Entretien par Raquel Luna – L’objet de cet article était une interview, mais il s’est avéré rapidement qu’il s’agissait plutôt d’une réflexion sur le rôle des entreprises dans le développement en général.
Revenir au sens des mots
Afin de discuter du business et du développement, une question fréquente dans la conversation était de décrire exactement ce que nous entendons par chaque mot. Frenz Azzeri reconnaît que chaque langue, culture et nationalité a une image, une connotation et des relations différentes avec le même objet. Dans un pays multilingue comme le Luxembourg, cette question devient encore plus importante.
Par exemple, quelle est le message dans le mot business ? Le mot business en anglais a des racines et des connotations différentes de celles du mot entreprise en français ou Unternehmen en allemand. Business vient du mot vieil anglais busignes (Northumbrian) et fait référence à « soin, anxiété, occupation » et à bisig « soigneux, anxieux, occupé, occupé, diligent ». En anglais moyen (milieu du 14e siècle) le mot busyness signifie « état d’être très occupé ou engagé ». La prononciation actuelle vient du 17ème siècle et sa signification est « le travail, l’occupation d’une personne dans le sens de « ce qu’elle fait pour gagner sa vie ».
En français, en revanche, entreprise dérivé d’entreprendre, daté d’environ 1430-40 dans le sens de « prendre entre ses mains ». Aux environs de 1480 il prit le sens de « prendre un risque, relever un défi, oser un objectif ».
Unternehmen en allemand vient du verbe unternehmen qui fait référence à “commencer, exploiter, faire” (du 16ème siècle au 18ème siècle) et vient aussi de undernemen ‘couper, interrompre, empêcher, enlever’, réflexif ‘se saisir mutuellement, s’emparer de qqch., assumer qqch., entamer’. Début du 16e siècle, Unternehmen signifie ‘ce qui est entrepris, projet, intention’ et le 18e siècle, Unternehmen devient ‘entreprise économique, exploitation’.
Ces clarifications sont importantes, car elles rendent la communication et la compréhension possibles. Il est nécessaire d’aller à la base, et redécouvrir les messages dont nous sommes inconscients.
En y regardant de plus près, il pourrait devenir évident que notre langue a été colonisée par un langage libéral. Pour en revenir au mot business, dans le sens capitaliste actuel, il désigne une activité visant à créer du capital, on voit de l’argent qui coule à flots. On voit de la croissance permanente. On parle d’entreprise monétaire. On parle du business du profit, business profitable.
Une satire racontée par Frenz Azzeri :
“Il faut faire quelque chose pour le climat.” “Ça rapporte combien ?” “Vous êtes attrapé par le virus libéral ?” |
Mais cette notion d’entreprise enferme nos pensées et nos actions dans un cadre très restreint et particulier, comme si le seul objet d’entreprendre quelque chose était l’argent et le profit. Mais nous reviendrons plus tard sur la réappropriation ou l’appropriation du langage… Pour l’instant, continuons à explorer les messages qui se cachent derrière d’autres mots.
Prenons un autre mot, comme individualisme ou lobbyisme ou même le mot système. Pour Frenz Azzeri, le mot individualisme n’a rien de positif ou de négatif. Individualisme vient d’individuel, distinct et unique, et d’indivisible, quelque chose qui ne peut être divisé. Mais l’individualisme au sens libéral du terme signifie “chacun pour soi” et le message est de réussir. Cet individualisme a tendance à considérer chaque personne comme une firme en soi. Nous revenons à la notion de business profitable.
Si nous regardons de plus près le mot lobbying, ce qui se cache derrière ce mot est le fait que certaines personnes ont trop d’argent et qu’elles peuvent créer d’importantes zones d’influence pour faire valoir leurs intérêts personnels. Elles peuvent payer des recherches, des campagnes et des cadeaux. Nous revenons à la notion de business profitable.
Frenz Azzeri raconte que dans le film Animal de Cyril Dion, deux jeunes militants se rendent au Parlement européen pour demander aux politiciens d’agir pour les crises environnementales. Finalement, les jeunes militants tentent de comprendre le fonctionnement du parlement… et l’on voit l’ampleur, l’influence et l’importance des lobbyistes. La question est de savoir si la politique est faite par les citoyens ou par l’argent.
