Il y a trente ans, paraissait dans le Brennpunkt un article intitulé « L’institution bancaire : lieu de production idéologique »[1], qui questionnait déjà le discours de l’industrie financière dans l’espace public. Il mettait en lumière sa légitimation du capitalisme financier présenté comme un ordre naturel, sous le couvert d’une activité assumée comme vierge de toute idéologie.
Ce texte non signé, issu d’une organisation de la société civile belge nommée « Justice et Paix », reprenait l’analyse qu’avait fait le sociologue Pierre Bourdieu sur la violence symbolique et l’avait adapté au contexte bancaire : « La banque, en tant que lieu de production d’un discours idéologique, nécessairement mystificateur puisqu’il s’agit finalement de justifier l’injustifiable, participe alors à ce que qu’il (Bourdieu) appelle un pouvoir de violence symbolique: « Tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes, en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force, ajoute sa propre force au rapport de force” ».[2]
Qu’en est-il aujourd’hui de ce discours au Luxembourg, où la puissance des acteurs financiers, déjà considérable il y a trente ans, a encore accru sa domination sur le pays aujourd’hui ?
Années 2000 – milieu des années 2010 : un narratif essentiellement axé sur la défensive
Si pendant les années 90, la principale organisation de lobbying de la place financière luxembourgeoise, à savoir la puissante Association des Banques et Banquiers du Luxembourg (ABBL) n’a eu à gérer que le business as usual, les affaires se sont corsées dès février 2001 avec la parution de la bombe Révélations[3], ouvrage commun du journaliste d’investigation Denis Robert et de l’ancien employé de la chambre de compensation Clearstream, le luxembourgeois Ernest Backes. Ce travail d’investigation de très grande ampleur n’a pas été reconnu tout de suite: leurs auteurs ont fait l’objet de constantes attaques personnelles et d’un harcèlement judiciaire intense (et, reconnaissons-le, pas seulement par le microcosme luxembourgeois). Il a fallu attendre 2010 pour que la Cour de cassation puisse confirmer le sérieux de leur enquête visant non pas à prouver que Clearstream blanchissait massivement de l’argent sale, mais avait mis en place toute une série de procédures pour faciliter la dissimulation de transactions interbancaires sensibles [4].
Bien après les secousses liées à la faillite frauduleuse de la banque BCCI[5] en 1991, ce scandale international menaçait de ternir l’image de la place financière de Luxembourg sur les deux chefs d’accusation de blanchiment d’argent sale et d’évasion fiscale.
Comme un malheur n’arrive jamais seul, le mois d’octobre de la même année (et tout juste après les attentats du World Trade Center), l’association altermondialiste ATTAC Luxembourg organisait avec les comités ATTAC de la Grande Région la première grande manifestation publique dans le pays sur ces thématiques. Nommée « La grande lessive », cet événement dénonçait publiquement les flux financiers illicites de « la place », juste au moment où la presse commençait son travail d’investigation sur les flux financiers qui avaient permis à l’organisation terroriste Al Qaïda de monter une opération d’une telle envergure[6].
Dans une interview dans le « forum », le directeur de l’ABBL Lucien Thiel,[7] a eu beau jeu de discréditer les critiques des auteurs pour mettre en avant les emplois créés par la place : « Nous avons d’autres chats à fouetter pour faire tourner cette place financière et offrir aux trente mille personnes qui y vivent un avenir meilleur [….] Des gens comme Backes mettent ces trente mille destins en jeu pour gagner de l’argent. » [8]. Cette rhétorique marque une nouvelle étape du discours bancaire au Luxembourg : il ne s’embarrasse plus de violence symbolique, mais entend bien faire régler la seule loi qui tienne, celle des puissances d’argent.
C’est encore l’argument peu subtil mais très efficace de « de ne pas mordre la main qui te nourrit » qui a été utilisé cette fois en 2009, pour discréditer le travail du chercheur indépendant Rainer Falk sur les flux financiers entre le Luxembourg et les pays bénéficiant de l’aide publique au développement luxembourgeoise, étude qui avait été commandée par le Cercle des ONGD[9]. L’ABBL avait fustigé dans un communiqué vengeur un « tissu malsain d’affirmations gratuites, de ouï-dire, de demi-vérités et de mensonges colportés » [10]. Le meilleur défenseur de la « place financière », à savoir le Premier Ministre Jean-Claude Juncker, a également dénoncé « des études primaires et primitives, initiées par les ONG de développement qui discréditent l’effort collectif et national »[11].
