Depuis le néolithique, les paysans nourrissent l’humanité et, jusqu’à aujourd’hui, les trois quarts de l’alimentation mondiale restent fournis par l’agriculture vivrière destinée aux marchés locaux. Pourtant, désormais, la prise de contrôle d’entreprises multinationales sur les semences et les autres ressources naturelles (la terre, l’eau et les forêts) fait peser une menace non seulement sur les écosystèmes mais aussi sur notre capacité à connaitre et contrôler ce qui arrive dans notre assiette.
La sécurité alimentaire, la lutte contre le changement climatique et la conservation de la biodiversité sont devenus des préoccupations majeures de nos sociétés, voire de notre civilisation toute entière sur laquelle pèse la menace de l’autodestruction. Face à ce péril, les paysans ont un rôle essentiel à jouer mais celui-ci leur est de plus en plus ôté par le système agro-alimentaire imposé par la mondialisation.
Mieux protéger les paysans et améliorer les conditions de vie dans les zones rurales…
Si les paysans ne représentent plus que 3% de la population active des pays riches, ils en constituent encore plus de la moitié et jusqu’à 70% dans les pays pauvres. Dans le même temps, 80 % des personnes qui souffrent de la faim et de l’extrême pauvreté vivent dans les zones rurales et la plupart sont des paysans. Or pauvreté, endettement et vulnérabilité des paysans face aux aléas naturels et humains sont les principaux facteurs qui poussent chaque année des millions d’entre eux vers les villes ou vers l’exil. Leurs migrations dans des conditions précaires n’améliorent qu’exceptionnellement leurs moyens de subsistance mais alimentent une croissance urbaine non soutenable.
La FAO, tout comme le Rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation, répètent ce qu’une économiste libérale comme Sylvie Brunel a également souligné ; à savoir que pour résoudre ces multiples défis: « préserver l’emploi et les opportunités dans les campagnes en rémunérant correctement les paysans et en assurant leur sécurité foncière constitue un impératif ». Mais comment parvenir à ce but ?
Si les paysans ne représentent plus que 3% de la population active des pays riches, ils en constituent encore plus de la moitié et jusqu’à 70% dans les pays pauvres. Dans le même temps, 80 % des personnes qui souffrent de la faim et de l’extrême pauvreté vivent dans les zones rurales et la plupart sont des paysans

La Déclaration pour les droits des paysans et autres personnes vivant en milieu rural qui devrait être approuvée devant le Conseil des Droits de l’homme (CDH) lors de la session de septembre 2018 apparait comme un levier essentiel pour transformer en profondeur le système dominant, en facilitant par exemple les réformes agraires, en améliorant la protection contre les accaparements de terre, ou en apportant une protection aux paysans, chassés de leurs terres ou tués lorsqu’ils revendiquent leurs droits.
Dès la fin des années 1990, en Indonésie, un syndicat paysan de base a développé une idée soumise en 2002 à La Via Campesina, mouvement paysan international, rassemblant plus de 164 organisations dans 73 pays et représentant environ 200 millions de paysannes et de paysans. Après des années de débats internes, La Via Campesina, a approuvé son propre projet de Déclaration en 2009. C’est ce projet que La Via Campesina, en collaboration avec d’autres organisations de la société civile, a ensuite présenté aux Nations Unies. Depuis, ce processus de négociation au sein des Nations Unies se caractérise par une participation croissante et substantielle des mouvements sociaux, principalement paysans, qui le voient comme une opportunité réelle de revendiquer et de construire leurs droits humains.
… grâce à un nouvel instrument international sous l’égide des Nations Unies
En 2010, le Comité consultatif du Conseil des droits de l’Homme diligente une étude qui débouche en 2012 sur la reconnaissance par le Conseil des Droits de l’Homme des discriminations systématiques et systémiques vécues par les paysans. Toute une série de causes étant à l’origine des discriminations dont sont victimes les paysans est identifiée :
- les expropriations et expulsions forcées des terres ancestrales (accaparement des terres) ;
- les discriminations liées au genre ;
- le manque de réformes agraires et de stratégies en faveur du développement rural ;
- le manque de salaires minimaux et de normes sociales ;
- la criminalisation des luttes et des activistes agraires.
Outre ces causes spécifiques, les conséquences de la mondialisation et de la libéralisation du commerce agricole sont soulignées par cette étude en ce qu’elles favorisent les grandes entreprises de l’agro-industrie aux dépens des petits paysans. Les prix bas imposés par les entreprises multinationales engendrent à leur tour des salaires de misère et un manque de protection des travailleurs agricoles. Le changement climatique et l’exploitation intensive des ressources naturelles affectent aussi les paysans : destruction de la biodiversité, salinisation et perte de fertilité des sols, surexploitation, pollution et destruction des sources d’eau.