Dans ce sens, les lobbyistes arrivent à faire croire n’importe quoi. Que la cigarette est bien pour la santé… que l’énergie nucléaire est la meilleure… que Windows ou Apple sont les meilleurs. Que McDonalds est le meilleur…
Un autre exemple des influences actuelles : devenir riche avec le bitcoin entre autres crypto-monnaies. Contre-réponse à ces tendances, pour Frenz Azzeri, pour réussir et fleurir différemment, et non seulement par l’argent, la réponse est de s’acheter une caisse à outils. Mais le travail vaut moins aujourd’hui que les intérêts monétaires. Avec une telle caisse à outils, on peut gagner de l’argent, apprendre des compétences utiles et réparer des choses. Aussi créer des liens et se faire des amies.
Oser se réapproprier les mots
Il devient pertinent d’utiliser notre esprit critique pour découvrir ce qui se cache derrière chaque mot et ce qu’il implique pour nos vies personnelles. Si nous ne nous interrogeons pas davantage, nous restons dans le monde du langage profitable. Les questions pourquoi changer ? pourquoi changer quoi que ce soit ? pourquoi changer le monde ? sont des questions à prendre et entreprendre.
Nous constatons une tendance libérale très nette dans les institutions et dans notre compréhension du monde, à savoir que, quel que soit le domaine, il est impossible de se développer sans “business”, du “profit” et de la “croissance infinie”. Pour Frenz Azzeri, on peut s’apercevoir que le but du langage libéral et des lobbyistes eux-mêmes est d’augmenter le profit des institutions dans tous les domaines de base et dans la dynamique actuelle des systèmes dans lesquels nous vivons. Il semble qu’il y a un endoctrinement vers une pensée unique… Il y une vraie pression de se soumettre à cette logique. C’est une poussée d’égalisation ou standardisation des valeurs.
Les mots sont importants pour la narration de ce qui est la condition humaine. Frenz Azzeri considère que la création d’un glossaire ou d’un dictionnaire de termes pour s’approprier ou se réapproprier le langage, c’est une étape importante pour un esprit critique. L’objectif est que les gens définissent activement la signification de ces mots.
Par exemple, pour Frenz Azzeri, il faudrait encore changer et rajouter quelque chose en plus derrière le mot business. On pourrait parler du business du partage avec le but de partager le monde ensemble. On pourrait parler des business simplement comme une ‘institution de personnes qui commencent, qui entreprennnent ensemble quelque chose”. De même, le terme business ne doit pas être restreint au profit, il est possible de parler du business social, du business engagé ou du business pour le changement environnemental.
La vision étroite des entreprises et leur objectif de rentabilité se répercute sur nos moyens de subsistance. Par exemple, un homme d’affaires ne se soucie pas de la foi des abeilles. En raison de la pollution et d’autres facteurs, nous sommes confrontés à la mort massive des abeilles… avec la mort massive des abeilles, il en résulte à long terme une diminution de la reproduction des plantes par la pollinisation des fleurs. Moins de plantes et d’arbres, cela signifie moins de fruits. En définitive, cette situation affecte l’homme d’affaires directement, s’il « produit » et vend des fruits, ou indirectement, car sa qualité de vie sera affectée par la rareté des fruits. L’activité vitale et non lucrative des abeilles est essentielle à la vie.
Sortir du système qui nous tue ?
Frenz Azzeri raconte sur Loft, une bibliothèque alternative autogérée, au Bâtiment IV, et les discussions qui s’y déroulent entre collectifs sur “le système qui nous tue”. Il revient pour interroger le sens du mot : c’est quoi le système ?
Pour Frenz Azzeri nous sommes tous et toutes système. Le système, c’est tout : il y a des petits sous-systèmes comme la famille ou le travail, des systèmes plus grands comme une ville ou un pays, et des systèmes plus grands comme celui de la mondialisation. Comment répondons-nous à l’appel à sortir du système ? Frenz Azzeri se demande si cela est possible. Il donne un exemple : « Disons que je vais dans les Ardennes et j’achète un petit village abandonné. Après un certain temps, des gens viennent me rejoindre… le risque est que le nouveau village redevient le miroir de ce que les personnes apportent de leur vie antérieure. Le système d’oppression redémarre à nouveau.” Il est important de faire quelque chose de différent, de faire une autre chose, au lieu de continuer de faire la même chose.
Un autre exemple, la terre c’est un système “mais on ne va pas sortir de l’écosystème terre”. En revanche, on peut bouger d’un système à l’autre. Appendre à apprendre.