Dans un débat organisé par ETIKA sur les suites politiques que cette étude a généré dans le débat public luxembourgeois[12], Jean-Jacques Rommes (qui avait pris la succession de Lucien Thiel à la tête de l’ABBL) avait largement renouvelé ses critiques plusieurs mois après que le Cercle des ONG se soit autocensuré en retirant son rapport. Il s’était lamenté sur le fait « que la place financière, malgré tout ces gages de sérieux, de transparence et de bonne volonté, reste la proie d’amalgames et de propagande de l’étranger mais aussi de l’intérieur ». Pour lui, cette étude et l’intérêt qu’elle avait suscité relèvent ni plus ni moins d’ « un syndrome de Stockholm »[13]. Bigre ! Mais alors qui sont les preneurs d’otage dans cette affaire ? De telles prises de position ont interrogé dans le pays comme à l’international : le chercheur Gabriel Zucman a ainsi qualifié le Luxembourg de « colonie de l’industrie financière » où tout l’appareil d’État du pays, et pas seulement son économie, est dédiée au service de personnes qui n’y résident même pas[14].
Les différents « leaks » qui émaillèrent les années 2010 eurent également leur impact sur la communication de la place financière. Les révélations de Luxleaks et le procès contre les lanceurs d’alerte qui s’en suivit fut par contre d’un impact très important qui a obligé le discours de la place bancaire au Luxembourg à sortir d’une rhétorique purement défensive. Car, même si cette fois, c’est l’industrie des Big Four en général, et de PWC en particulier, qui eurent droit aux projecteurs de la presse internationale plus que les banques, la place financière restait sur le grill. En effet, et comme l’ont démontré de nombreuses études et recherches[15] sur la question de l’évitement fiscal, une place offshore digne de figurer au palmarès mondial ne peut se borner à proposer seulement des services bancaires mais doit également mettre à disposition une large palette d’avocats, de fiduciaires, voire de structures dédiées comme les ports francs pour garantir à leur riche clientèle de personnes physiques comme morales une opacité maximale.
C’est justement dans ces années que la « place financière » se dote d’agences plus ou moins gouvernementales, comme « The Institute for Global Financial Integrity » (Tigfi)[16]qui deviendra plus tard l‘ « Institute for Financial Integrity and Sustainability » (IFIS) pour pouvoir à la fois redorer et verdir le blason de la place avec des efforts de communication très intenses pour promouvoir tous azimuts une finance « éthique ». Nous pouvons citer les vagues successives de finances vertueuses basées sur des lois religieuses comme la finance islamique, de la microfinance, de l’impact investing et bien sûr de la fameuse finance « verte ».10 dernières années, un discours climato-rassuriste et qui perpétue la dépolitisation du rôle de la place financière
Entre-temps s’est constitué au Luxembourg un écosystème étroitement lié d’institutions paraétatiques dont l’idéologie et l’action communicative sont déterminées en grande partie par des acteurs du secteur financier : parmi les principales institutions figurent l’agence de promotion officielle de la place financière, « Luxembourg for Finance » (créée en 2008), le label Luxflag (2006) et la relativement jeune « Luxembourg Sustainable Finance Initiative » (2020). Ces trois institutions ont notamment en commun le fait qu’elles reposent sur un partenariat privé-public et qu’il existe des liens personnels et organisationnels étroits entre les conseils d’administration respectifs.
Outre ces institutions encore partiellement contrôlées par l’État, le secteur financier a également développé avec succès ses propres organisations en amont au cours des dernières années. Avec sa « Fondation pour l’éducation financière » créée en 2016, l’ABBL a par exemple développé une sorte de think tank qui a réussi à avoir un certain impact sur la société. Dans ce but, la fondation a mis en place toute une série d’initiatives. Elles vont de l’octroi de bourses d’études et de doctorat dans le cadre de sa coopération avec l’Université du Luxembourg à la publication de brochures en passant par de vastes campagnes de sensibilisation menées dans les écoles comme la « Woch vun de Suen » (« La semaine de l’argent »). On peut douter que dans le cadre de cette campagne visant les enfants et les adolescents, une stricte « neutralité » soit respectée, comme l’indique le site web de l’ABBL.