Depuis 2012, quatre sessions se sont tenues à Genève, avec la participation de la société civile, pour discuter des versions successives du projet de Déclaration. Lors de ces sessions, les diplomates expriment leur soutien, questions ou objections par rapport à certains articles du projet de Déclaration. La société civile, quant à elle, fait état des multiples aspects que prend aujourd’hui la crise de la paysannerie, au Sud comme au Nord, et explique l’importance de reconnaître de nouveaux droits pour les paysans, à force de témoignages, études et références au droit international justifiant la nécessité de mettre fin aux discriminations dont ils souffrent.
En septembre 2017, la 36e session ordinaire du Conseil des droits de l’homme décide de poursuivre les négociations sur la Déclaration en organisant une 5e session du Groupe de travail au printemps 2018. La décision a été adoptée par une résolution qui a rassemblé davantage de votes pour: 34 , y compris le Portugal et la Suisse, seulement 11 abstentions, dont certains États de l’UE et seulement 2 voix contre du Royaume-Uni et des États-Unis : l’équilibre des forces avait déjà évolué !.
Cette 5e session du Groupe de travail, avec la quatrième lecture de la Déclaration, a constitué la session finale avant soumission de la Déclaration pour adoption par le Conseil des droits de l’homme lors de la session de septembre 2018. L’étape suivante sera son approbation par l’Assemblée générale des Nations Unies à New York.
Les bons offices du Luxembourg à Genève
Ce travail de longue haleine a été mené par La Vía Campesina en coopération avec des OSC internationales, telles que le CETIM (Genève) ou FIAN International, sans oublier les diverses personnalités qui ont apporté leurs bons offices. Parmi elles, il en est une que nous connaissons bien ici et dont le nom revient avec respect et amitié dans les propos des coordinateurs internationaux de La Via Campesina, tels que Thomas Henry ou Henri Saraghi : « L’Ambassadeur Feyder a eu un rôle important dans les premières étapes du projet de Déclaration ; nous discutions principalement du contexte de la faim et de la manière dont les mécanismes des droits humains devraient traiter cela. La mission luxembourgeoise à Genève nous a apporté un soutien précieux en sensibilisant un nombre croissant de pays à cette question et en les invitant à rejoindre le processus de réflexion que nous avions engagé. »
Malgré cette forte mobilisation d’OSC du monde entier, d’importantes résistances demeurent qui font peser jusqu’à la dernière minute le risque d’un vote négatif de la part de grands pays membre de l’Union européenne, notamment l’Allemagne et la France. Ces réticences sont d’autant plus regrettables que les arguments déployés sont faibles mais il est vraisemblable que derrière eux se cache l’opposition déterminée de lobbies industriels, en particuliers ceux des semences…
S’attaquer aux incohérences du système juridique international
Car si l’adoption d’une telle Déclaration peut contribuer à mieux protéger les droits des paysans et à améliorer les conditions de vie dans les zones rurales de manière durable et à une échelle mondiale, elle met en cause le système de valeurs en vigueur, qui fait primer la génération de profits à partir des semences et des aliments sur les intérêts de celles et ceux qui les produisent ; en ce sens, la perspective de voir les semences et l’alimentation être considérés comme des droits, et non comme des marchandises, pose problèmes aux acteurs industriels. Le principe du privilège de l’agriculteur (c’est-à-dire, le droit des agriculteurs à conserver, utiliser, cultiver, échanger et vendre les semences de variétés protégées) constitue l’une des questions les plus sujettes à controverse dans les négociations internationales relatives aux droits sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture.
Si la relation entre le droit à l’alimentation et à la nutrition, les semences et la biodiversité agricole a été explicitement énoncée pour la première fois dans les Directives volontaires à l’appui de la concrétisation du droit à une alimentation adéquate dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale (ou Directives sur le droit à l’alimentation), ces Directives ne mentionnent pas le droit des agriculteurs à conserver, utiliser, échanger et vendre des semences de ferme, tel que consacré dans l’article 9 du Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (TIRPAA). De plus, elles ne fournissent aucune orientation sur comment respecter, protéger et garantir l’accès aux semences, plantes et animaux, ainsi que leur utilisation.
Or, obliger chaque année les paysans à acheter ces semences commerciales compromet la sécurité alimentaire de la majeure partie de la population mondiale qui dépend des cultures vivrières. Alors que les systèmes semenciers paysans nourrissent le monde et font preuve de résilience face aux catastrophes naturelles, ils sont menacés par l’emprise croissante des entreprises sur la nature et par l’accélération de la destruction de la biodiversité agricole. De plus en plus, les sociétés des semences et de l’agrochimie cherchent à privatiser, monopoliser et contrôler les semences en déposant des brevets et en encourageant la marchandisation de la source même de la vie.
