Traité ONU sur les entreprises transnationales et les droits humains: «Le texte ne reflète pas les propositions de la société civile»

 

De nos jours, les sociétés transnationales (STN) sont devenues des acteurs économiques et politiques majeurs et, en même temps, une source considérable de violations des droits humains à travers le monde. Ces entités disposent de beaucoup de droits à travers de traités de «libre-échange», bilatéraux ou multilatéraux, avec des sanctions à la clé en cas de non respect (tribunaux d’arbitrage), pour protéger leurs intérêts. Cependant, bien souvent elles n’assument pas leur responsabilité en cas de violation de droits humains, des normes sur l’environnement et sur le travail. En effet, grâce à leur pouvoir économique, financier et politique sans précédent, leur caractère transnational, leur versatilité économique et juridique, et leurs structures complexes, les STN échappent à tout contrôle démocratique et juridique. Un instrument international contraignant de l’ONU sur les STN, en tenant ces entités pour responsables en cas de violations des droits humains et en garantissant l’accès des victimes à la justice, peut indéniablement contribuer à mieux protéger les droits humains et comblerait ainsi certaines failles du droit international dans ce domaine.

Partant de ce constat et tenant compte de l’obligation des STN de respecter les droits humains ainsi que l’obligation des États à protéger les personnes se trouvant sous leur juridiction contre les violations commises par des tiers (y compris les STN), le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a créé en 2014 un Groupe de travail intergouvernemental chargé de rédiger un projet de traité contraignant pour encadrer les activités des STN1. Ce Groupe de travail a tenu jusqu’ici quatre sessions. Comme aucun projet de Traité n’était sur la table, les trois premières sessions dudit groupe ont été consacrés aux débats sur le contenu, la portée, la nature et la forme du futur instrument en question.

En octobre 2018, le Groupe de travail a tenu sa 4e session. À cette occasion, la présidence de ce Groupe de travail, assumée par l’Équateur, a présenté un projet de Convention2, accompagné d’un Protocole facultatif, pour lancer les négociations.

Certes, sur le plan procédural, la présentation d’un projet concret de Convention constitue un pas en avant dans le processus vers un instrument de régulation des activités des STN. Cependant, ce dernier ne reflète pas les débats tenus et les propositions faites durant trois ans pour l’élaboration d’un tel document. De ce fait, le projet de Convention s’éloigne du mandat du Groupe de travail et comporte de nombreuses lacunes. Parmi les plus importantes, on peut mentionner les suivantes.

Premièrement, le projet de Traité ne prévoit pas d’obligations pour les STN. Pourtant, c’est l’essence même du mandat dudit Groupe de travail3. Sans obligations pour les STN, il ne sera pas possible de tenir ces entités pour responsables devant les tribunaux compétents. D’ailleurs, pendant la 4e session du Groupe de travail, beaucoup d’experts et délégations étatiques ont réitéré le besoin de créer des obligations directes pour les STN.

Deuxièmement, le projet de Convention n’établit pas clairement la responsabilité conjointe et solidaire entre les sociétés mères et leur chaîne de valeur (filiales, sous-traitants, fournisseurs, etc.). C’est la principale revendication des syndicats, des victimes et des communautés affectées dans ce processus de négociations, étant donné que les STN ont bien souvent recours aux montages juridiques complexes pour se décharger sur leur chaîne de valeur en cas de problèmes.
Troisièmement, le projet de Convention ne traite pas du rôle des institutions financières internationales ni ne contient de références aux accords internationaux sur le commerce et l’investissement qui ont pourtant un impact réel sur la jouissance de droits humains.

Quatrièmement, le projet de Convention ne prévoit pas un mécanisme international de mise en œuvre, si ce n’est un organe de traité sans aucun pouvoir4. Sans un tel mécanisme, doté de pouvoirs de contrainte effectifs, les victimes et communautés affectées par les STN ne sauront pas où s’adresser, étant donné que les mécanismes judiciaires nationaux sont bien souvent paralysés pour de multiples raisons (puissance économique et influence politique des STN, manque de volonté politique des États, l’incapacité des autorités publiques dans certaines circonstances, etc.).

Cinquièmement, le projet de Convention ne prévoit pas de mesures à l’égard de l’influence des STN, à la fois dans la phase de négociations et dans la phase de sa mise en œuvre. Elle ne traite pas non plus de la participation de la société civile pendant ces deux phases pourtant cruciales.

Sixièmement, le Protocole facultatif à la Convention est très confus et hautement problématique. En effet, ce Protocole prévoit un « mécanisme national de mise en oeuvre »5, en lui attribuant un rôle quasi judiciaire et de médiation. Cela est très préoccupant, étant donné que ce « nouveau » mécanisme national, qui nécessiterait par ailleurs des moyens financiers considérables pour son établissement, risque de faire double emploi avec le travail des organes judiciaires et administratifs existants et de détourner les communautés et personnes affectées d’un accès effectif à la justice devant les tribunaux nationaux. Comme déjà dit plus haut, il nous faut un mécanisme international de mise en œuvre efficace, doté de pouvoirs de contrainte effectifs, pour compléter les dispositifs nationaux existants.