L’augmentation des ressources mises à disposition par la place financière ces dernières années pour conquérir l’hégémonie dans l’espace pré-politique est également une conséquence des critiques croissantes du secteur des ONG, qui a fait de l’économie financière mondiale la cible de nombreuses campagnes. Ces campagnes ont moins mis l’accent sur les revendications fiscales que sur les droits de l’homme et les préoccupations environnementales. Cette critique a connu une nette accélération depuis l’accord de Paris, qui a notamment fixé l’objectif vague de réorienter les flux financiers mondiaux vers les industries à faible émission de carbone, une exigence répétée depuis comme un mantra par les acteurs les plus divers et qui a également influencé le développement de la taxonomie de l’UE.
Les critiques à l’encontre du secteur financier et les nouvelles exigences réglementaires émanant de l’UE n’ont pas seulement conduit au développement de nouvelles agences de communication de la place financière. Elles ont surtout contribué indirectement au triomphe des fonds d’investissement prétendument durables, qui prétendent respecter les fameuses critères ESG. L’offensive de communication de la place financière est en quelque sorte la musique d’accompagnement omniprésente de cette gamme de produits commercialisée de manière agressive. Il va sans dire que les acteurs de la place financière ont dû adapter stratégiquement leur communication aux produits ESG promus.
On chercherait en vain sur la place financière luxembourgeoise des banquiers de l’ancienne génération, comme le président de la Banque mondiale David Malpass, qui continue aujourd’hui encore à nier publiquement l’origine humaine du changement climatique. Depuis la création du « Luxembourg Green Exchange », la présentation de la « Luxembourg Sustainable Finance Roadmap » (2018) et divers minuscules « fonds d’impact » lancés par l’État, on se dispute le titre de place financière prétendument la plus verte du monde. Depuis quelque temps, la mode est même à l’autocritique affichée. Dans le passé, le secteur financier a « contribué de manière déterminante aux multiples crises auxquelles nous sommes confrontés », peut-on lire dans l’annonce du « Global Landscape Forum Investment Case Symposium » organisé récemment. Mais il s’ensuit immédiatement une promesse de salut : aujourd’hui, le secteur financier peut, selon les organisateurs, faire partie de la « solution ».
Le « Sustainable Finance Forum », organisé tout récemment par « Luxembourg for Finance », a fait entendre le même son de cloche. Avec John Kerry et Yuriko Backes comme orateurs d’ouverture, la manifestation, largement diffusée en direct, a débuté par une bande-annonce apocalyptique montrant des raz-de-marée effrayants, des incendies et des bancs de coraux morts, suivie d’une aiguille d’horloge qui s’approche dangereusement de minuit. « Mais le vent peut encore tourner », murmure-t-on ensuite en off, plein de promesses : les services financiers jouent un rôle central pour rendre l’économie mondiale plus durable, poursuit-on. Et le Luxembourg en particulier, en tant que place financière de premier plan, apporte « une contribution importante pour la prochaine génération » en réunissant des capitaux avec des entreprises durables.
La place financière en tant que sauveur du monde, tel est aujourd’hui le récit répété en boucle. Ces dernières années, ce narratif n’a pas échappé à la critique. La réaction légitime des ONG[17] et d’une partie des médias a été de vouloir démasquer de telles affirmations comme étant des mensonges. De nombreuses études ont ainsi révélé que les fonds d’investissement présentés comme durables contenaient toujours des actions d’entreprises brunes. De temps en temps, cela a permis d’obtenir de petits succès. Associées aux mesures de l’UE contre l’écoblanchiment, elles ont eu pour effet que les sociétés de gestion sont devenues un peu plus prudentes dans la classification de leurs produits.