Les liens entre le droit à l’alimentation et à la nutrition et les droits des agriculteurs et des paysans sur les semences et la biodiversité agricole doivent être consolidés. Les efforts actuels pour faire reconnaître les droits sur les semences et les ressources biologiques dans le projet de Déclaration sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales, prétendent établir la primauté de ces droits comme des droits humains qui ne sauraient être subordonnés ni au commerce ni à la propriété intellectuelle. L’ancien Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation, Olivier de Schutter, a souligné que les États sont tenus non seulement de préserver et d’améliorer les traditionnels circuits informels de semences paysannes, mais aussi de réglementer le secteur des semences industrielles.
Aucune variété paysanne, quel que soit le territoire ou l’écosystème, ne peut survivre si la communauté ne prend pas en charge sa sélection et sa conservation. Dans le cadre d’une approche fondée sur les droits humains, l’accès aux semences, aux plantes et aux animaux est considéré comme un rapport collectif et en évolution à la nature, sur un territoire donné : les systèmes paysans, qui sont à la base de la biodiversité agricole, devraient donc être reconnus, protégés et promus par les États.
Renforcer la protection des droits existants en leur donnant plus de visibilité et de cohérence
Si reconnaître de nouveaux droits aux paysans et renforcer la protection des droits existants en leur donnant plus de visibilité et de cohérence pose problème à certains Etats, c’est à l’opinion publique des Etats réfractaires de s’emparer de la question. C’est ainsi qu’un collectif d’ONG luxembourgeoises a adressé en mars dernier un courrier à Monsieur Asselborn afin de l’encourager à ce que le Luxembourg prenne position en faveur de cette Déclaration et, n’étant pas encore membre du CDH (il est candidat pour 2022), à ce qu’il travaille en coulisses pour faire admettre aux pays réticents la folie de leurs hésitations… Suite à ce courrier, les différentes rencontres qui ont eu lieu avec la Direction des Affaires Politique du Ministère des Affaires Etrangères et Européennes ont fait état d’un accord avec les principes de la Déclaration, mais dans le même temps, en donnant priorité au « consensus européen », ont écarté jusqu’alors la possibilité d’officialiser le soutien du Luxembourg à cette Déclaration…
Point positif toutefois : les ONG peuvent se réjouir d’avoir, par leur mobilisation, su attirer l’attention des autorités luxembourgeoises sur ce dossier qui, à Genève, était perdu dans la masse des négociations en cours suite au changement de personnes au sein de la Représentation luxembourgeoise auprès des Nations Unies …
A la recherche de ce consensus européen, Luxembourg devra-t-il « avaler son chapeau » ? .. ou parviendra-t-il à faire changer d’avis ses voisins, à commencer par la France qui exprime une réticence à la reconnaissance de droits collectifs ?
L’ONG FIAN a développé un contre-argumentaire qui semble pourtant convaincant :
« La reconnaissance des droits collectifs obéit à l’évolution du droit international des droits humains.
Situer les personnes au centre du droit international des droits humains signifie reconnaître les différentes dimensions où elles vivent et s’affirment. Le comportement international des États n’a pas été du tout homogène en termes de reconnaissance de l’identité collective des communautés paysannes. Étant donné la fragmentation du droit international, dans le domaine des droits humains en particulier, certains États se permettent de nier la reconnaissance des communautés paysannes dans leur dimension collective, sociale et culturelle, en lien avec la gestion et l’utilisation de leurs ressources. Ils reconnaissent cependant dans d’autres espaces la relation spéciale du paysannat avec son milieu (par exemple, l’environnement) lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre des politiques de développement.
Unifier l’attitude de la communauté internationale par rapport aux secteurs les plus exclus de la société peut même fournir un cadre pour des politiques et des pratiques plus justes qui intègrent pleinement les intérêts défendus et le pluralisme culturel dans le droit international des droits humains ». (https://www.fian.be/Les-Droits-Collectifs?lang=fr)
Alors que cette Déclaration entend contribuer à la concrétisation du droit à l’alimentation, elle défend aussi d’autres enjeux qui visent à renforcer la souveraineté alimentaire, la lutte contre le changement climatique et la conservation de la biodiversité (voir l’encadré), mais aussi la dignité paysanne. Une fois adoptée par les Nations Unies, il s’agira de continuer à la porter pour amener les Etats à respecter les droits en mettant en place des législations adaptées…