Le secteur privé et le financement du développement. « From billions to trillions »
Alors que l’aide publique au développement (APD) était conçue initialement comme un appui direct aux Etats et au secteur non lucratif, au fil des ans, elle a joué de plus en plus le rôle de catalyseur de flux financiers privés vers les États du Sud. Entre 1990 et 2007, le financement d’acteurs privés dans le contexte du développement a été multiplié par dix1.
Avec l’adoption de l’Agenda 2030 et l’annonce des besoins nécessaires à son financement – estimé par la CNUCED entre 3,3 et 4,5 mille milliards de dollars par an2, la mobilisation de financements du secteur privé pour le développement a connu un nouvel élan et a été présentée comme la solution miracle pour financer la réalisation des objectifs de développement durable. L’objectif 17 de l’agenda 2030 à notamment pour cible « Adopter et mettre en œuvre des dispositifs visant à encourager l’investissement en faveur des pays les moins avancés ».
Avec la formule magique «From Billions to trillions», la Banque mondiale, soutenue par les banques de développement régionales et le Fonds Monétaire International met en avant le secteur privé comme acteur incontournable pour le financement de l’Agenda 20303. La troisième Conférence internationale sur le financement du développement à Addis Abeba en 2015 a conforté cette position.
Comment les bailleurs de fonds s’engagent avec des partenaires privés ?
« Développement du secteur privé »
Qu’entend-t-on par secteur privé ?
Pour définir le « secteur privé », l’OCDE reprend la définition suivante : les organisations n’appartenant pas à l’État, étant gérées par des particuliers et dont la raison d’être est le profit. Cela inclut les institutions financières et leurs intermédiaires, les entreprises (multinationales, PME, micro-entreprises) ainsi que les coopératives et les entrepreneurs individuels. Sont exclues de ce groupe les organisations sans but lucratifs et les fondations privées4.
Le secteur privé dans le contexte du développement se réfère aux partenariats contractuels entre une partie publique (bailleurs de fonds publics, administrations publiques, institutions publiques) et une partie privée. Ces partenariats ont pour objectifs d’atteindre des objectifs de développement5.
Dans ce premier cas, considérant que l’existence d’un secteur privé dynamique est l’une des conditions d’un développement économique au niveau local, les bailleurs de fonds vont appuyer l’émergence ou la consolidation d’un environnement favorable au secteur privé dans le pays partenaire. Il s’agit donc d’un appui prioritairement destiné au contexte dans lequel sont actifs les acteurs privés locaux, même si cela peut également impliquer des partenariats stratégiques avec des acteurs privés du pays donateur ou de pays tiers.
Cette dynamisation du secteur privé dans les pays partenaires peut se faire à différents niveaux :
Les politiques d’action au niveau macro impliquent la création d’un environnement favorable au niveau des Etats. Il s’agira par exemple d’appuyer les Etats à travers de la coopération bilatérale afin d’assurer l’existence d’un cadre économique et légal bien défini et stable qui permet l’essor du secteur privé (droits de propriété, gouvernance, régulation financières,…).
L’action au niveau meso s’attache principalement à soutenir la compétitivité et l’intégration des acteurs privés locaux aux chaînes de valeurs et aux marchés nationaux. Les politiques d’action au niveau micro contribuent quant à elles à renforcer les compétences des acteurs privés locaux et à la formation professionnelle des populations locales.
L’appui au secteur de la finance inclusive peut également être considéré comme un facteur qui dynamise le secteur privé. La finance inclusive permet aux populations locales, que ce soit une famille, un entrepreneur ou une entreprise, d’accéder à des services financiers. La digitalisation favorise l’apparition de nouveaux acteurs tels que les opérateurs télécoms, les fintechs et dans un futur proche les bigtechs comme Facebook et Google qui font concurrence aux acteurs traditionnels de la microfinance.
« Le secteur privé pour le développement »
Dans ce cas de figure, les fonds publics sont destinés à favoriser la mobilisation du secteur privé global pour contribuer à l’atteinte des objectifs de développement dans les pays partenaires.
« Mobiliser le secteur privé » sous-entend que les ressources du secteur privé existent au niveau global, prêtes à être investies, mais qu’elles ne sont pas utilisées pour favoriser le développement des pays émergents ou des pays moins avancés. C’est pourquoi l’aide publique au développement va être utilisée pour financer des instruments qui vont favoriser la « canalisation » de ces ressources privées vers des pays cibles.
On peut identifier trois types d’action pour favoriser la contribution du secteur privé à la réalisation des objectifs de l’agenda 2030: mobiliser les investissements privés, renforcer les expertises et les connections et enfin responsabiliser et améliorer les pratiques du secteur privé
Contribuer à mobiliser les investissement privés
Différents types d’instruments seront proposés pour motiver le secteur privé à investir dans les pays émergents ou moins avancés:
– Seront proposés des instruments pour mitiger les risques que prennent les acteurs privés. Par exemple, dans le but d’attirer l’investissement privé, les institutions de la Banque Mondiale offrent des produits de garantie conçus pour atténuer certains risques qui découragent l’investissement dans les pays en développement. Ces produits financiers sont souvent mobilisés pour soutenir des partenariats public-privé (PPP) dans le cadre des projets d’infrastructure. Dans le cadre de la mise en commun de financements public/privé, la part d’argent public peut être engagée en tant que «première perte» ce qui signifie qu’en cas de problème, l’aide publique sera utilisée afin de protéger le capital des actionnaires privés. L’aide publique peut aussi proposer aux investisseurs privés des assurances pour couvrir des risques politiques ou climatiques, des mécanismes de garantie pour les crédits, la création de « couloirs sécurisés » pour les transferts fonds ou une protection contre les risques de change (currency swaps). Les financements mixtes, mélangeant investissements public et privé, ont presque toujours une composante de gestion des risques.
