nouvelles technologies peut participer à la transformation des systèmes agricoles », annonçait la Conférence internationale que la Fondation FARM avait organisé à l’OCDE le 17 janvier 2023.
Mais quelle transformation mondiale veut-on promouvoir à travers les « solutions digitales » ? Songeons seulement aux préalables à leur application : ils reposent sur un accès (très) inégalement répartis à la fois au capital financier, à la terre et aux outils numériques ;
- En termes d’investissements financiers, c’est une agriculture coûteuse encore inaccessible à la plupart des paysans de la planète ;
- Les matériels de l’agriculture de précision sont aujourd’hui pour la plupart conçus pour la gestion de grandes ou très grandes parcelles agricoles, couvertes de grandes cultures génétiquement très homogènes, voire clonales ou quasi-clonales, alors que les exploitations familiales de la majorité des paysans dépassent rarement 2ha ;
- « La moitié de la population mondiale demeure privée d’accès à Internet, avec des taux de pénétration qui varient de 12% en Afrique centrale à plus de 90% en Amérique du Nord et en Europe [2]. Et le gouffre est encore plus grand si l’on tient compte des qualités de connexions, de l’accès aux équipements ou encore des « compétences numériques » (Banque mondiale, 2016).
« Que le Sud se connecte et s’équipe numériquement, et il pourra lui aussi jouir des avantages de l’économie numérique », voilà en substance ce que clament les enthousiastes des « TIC pour le développement » (« ICT4D » pour les initiés). Cette promotion néolibérale de l’égalité des chances (numériques) masque pourtant les asymétries et inégalités structurelles qui sous-tendent le fonctionnement même de cette « nouvelle économie ». « Pour faire une analogie avec la géoéconomie de l’ère industrielle », nous explique par exemple Singh[3]., « les données numériques sont aujourd’hui la matière première recueillie dans les pays en développement, à des conditions extrêmement injustes, « transformée » ensuite en « intelligence numérique » dans les pays développés, principalement aux États-Unis, puis revendue aux pays en développement» C’est l’art de redéfinir « l’échange inégal » à l’heure du « Big Data »[4].
Pire, dans le discours qui encourage à réduire la fracture numérique pour aider les populations défavorisées à combler leur « retard », « le développement a été pensé comme un « rattrapage » par rapport à un monde interconnecté duquel de nombreux pays du Sud, en particulier africains, seraient coupés »[5].: la rhétorique n’est guère différente du crédo de l’époque coloniale en faveur de la modernisation !
Au total, la littérature sur la question soulève une question cruciale : comment la mise en œuvre d’une « inclusion numérique », de surcroit à l’échelle de l’agriculture, des populations les plus marginalisées pourrait-elle se traduire par autre chose que par de nouvelles formes de dépendance et d’exploitation ?
Pour le monde paysan du continent africain, la coupe est pleine : malgré des investissements de milliards de dollars, le modèle agricole industriel n’a pas réussi à nourrir les plus pauvres. Il est de plus responsable de la perte de biodiversité, et alimente la crise climatique ; d’essence coloniale, les systèmes alimentaires industriels perpétuent la faim en rendant les communautés plus vulnérables aux chocs. Pourtant, ce sont bien les petites exploitations agricoles et familiales qui produisent plus de 70 % des aliments du monde avec moins d’un tiers des terres et des ressources agricoles !

Malgré cela, explique Bridget Mugambe[6], « Lors de la 27e Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques, les voix des petits agriculteurs africains ont de nouveau été mises de côté en faveur des intérêts des entreprises, des solutions technologiques et des fausses solutions agriculture « climato-intelligente ». Depuis près d’un siècle, les grandes entreprises, les philanthropes milliardaires et les multinationales soutenues par des dirigeants influents ont poussé les méthodes agricoles industrielles hautement polluantes à travers l’Afrique, en le qualifiant de meilleur moyen de lutter contre la faim, alors qu’en réalité, c’est simplement la meilleure façon d’accroître leurs bénéfices. »
Les acteurs du monde rural africain ne s’y trompent pas, qui, tout en s’appropriant quelques menues applications du numérique et de la digitalisation au service de l’agriculture, sont donc largement critiques face au revers de la médaille, et réclament des approches radicalement différentes pour assurer un futur possible à la vie sur Terre.