Bref, tel que rédigé, le projet de Convention est loin de répondre aux enjeux pour un encadrement juridiquement contraignant des activités des STN nuisibles sur le plan des droits humains.

Afin de combler les principales lacunes dudit projet, ce dernier doit prévoir l’obligation directe en matière de droits humains des STN et autres entreprises ayant des activités transnationales conformément au mandat du Groupe de travail. Il doit prévoir également la responsabilité des dirigeant-e-s de ces entités, autant sur le plan civil et pénal qu’administratif. Le projet de Convention doit établir par ailleurs la responsabilité conjointe et solidaire des sociétés mères avec les entités tout au long de leur chaîne de valeur (filiales, sous-traitants, fournisseurs, etc.). En ce sens, l’introduction d’une définition claire des STN et de leur chaîne de valeur, des institutions financières et commerciales internationales (Fond monétaire international, Banque Mondiale, OMC, etc.) est indispensable.

Ensuite, le projet de Convention doit se référer aux normes internationales existantes ayant trait aux droits humains, au droit du travail, à l’environnement et à la corruption. Il doit clairement réaffirmer la primauté des obligations découlant des droits humains sur les accords de commerce et d’investissement.

Le projet de Convention doit prévoir un mécanisme international de mise en œuvre contraignant, doté de pouvoirs de contrainte effectifs. Ce mécanisme pourrait être une Cour internationale sur les STN6.

Le projet de Convention doit impérativement inclure des mesures concrètes contre l’ingérence des STN dans le processus de prise de décision publique aux niveaux international et national. Le processus de négociations pour un instrument international juridiquement contraignant sur les STN doit être également protégé de l’influence de ces entités.

Le projet de Convention doit également inclure la participation effective de la société civile non seulement à toutes les étapes des négociations sur le projet de Convention mais également dans sa phase de sa mise en œuvre. Des mouvements sociaux (les syndicats par ex.) et les organisations de la société civile devraient pouvoir agir devant les tribunaux au nom des victimes et communautés affectées. Il faudra aussi prévoir une clause pour la protection des victimes et de leurs représentant-e-s face aux représailles.

La coopération internationale est essentielle si l’on veut que le futur instrument soit opérationnel. C’est pourquoi, il est indispensable de prévoir dans le projet de Convention l’entraide judiciaire entre les États comprenant l’échange d’informations, l’assistance dans les enquêtes et les procédures, y compris au moment de l’exécution des peines (extradition des personnes condamnées par exemple).

Ce sont des éléments essentiels pour le succès des travaux du Groupe de travail et l’élaboration d’un instrument efficace qui permette aux victimes et communautés affectées par les STN d’avoir accès à une justice efficace et tangible.

Si ce processus de négociation historique et extrêmement important suscite l’intérêt croissant des États et des organisations de la société civile7, le projet de Convention présenté n’est pas à la hauteur des enjeux.

Sur le plan procédural, suite à la décision du Groupe de travail, le délai des consultations sur le projet de Convention avait été prolongé jusqu’à fin février 2019. Maintenant, la présidence dudit Groupe doit revoir sa copie et présenter, espérons-le, une version améliorée du projet de Convention à la 5e session du Groupe de travail qui se tiendra en octobre 2019. Dans ce cadre, la Campagne mondiale pour démanteler le pouvoir des STN et mettre fin à l’impunité (Campagne mondiale)8, dont fait partie le CETIM, a soumis des commentaires et propositions concrètes9. Il s’agit d’un travail collectif important construit sur un large processus consultatif au sein de son réseau et reflétant les besoins et les revendications des personnes et des communautés affectées par les activités des STN. Cet article s’est largement inspiré de ce document.

Melik Özden est directeur du Centre Europe-Tiers Monde.
La proposition de Traité de la Campagne mondiale peut être consultée ici:
https://www.stopcorporateimpunity.org/wp-content/uploads/2017/10/Treaty_draft-FR1.pdf

Sources:
1 Cf. Résolution 26/9 du Conseil des droits de l’homme, adoptée le 26 juin 2014.
2 https://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/WGTransCorp/Session3/DraftLBI.pdf
3 Cf. Résolution 26/9 du Conseil des droits de l’homme.
4 L’organe de traité en question ne disposera pas les prorogatifs des autres organes de traité existant. Par exemple, il ne pourra pas enquêter sur les violations commises par les STN ni recevoir de plaintes individuelles et/ou collectives de la part des victimes et/ou de leurs représentant-e-s.
5 https://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/WGTransCorp/Session4/ZeroDraftOPLegally.PDF
6 Voir notre 8.
7 Plus une centaine de délégations étatiques et 300 délégué-e-s des organisations de la société civile ont participé à la 4e session dudit Groupe de travail.
8 La Campagne mondiale est un réseau de plus de 250 mouvements sociaux et organisations représentant des millions de personnes dans le monde, des communautés affectées, des travailleurs, des paysans, des femmes, des peuples autochtones, des migrants, des universitaires, des militants des droits humains et de l’environnement.
9 Voir https://www.cetim.ch/wp-content/uploads/Dec-Ecrite-Campagne-FR_comments_fev2019.pdf

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