Il est toutefois à craindre qu’il s’agisse d’une victoire par défaut, compte tenu des ressources non négligeables consacrées à ces études et campagnes. En effet, un fait important est souvent négligé : la grande majorité des fonds commercialisés comme durables sont exclusivement actifs sur le marché secondaire. Cela signifie que ces fonds se contentent d’acheter des actions à d’autres acteurs du marché et de les revendre ensuite. Cela n’a pratiquement aucune influence sur les entreprises elles-mêmes, que l’on veut, selon la promesse des fonds, influencer par un tel investissement, quelle que soit la composition du portefeuille. Les fonds ESG sont donc avant tout un instrument de marketing, un gigantesque écran de fumée flanqué d’un discours de sauveur du monde de la place financière. Et le marché des actions, comparé à d’autres thèmes, n’est finalement qu’un terrain de guerre secondaire.
Le texte réimprimé en 1993 dans le « Brennpunkt » ne pouvait pas prévoir que la « place financière » se donnerait un jour l’air absurde d’être le fer de lance du mouvement climatique. La thèse centrale des auteurs reste cependant valable, même après des décennies : aujourd’hui encore, le discours émanant de la place financière cimente le statu quo, peut-être plus habilement que jamais.
Footnotes:
[1] Brennpunkt drëtt Welt no 131, septembre 1993
[2] Brennpunkt,, op. cit.
[3] Révélations, Les Arènes, 2001, 350 pages, épuisé.
[4] Le lecteur intéressé pourra se référencer à l’ouvrage Tout Clearstream, de Denis Robert, publié par Les Arènes en 2011. Cet ouvrage qui reprend les informations actualisées de Révélations traite également de l’affaire Clearstream II dans lequel Denis Robert a été manipulé par les services secrets français et du combat judiciaire de près de 10 ans, combat qu’il avait failli abandonner.
[5] La Banque of Credit and Commerce International avait son siège international à Luxembourg jusqu’à sa faillite frauduleuse en 1991. Ses liens avec les principales organisations criminelles et terroristes de l’époque lui a valu d’être ironiquement renommée Bank of Crime and Corruption International.
[6] À cette occasion, ATTAC Luxembourg s’était vue reprocher via un courrier anonyme de stigmatiser les établissements bancaires présents au Luxembourg, de la même façon que les nazis l’avaient fait pour les magasins juifs 70 ans plus tôt…
[7] Lucien Thiel est une personnalité dont le parcours professionnel illustre de manière révélatrice l’endogamie qui règne entre le monde médiatique, politique et bancaire au Luxembourg. Ayant démarré sa carrière comme journaliste puis rédacteur en chef du Lëtzebuerger Land, il fut directeur de l’ABBL de 1990 à 2004, année où il sera élu député puis chef de fraction du parti gouvernemental CSV avant de décéder d’une crise cardiaque en 2011.
[8] „Der Staub hat sich wie immer gelegt”, Interview de Lucien Thiel, forum no 211, novembre 2001
[9] Lire sur les tenants et les aboutissants de cette affaire l’article de Richard Graf ;Vor zehn Jahren: „Zur Debatte um Steueroasen – Der Fall Luxemburg”, 24/07/2019, consultable sur woxx.lu
[10] Reaktionen auf die Falk-Studien, Forum no 209, septembre 2009
[11] Zum Tode von Rainer Falk, Richard Graf 22/02/2022, consultable sur woxx.lu
[12] (Ne) Parlons (pas) d’argent qui fâche https://etika.lu/Ne-Parlons-pas-d-argent-qui-fache-27-10-09
[13] Les deux citations de Jean-Jacques Rommes sont extraites de l’article Dialogue de sourds, Le Jeudi 29/10/2009
[14] La Richesse cachée des nations, Gabriel Zucman, 2017, Seuil/République des idées, 126 pages
[15] Citons notamment le Tax Secrecy Index du Tax justice Network, consultable sur /fsi.taxjustice.net
[16] Cet institut a lui-même connu des petits soucis de gouvernance, cf. l’article de Véronique Poujol Tigfi impacté par l’affaire Srel, daté du 07/04/2014, consultable sur paperjam.lu
[17] Cf la tribune intitulée « Ni les communautés du Sud global ni la nature ne sont des actifs financiers » datée du 10 mars 2023, consultable sur woxx.lu