« Les technologies, les innovations et les pratiques qui sont choisies aujourd’hui détermineront l’avenir des systèmes agroalimentaires. Il est donc essentiel de reconnaître l’existence de visions radicalement opposées sur les façons d’affronter les crises mondiales, et de définir et mettre en œuvre les processus et produits innovants, ainsi que sur la question des acteurs et bénéficiaires principaux », annonce le bulletin Nyeleni [7] consacré à « L’Agroécologie, véritable innovation réalisée par et pour les peuples »
Il ajoute : « Pour qu’une innovation puisse reconfigurer les systèmes alimentaires et contribuer à leur durabilité, elle doit être développée selon une approche holistique et pluridisciplinaire de sorte à générer un changement systémique entraînant un effet positif sur les vies des populations. En ce sens, l’innovation ne doit pas uniquement consister à proposer une technologie ou une boîte à outil dont on ne choisit que quelques éléments, ni seulement se centrer sur la productivité. L’innovation doit plus particulièrement se concentrer sur les processus sociaux, économiques, culturels, écologiques, environnementaux, institutionnels, organisationnels et liés aux politiques publiques. Par ailleurs, le fait d’innover pour transformer ces systèmes ne se résume pas seulement à introduire des inventions révolutionnaires ou « disruptives », ou encore de nouveaux besoins, marchés et espaces d’application; il implique, plutôt, une adaptation ou une évolution, ainsi qu’une amélioration et/ou un élargissement considérable des techniques et pratiques déjà existantes. »[8]
Alimata Traoré, Présidente de la Convergence des Femmes Rurales pour la Souveraineté Alimentaire (COFERSA) au Mali, et Point focal de la Convergence Globale des Luttes pour la Terre et l’Eau en Afrique de l’Ouest (CGLTE/AO), résume à sa manière ces préoccupations :
« Nous, les paysans d’Afrique nous ne sommes pas arriérés, ni contre la technologie. Nous l’utilisons quand cela nous sert à renforcer nos combats, mais nous demandons que nos droits soient respectés et protégés. Ceux qui peuvent utiliser toutes ces technologies informatiques et ces bases de données sont les grandes compagnies multinationales. Ce n’est pas pour nous. A cause de cela, nous nous opposons aux brevets sur l’information génétique. Et nous luttons pour la protection de nos systèmes de semences paysannes, qui nous permettent de jouer un rôle comme gardiens et garants de la biodiversité et de la vie. Aucune machine ou software ne pourra jamais remplacer nos connaissances paysannes. »[9]
… Comme si, finalement, la réalité était bien plus simple que les firmes ne veulent nous le faire croire : « L’agriculture intelligente pour le climat, c’est l’agroécologie ! », tranche Emile Frison, expert de la conservation et de la biodiversité agricole, directeur de l’organisation mondiale de recherche pour le développement, Bioversity International[10].
Notes:
[1] Voir sur ce sujet : « Les TIC au service de la vulgarisation agricole », août 2019, Inter-réseaux, développement rural, www.inter-reseaux.org, France.
[2] Cedric Leterme, « Nouveaux enjeux Nord-Sud dans l’économie numérique », 2020, www.cetri.be, Belgique.
[3] Singh P. J. (2017a), « Developing Countries in the Emerging Global Digital Order », IT for Change, Bangalore, Inde.
[4] Cedric Leterme, « Nouveaux enjeux Nord-Sud dans l’économie numérique », 2020, www.cetri.be, Belgique.
[5] Ibidem
[6] Bridget Mugambe est une spécialiste des sciences sociales qui dirige le groupe de travail sur l’agroécologie et le climat à l’AFSA, qui représente plus de 200 millions d’agriculteurs, de pasteurs, de pêcheurs de peuples autochtones, de groupes religieux, de mouvements de femmes, de jeunes et d’associations de consommateurs dans 50 pays. ; voir : « Opinion: 5 demands for more climate-resilient food systems in 2023 », www.Devex.com.
[7] Sous les feux de la rampe, février 2022 in Bulletin de Nyéléni , www.nyeleni.org, Mali.
[8] Ibidem.
[9] Alimata Traore, « La dématérialisation des semences », février 2022, in Bulletin de Nyeleni, www.nyeleni.org, Mali
[10] Voir : www.Bioversity International.org