– Les bailleurs de fonds peuvent contribuer au financement d’instruments visant à augmenter les ressources financières à disposition pour le développement du secteur privé. Les instruments proposés peuvent être des subventions, des prêts, un investissement sous forme de partenariat public privé (PPP) ou des fonds d’encouragement. Le programme BoostAfrica de la Banque Africaine de Développement et de la Banque Européenne d’Investissement (BEI) qui propose des fonds de capital-risque ayant pour but entre autres d’investir du capital d’amorçage, de démarrage et d’expansion dans des jeunes pousses et PME africaines innovantes en est un exemple6. Un autre exemple est la Société belge d’Investissement pour les Pays en Développement (BIO) fondée par la coopération belge qui a pour mission de « favoriser la mise en place d’un secteur privé fort »7.
Dans ce cadre, il faut noter également l’émergence du concept d’investissement privé à impact social ou encore « impact investing ». C’est un investissement qui allie la réalisation d’impacts sociaux ou de développement et implique un retour financier sur l’investissement.
Contribuer à renforcer les expertises et les connections
Un autre facteur limitant pour le développement du secteur privé local est le manque d’information, d’expertise ou de connections. Les pays donateurs interviennent alors au travers du renforcement de capacités, des échanges et du réseautage entre acteurs privés et acteurs publics dans le cadre de partenariats Nord-Sud, Sud-Sud ou de partenariats triangulaires8. Cela peut se faire sous la forme de l’organisation de forums de consultation et de dialogue entre bailleurs de fonds et entreprises privées ou le financement de programmes servant à aider les acteurs du secteur privé à identifier des marchés potentiels et opportunités d’investissement9 A titre d’exemple, la Direction de la coopération et de l’action humanitaire du ministère des Affaires étrangères et européennes luxembourgeois a lancé en 2016, le Business Partnership Facility (BPF) qui consiste à encourager les collaborations entre le secteur privé luxembourgeois et européen avec des partenaires des pays en développement10.
Responsabiliser et améliorer les pratiques du secteur privé
Une autre implication des bailleurs de fonds afin d’appuyer le développement et d’avoir des impacts sur certains Objectifs de développement durable (ODD) est de financer des programmes qui incitent les acteurs privés à améliorer leurs pratiques, principalement sur les sujets des droits humains, l’égalité des genres, les conditions de travail, le respect des standards environnementaux et la lutte contre la corruption. L’exemple le plus connu est l’UN Global Compact qui encourage les entreprises à signer un engagement volontaire sur 10 principes11. Déjà plus de 12000 responsables d’entreprises dans 160 pays ont signés la charte. Nous pourrions citer ici également la coopération britannique (DFID) qui finance une alliance d’entreprises, d’ONG et de syndicats appelée « Ethical Trading Initiative ». Cette alliance a pour objectif de protéger les droits des travailleurs et d’intégrer le commerce éthique dans leurs pratiques12.
Citons également L’Etat français qui a créé une plateforme nationale pour la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE), et a formulé 15 recommandations afin d’améliorer la mobilisation des entreprises sur les ODD.
Comme on le voit, la multiplicité des approches de coopération avec le secteur privé, les financements innovants public/privé et la diversité de leurs modes de fonctionnement rendent le paysage de la coopération au développement toujours plus complexe.
De nombreuses questions apparaissent concernant l’encadrement des acteurs privés et de leurs rôles. Parmi les sujets qui portent à controverse, il convient de mentionner le flou toujours plus grand entre les financements publics et privés, le manque de clarté et de transparence sur l’efficacité des nouvelles modalités de coopération ainsi que des questions autour de la socialisation des risques et la privatisation des profits.
Cela pose un nouveau défi de vigilance pour les organisations de la société civile qui se sont toujours préoccupées de l’utilisation faite de l’aide public au développement et pour les bailleurs de fonds qui sont redevables de l’utilisation des fonds publics auprès des citoyen.nes.
Sources:
1 Le secteur privé dans le financement du développement. Coordination Sud 2013. https://www.coordinationsud.org/wp-content/uploads/Le-secteur-priv%C3%A9-dans-laide-au-d%C3%A9veloppement-web-pages.pdf
2 Source : CNUCED (2015) : Investing in Sustainable Development Goals, United Nations. http://unctad.org/en/PublicationsLibrary/osg2015d3_en.pdf
3 From billions to trillions: transforming development finance post-2015 financing for the development:vmultilateral development finance 2015.https://siteresources.worldbank.org/DEVCOMMINT/Documentation/23659446/DC2015-0002(E)FinancingforDevelopment.pdf
4 Sector Engagement Terminology and Typology Understanding Key Terms and Modalities for Private Sector Engagement in Development Co-operation. OECD/DAC 2016. http://www.oecd.org/dac/peer-reviews/Inventory-1-Private-Sector-Engagement-Terminology-and-Typology.pdf
5 Le secteur privé et son rôle dans le développement. Une perspective syndicale. Trade Union Development Cooperation Network. 2015. https://www.ituc-csi.org/IMG/pdf/fr-private_sector-2.pdf
6 https://www.eib.org/fr/projects/regions/acp/applying-for-loan/boost-africa/faq.htm
7 http://www.bio-invest.be
8 Sarah Vaes & Huib Huyse. Op. cit.9 Smith, Willian. How donors engage with business. Overseas Development Institute. 2013. https://www.odi.org/sites/odi.org.uk/files/odi-assets/publications-opinion-files/8502.pdf
10 https://luxdev.lu/fr/tenders/bpf
11 https://www.unglobalcompact.org/
12 https://www.ethicaltrade.org