Frenz Azzeri évoque Edgar Morin, sociologue et philosophe français, qui parle de la complexité et de l’approche systémique. Cette approche exige de cesser de considérer les questions de manière linéaire ou par disciplines séparées. C’est important de reconnaître qu’il y a beaucoup de systèmes qui interagissent simultanément. Et, bien que la complexité puisse être engourdissante, l’important c’est de voir la terre dans sa globalité. Avec une telle vue, il est possible de voir qu’il y a des idées, des solutions qui ne sont pas des solutions, qui ne font qu’entretenir les problèmes qui existent déjà. Si l’on regarde de plus près, on peut voir que c’est toujours la même chose.
Par exemple, les mécanismes de tarification du carbone, à la base, c’est une bonne idée. Mais aujourd’hui il semble qu’il s’agisse juste d’un déplacement à gauche et à droite pour faire fleurir l’argent. Cela a-t-il changé quelque chose ? Peut-être qu’on est aveugle.
Frenz Azzeri confirme qu’on ne peut pas échapper au système, mais nous pouvons créer une dynamique différente, faire autrement. Pour cela, il faut poser des questions : l’esprit critique.
Des questions à approfondir
Si Frenz Azzeri croit en la nécessité de l’esprit critique, il reste également attentif à valoriser et respecter chaque manière de faire. Le but n’est pas d’attaquer les gens, mais d’ouvrir la porte pour permettre d’essayer différentes choses face à une réelle pression pour perpétuer la dynamique de ce système.
Frenz Azzeri pose des questions dans cet esprit critique : quel est le message contenu dans chaque mot ? Qu’est-ce que chaque mot signifie pour nous et pour les autres ? Quelles valeurs sont dedans ? Qui instaure ces mots et ces significations spécifiques ? Est-ce que ça vient du haut ou de la base ?
Les questions ne se limitent pas au sens des mots. Si nous parlons de développement, quels en sont les buts : faire du profit ou la justice ou la protection de l’environnement ? Qui sont les acteurs et les actrices ? Qui décide quoi ? Qui pousse le projet et pourquoi ? Qui a besoin de telles actions et initiatives ? Les bénéficiaires locaux sont-ils impliqués dans les actions ? Comment ? Et comment sont-ils/elles affecté.e.s? Grâce à l’esprit critique, les questions posées mettent en lumière l’éthique des actions et des choix. Nous en revenons à des choix éthiques qui reviennent en fin de compte comme un choix de système.
Faire autrement
Il semble que les limites que nous fixons au comportement humain et à l’interaction sociale sont des mythes. La complexité et le changement sont la nature de notre réalité et la diversité est inévitable. La pensée unique libérale actuelle tente de nous aveugler sur ce fait.
“Moi, je crois à un monde où il y a beaucoup de petits villages … Longo Maï et Zapatistes ou d’autres collectivités” a expliqué Frenz Azzeri. Les Zapatistes et Longo Maï seront d’accord, ils et elles revendiquent un monde où les autres mondes ont leur place. Longo Maï c’est un mouvement social autogéré alternatif avec des coopératives agricoles et artisanales, le forum civique européen, une radio Zinzine, et des publications de livres. Le mouvement zapatiste peut être considéré une expérience de transformation sociale et politique radicale au Chiapas, Mexique.
La situation des alternatives autogérées au Luxembourg peut paraître désolante, mais Frenz Azzeri se tourne vers Terra Coop. Il fallait 200 coopérateur·trices pour contribuer à réaliser le projet de Terra. C’est déjà convaincre 200 personnes d’avoir un but commun. “Un libéral dirait: il n’y a rien de tout”, mais quelqu’un comme moi, peut-être toi, répondrait « Mais si! Il y a des abeilles. Il y a des fleurs, il y a un morceau de nature réapproprié pour la vie, pour la terre, pour l’équilibre mondial. »
Frenz Azzeri parle aussi d’éducation populaire, de la motivation à agir, de l’apprentissage par la pratique, du réajustement mutuel, de la nécessité de la confrontation… tout cela dans la construction de collectifs et de communautés. “Ce sont de petits gens et des personnes qui s’organisent ensemble et qui rêvent d’un petit espace autogéré… qui respecte l’être humain et qui ne commence pas à renfermer l’être humain”. Frenz Azzeri conclut : “Nous pouvons organiser le monde différemment, c’est une question de choix de société”.